Plutôt que de vous imposer une claironnante biographie, qui
finalement vous renseignera peu sur les raisons que j'ai de
m'occuper de l'aumônerie et entre autres de commettre cet
article, j'aimerais vous présenter un
texte de Saint Augustin. Voilà qui est puissamment original, me
direz-vous ! Mais l'extrait me tient particulièrement à coeur, et il
m'aidera peut-être à comprendre un peu mieux le rapport de témoignage que les chrétiens
doivent entretenir avec les autres, je veux parler des incroyants et
autres religions. Et je serais ravi si cela pouvait entraîner quelques
discussions impromptues, ici ou ailleurs, maintenant ou plus tard,
avec certains d'entre vous...
Cet extrait du livre IX des Confessions cristallise bien, dans son
piétinement à la fois agacé et agaçant, la difficulté de penser un
témoignage qui serait, plus que religieux au sens générique,
proprement chrétien. (Ami lecteur, attention : je ne garantis pas que
cette réflexion aboutisse, mais nous ne sommes pas là, je crois, pour
asséner des vérités, mais plutôt pour discerner les authentiques
problèmes posés à des chrétiens bardés d'inquiétudes, dont je
suis).
Mais voyons plutôt :
Augustin vient de se débarrasser de sa chaire milanaise pour embrasser
sa vocation, entretenant dès lors sa toute nouvelle flamme religieuse
par une lecture assidue des Psaumes dans le cadre enchanteur de
Cassiciacum. Or voici ce qu'il dit du quatrième de ces «chants si
prompts à rabattre l'esprit d'orgueil» :
«J'aurais voulu, dans mon ardeur, les réciter à la terre entière, si cela eût été possible, pour humilier la présomption du genre humain !(...) J'aurais voulu les voir là (les Manichéens, les païens), quelque part, auprès de moi à mon insu, et qu'ils observassent mes traits, qu'ils entendissent mes accents, tandis que je lisais le Psaume Quatrième, et qu'ils comprissent ce que ce psaume faisait en moi (...)»
Ce qui me frappe ici, dans cette vision rétrospective de l'état
d'euphorie qu'occasionne la lecture des Ecritures, c'est que
précisement l'euphorie ne saurait se borner à elle-même. La joie de
rencontrer le Très-Haut dans la lecture est telle que la joie
elle-même ne suffit plus. La foi est d'emblée une force surabondante
(«je suis venu pour que vous ayez la vie, et que vous l'ayez
surabondante»), qui ne demande qu'à se transmettre, et à se prolonger en
Esprit, à profusion, dans l'âme du passant, du prochain, de
l'ami, et jusque dans celle de l'ennemi.Or chez Augustin cette
diffusion de la Parole dans le monde ressemble fort à une pure et
simple humiliation des incroyants. Et c'est bien cette hargne dans le
désir de convertir qui doit nous interpeller. Car enfin, mille
exemples nous prouvent que l'intensité de la conviction ne saurait
être un gage de vérité. En quoi en effet un être enflammé par la lecture de la
Bible, et partant déterminé à convertir la foule des païens --et ce
sur la seule foi de sa foi-- est-il objectivement plus «crédible»
qu'un autre, plus convaincant que celui que la lecture du Coran, par
exemple, aura conduit aux mêmes péremptoires desseins ? En d'autres
termes, et cette question est déterminante pour qui entend mener en
conscience une action d'évangélisation, le témoignage chrétien, celui
de la mort et de la résurrection du Christ, a-t-il rien qui, dans sa
structure même, le différencie des autres religions et le rende
peut-être ainsi plus «digne de foi» ?
Cette question m'angoisse, peut-être à tort, mais l'assurance avec
laquelle Augustin semble me répondre (à savoir qu'il suffirait de
s'afficher dans une attitude de piété pour emporter l'adhésion des
plus réfractaires), ne me satisfait qu'à moitié. Je ne doute pas pour
autant que la réponse soit dans le texte. Sachons seulement l'y
trouver.
