Pour témoigner du témoignage

Guillaume Dutournier



Plutôt que de vous imposer une claironnante biographie, qui finalement vous renseignera peu sur les raisons que j'ai de m'occuper de l'aumônerie et entre autres de commettre cet article, j'aimerais vous présenter un texte de Saint Augustin. Voilà qui est puissamment original, me direz-vous ! Mais l'extrait me tient particulièrement à coeur, et il m'aidera peut-être à comprendre un peu mieux le rapport de témoignage que les chrétiens doivent entretenir avec les autres, je veux parler des incroyants et autres religions. Et je serais ravi si cela pouvait entraîner quelques discussions impromptues, ici ou ailleurs, maintenant ou plus tard, avec certains d'entre vous...


Cet extrait du livre IX des Confessions cristallise bien, dans son piétinement à la fois agacé et agaçant, la difficulté de penser un témoignage qui serait, plus que religieux au sens générique, proprement chrétien. (Ami lecteur, attention : je ne garantis pas que cette réflexion aboutisse, mais nous ne sommes pas là, je crois, pour asséner des vérités, mais plutôt pour discerner les authentiques problèmes posés à des chrétiens bardés d'inquiétudes, dont je suis). Mais voyons plutôt :


Augustin vient de se débarrasser de sa chaire milanaise pour embrasser sa vocation, entretenant dès lors sa toute nouvelle flamme religieuse par une lecture assidue des Psaumes dans le cadre enchanteur de Cassiciacum. Or voici ce qu'il dit du quatrième de ces «chants si prompts à rabattre l'esprit d'orgueil» :



Ce qui me frappe ici, dans cette vision rétrospective de l'état d'euphorie qu'occasionne la lecture des Ecritures, c'est que précisement l'euphorie ne saurait se borner à elle-même. La joie de rencontrer le Très-Haut dans la lecture est telle que la joie elle-même ne suffit plus. La foi est d'emblée une force surabondante («je suis venu pour que vous ayez la vie, et que vous l'ayez surabondante»), qui ne demande qu'à se transmettre, et à se prolonger en Esprit, à profusion, dans l'âme du passant, du prochain, de l'ami, et jusque dans celle de l'ennemi.Or chez Augustin cette diffusion de la Parole dans le monde ressemble fort à une pure et simple humiliation des incroyants. Et c'est bien cette hargne dans le désir de convertir qui doit nous interpeller. Car enfin, mille exemples nous prouvent que l'intensité de la conviction ne saurait être un gage de vérité. En quoi en effet un être enflammé par la lecture de la Bible, et partant déterminé à convertir la foule des païens --et ce sur la seule foi de sa foi-- est-il objectivement plus «crédible» qu'un autre, plus convaincant que celui que la lecture du Coran, par exemple, aura conduit aux mêmes péremptoires desseins ? En d'autres termes, et cette question est déterminante pour qui entend mener en conscience une action d'évangélisation, le témoignage chrétien, celui de la mort et de la résurrection du Christ, a-t-il rien qui, dans sa structure même, le différencie des autres religions et le rende peut-être ainsi plus «digne de foi» ?

Cette question m'angoisse, peut-être à tort, mais l'assurance avec laquelle Augustin semble me répondre (à savoir qu'il suffirait de s'afficher dans une attitude de piété pour emporter l'adhésion des plus réfractaires), ne me satisfait qu'à moitié. Je ne doute pas pour autant que la réponse soit dans le texte. Sachons seulement l'y trouver.


Sachons comprendre que si la proclamation de l'Évangile est tellement unique en son genre, ce n'est pas parce qu'elle est portée par des fidèles plus zélés que dans les autres religions (même si l'un n'empêche pas l'autre). Ce n'est pas non plus parce que la simple lecture de ce texte sacré suffirait à agenouiller les esprits forts (ce n'est pas vrai, et ce ne serait même pas souhaitable). Si ce texte demeure malgré tout encore si puissant aujourd'hui, c'est parce qu'il proclame que Dieu est Amour, si bien que quiconque s'en fait le porte-parole en vivifie aussitôt le contenu, au moment de le confier en Amour à un autre. Ce que Jésus nous dit de la bonté du Père trouve son plein épanouissement et comme son ultime justification dans le fait qu'il nous le dise, pour nous rasséréner : mon Père est Amour, dit-il, et la meilleure preuve de cette vérité que je proclame est qu'il m'envoie chez vous, pour vous le dire et pour que vous n'en doutiez plus. La preuve ici n'est pas une preuve rationnelle, elle émane de l'intérieur du geste de croire, de l'intérieur du Don que Dieu Lui-même nous fait de sa parole d'Amour. Et cet Amour qu'il nous confie pour le faire fructifier n'est jamais aussi réel, aussi efficace que lorsque nous le proclamons à notre tour, en toute humilité, en toute incompétence, à quelqu'un qui l'ignorait encore.