Sachons comprendre que si la proclamation de l'Évangile est tellement
unique en son genre, ce n'est pas parce qu'elle est portée par des
fidèles plus zélés que dans les autres religions (même si l'un
n'empêche pas l'autre). Ce n'est pas non plus parce que la simple
lecture de ce texte sacré suffirait à agenouiller les esprits forts
(ce n'est pas vrai, et ce ne serait même pas souhaitable). Si ce texte
demeure malgré tout encore si puissant aujourd'hui, c'est parce qu'il
proclame que Dieu est Amour, si bien que quiconque s'en fait le
porte-parole en vivifie aussitôt le contenu, au moment de le confier en
Amour à un autre. Ce que Jésus nous dit de la bonté du Père trouve son
plein épanouissement et comme son ultime justification dans le fait
qu'il nous le dise, pour nous rasséréner : mon Père est Amour, dit-il,
et la meilleure preuve de cette vérité que je proclame est qu'il
m'envoie chez vous, pour vous le dire et pour que vous n'en doutiez
plus. La preuve ici n'est pas une preuve rationnelle, elle émane de
l'intérieur du geste de croire, de l'intérieur du Don que Dieu
Lui-même nous fait de sa parole d'Amour. Et cet Amour qu'il nous
confie pour le faire fructifier n'est jamais aussi réel, aussi
efficace que lorsque nous le proclamons à notre tour, en toute
humilité, en toute incompétence, à quelqu'un qui l'ignorait encore.
Me voilà donc rassuré sur la valeur spécifique du témoignage
chrétien : Proclamer le Christ vivant, comme le fait Augustin dans cet
extrait,ce n'est certes pas s'ériger en modèle, ni même simplement
plaider pour sa chapelle comme n'importe quel croyant le ferait de
n'importe quelle religion, mais attester la vérité de la Bonne
Nouvelle (Dieu est Amour) en se laissant en quelque sorte rattraper
par sa signification même (si je te la transmets, c'est que cet Amour,
précisément, me porte vers toi).
Devons-nous cependant nous contenter d'une telle équation spirituelle,
et nous considérer comme définitivement quitte envers notre conscience
malheureuse, lorsque nous nous sentons légitimés dans notre témoignage
par l'envergure surhumaine d'un message que nous portons à bout de
bras ? Augustin, toujours si lucide avec lui-même, ne demeure pas en
reste, et fournit une riche matière à complications. Écoutons-le poursuivre :
«Je dis : qu'ils m'entendissent sans que j'en sois averti, autrement ils auraient pu croire que c'était à eux qu'étaient destinés les mots dont j'entrecoupais ceux du Psalmiste. En fait, je ne les aurais pas articulés de la même voix et du même accent, me sentant écouté et vu ; et de leur coté, eussé-je parlé de même, ils n'auraient pas pris mes paroles telles que je les disais à moi-même pour moi-même, en votre présence, dans l'intime effusion de mon coeur.»
Quel est cet étrange problème qui retient Augustin sur la voie d'une
évangélisation immédiate et fusionnelle, celle dont il nous peignait pourtant
avec tant de force le possible effet sur la foule des païens massés à
ses pieds ? Quelle fausse note vient donc interrompre ainsi la
confiante mélopée du chrétien, qui ne fait pourtant que prêcher au nom
de l'Amour ? Quoi, sinon cette constation que le dialogue intérieur
avec Dieu, quand il tente de rayonner au grand jour et de se
confronter à la perplexité des autres, se voit aussitôt infléchi,
gauchi, voire dénaturé, soit dans l'âme de l'interlocuteur qui ne peut
ressentir en lui-même la présence du Très-Haut, soit sur le visage du
croyant qui, dans son ardeur à argumenter, ne parle plus selon sa
résonance intime, et «force le trait», ou bien, pire, «prend la pose »
pour l'édification du païen...
Je ne crois pas faire dégorger le texte d'un sens qui lui serait
totalement étranger en disant qu'il pose très clairement, pour la foi,
le problème de la frontière, souvent ténue et difficile à apprécier,
de sa visibilité et de son ostentation. Ce que craint Augustin, c'est
qu'à proclamer trop haut le message de l'Évangile, à le faire retentir
dans la trop manifeste intention de convaincre, celui-ci ne devienne
méconnaissable, entaché d'une rhétorique clinquante et passe-partout,
qui confinerait à la volonté de puissance et à la valorisation de
soi. Le rhéteur de Milan était trop maître de ses moyens pour ne pas
ressentir intimement cette menace de l'arrogance, inhérente à toute
proclamation religieuse... D'où son souhait, inévitablement vain, d'une
assemblée qui le contemplerait «à son insu», et qui jouirait ainsi
sans intermédiaire, sans la jactance du moi-m'as-tu-vu, de
l'imprégnation du lecteur par l'Esprit.
J'en arrive donc à voir simultanément dans ce texte, et ce n'est pas
sans effroi, une resplendissante affirmation de la valeur du
témoignage chrétien justifié par l'Amour, et le constat désolé,
semble-t-il sans espoir, de la nécessaire perversion de ce message
quand il franchit les limites de l'intimité. Face à cette impasse
(qu'encore une fois je ressens moi-même très concrètement dans ma vie
de chrétien, mais dont on pourra dire qu'elle n'est qu'une projection
de ma timidité), la question court sur toutes les lèvres, en tout cas
sur les miennes : que faire ?
Je ne voudrais surtout pas dire qu'il est impossible de vouloir semer une
Parole d'Évangile sans qu'elle soit illico faussée par les travers de
la «volonté de conversion» : l'évangélisation reste le prolongement
naturel d'un Amour qui n'a de sens qu'en se proclamant. Mais il me
semble que le problème est en fait mal posé ; et il provient de ce
qu'Augustin est, à mon humble avis,tout simplement trop impatient ! Je
m'explique : ce qui l'empêche dans ce texte de croire à un
témoignage qui ne soit ni conquérant ni discordant, c'est son
irrépressible envie de voir l'Esprit oeuvrer hic et nunc dans
l'âme des païens. Et cette hâte bien excusable, cet éternel désir de
«voir» en acte la toute-puissance de l'Amour l'empêche de comprendre
que la parole agit, et agit alors même qu'on la voyait se heurter à un
silence de pierre, l'empêche de voir que «le vent souffle où il
veut», et pas seulement sur l'agora, pas seulement dans l'immédiat,
mais aussi et peut-être surtout dans le temps --dans le temps que prend
la rumination d'une âme pour faire soudain éclore une profusion de sens
demeurée longtemps enchâssée dans des mots mille fois entendus mais
jamais compris. Car un jour, n'en doutons pas, la Lettre germe sans
crier gare dans une âme isolée, et cède la place à un Esprit
florissant. Autrement dit, notre cher Père de l'Eglise semble
travaillé, comme nous le sommes plus que jamais à notre époque, par
une espèce de frénésie du «direct».
Or vouloir semer la Bonne Nouvelle, c'est vouloir que les semailles
«donnent», comme on dit que la vigne donne du fruit, et donc
accepter de ne pas forcément assister au détail des phases de la
maturation du fruit. Semer la Parole, ce n'est pas comme couper du
bois : on ne voit pas tout de suite le résultat ; on ne peut que
l'espérer. A l'instar de Bergson, attendant devant sa tasse que le
sucre fonde, il faut savoir attendre que la foi abonde dans le coeur
des autres, sans vouloir coûte que coûte --ce serait troubler le
travail silencieux de l'Esprit-- en forcer l'accès par la contagion
d'une extase retentissante. Or comment mieux servir cette
surabondance, que par l'humilité d'une foi qui oeuvre et espère sans
vacarme, et convainc l'autre sans demander que son visage tout de
suite s'illumine ? Et quel meilleur exemple trouver de cette foi de
silence efficace que celui de Jésus lui-même, qui a tout fait, dans
un premier temps, pour que le vrai sens de Sa vie ne s'ébruite et qui
comme le dit Marc, «traversait la Galilée avec ses disciples, et ne
voulait pas que cela se sache» ? Sachons nous mettre à l'écoute de
cette discrétion, à l'écoute de ce silence, car si la Parole de Vie vole,
comme toute parole, elle sait aussi survivre au silence qui
l'engloutit, la calfeutre, parfois pour mieux la couver, la mûrir, à
l'abri des regards impatients et des bienveillances trop
pressantes.
Les poèmes que nous avons sus par coeur durant notre enfance, il
faut parfois des années pour que nous les comprenions, les
possédions vraiment, et leur éclat dès lors surpasse tout : de vaines
rengaines qu'ils étaient, les voici soudain creusés d'un sens
inouï. «Crier dans le désert», disons-nous pour désigner une parole
sans écho, au seuil du désespoir. Mais c'est oublier qu'à l'époque de
Jean-Baptiste, le désert fourmillait de marchands et
d'anachorètes. Souvent nous méconnaissons ce qui est sans tribune,
sans effets apparents et quantifiables. Or, chaque rencontre le
prouve : notre désert est toujours peuplé d'âmes errantes. Apprenons
à les raffraîchir. Et s'il est un pianissimo, celui des morts, celui
des anges, celui des convictions splendides et discrètes, qui résonne
mieux que toute harangue, et jusque dans l'oreille des sourds, sachons
aussi le susurrer.
Pour finir écoutons Saint Jean de la Croix : «Le Père dit une parole,
et il la dit sans fin dans le silence éternel, et c'est dans le
silence que l'âme écoute». Le silence : la Muse de l'Espérance.
Article paru dans Sénevé
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