Me voilà donc rassuré sur la valeur spécifique du témoignage chrétien : Proclamer le Christ vivant, comme le fait Augustin dans cet extrait,ce n'est certes pas s'ériger en modèle, ni même simplement plaider pour sa chapelle comme n'importe quel croyant le ferait de n'importe quelle religion, mais attester la vérité de la Bonne Nouvelle (Dieu est Amour) en se laissant en quelque sorte rattraper par sa signification même (si je te la transmets, c'est que cet Amour, précisément, me porte vers toi).




Devons-nous cependant nous contenter d'une telle équation spirituelle, et nous considérer comme définitivement quitte envers notre conscience malheureuse, lorsque nous nous sentons légitimés dans notre témoignage par l'envergure surhumaine d'un message que nous portons à bout de bras ? Augustin, toujours si lucide avec lui-même, ne demeure pas en reste, et fournit une riche matière à complications. Écoutons-le poursuivre :



Quel est cet étrange problème qui retient Augustin sur la voie d'une évangélisation immédiate et fusionnelle, celle dont il nous peignait pourtant avec tant de force le possible effet sur la foule des païens massés à ses pieds ? Quelle fausse note vient donc interrompre ainsi la confiante mélopée du chrétien, qui ne fait pourtant que prêcher au nom de l'Amour ? Quoi, sinon cette constation que le dialogue intérieur avec Dieu, quand il tente de rayonner au grand jour et de se confronter à la perplexité des autres, se voit aussitôt infléchi, gauchi, voire dénaturé, soit dans l'âme de l'interlocuteur qui ne peut ressentir en lui-même la présence du Très-Haut, soit sur le visage du croyant qui, dans son ardeur à argumenter, ne parle plus selon sa résonance intime, et «force le trait», ou bien, pire, «prend la pose » pour l'édification du païen...

Je ne crois pas faire dégorger le texte d'un sens qui lui serait totalement étranger en disant qu'il pose très clairement, pour la foi, le problème de la frontière, souvent ténue et difficile à apprécier, de sa visibilité et de son ostentation. Ce que craint Augustin, c'est qu'à proclamer trop haut le message de l'Évangile, à le faire retentir dans la trop manifeste intention de convaincre, celui-ci ne devienne méconnaissable, entaché d'une rhétorique clinquante et passe-partout, qui confinerait à la volonté de puissance et à la valorisation de soi. Le rhéteur de Milan était trop maître de ses moyens pour ne pas ressentir intimement cette menace de l'arrogance, inhérente à toute proclamation religieuse... D'où son souhait, inévitablement vain, d'une assemblée qui le contemplerait «à son insu», et qui jouirait ainsi sans intermédiaire, sans la jactance du moi-m'as-tu-vu, de l'imprégnation du lecteur par l'Esprit.
J'en arrive donc à voir simultanément dans ce texte, et ce n'est pas sans effroi, une resplendissante affirmation de la valeur du témoignage chrétien justifié par l'Amour, et le constat désolé, semble-t-il sans espoir, de la nécessaire perversion de ce message quand il franchit les limites de l'intimité. Face à cette impasse (qu'encore une fois je ressens moi-même très concrètement dans ma vie de chrétien, mais dont on pourra dire qu'elle n'est qu'une projection de ma timidité), la question court sur toutes les lèvres, en tout cas sur les miennes : que faire ?



Je ne voudrais surtout pas dire qu'il est impossible de vouloir semer une Parole d'Évangile sans qu'elle soit illico faussée par les travers de la «volonté de conversion» : l'évangélisation reste le prolongement naturel d'un Amour qui n'a de sens qu'en se proclamant. Mais il me semble que le problème est en fait mal posé ; et il provient de ce qu'Augustin est, à mon humble avis,tout simplement trop impatient ! Je m'explique : ce qui l'empêche dans ce texte de croire à un témoignage qui ne soit ni conquérant ni discordant, c'est son irrépressible envie de voir l'Esprit oeuvrer hic et nunc dans l'âme des païens. Et cette hâte bien excusable, cet éternel désir de «voir» en acte la toute-puissance de l'Amour l'empêche de comprendre que la parole agit, et agit alors même qu'on la voyait se heurter à un silence de pierre, l'empêche de voir que «le vent souffle où il veut», et pas seulement sur l'agora, pas seulement dans l'immédiat, mais aussi et peut-être surtout dans le temps --dans le temps que prend la rumination d'une âme pour faire soudain éclore une profusion de sens demeurée longtemps enchâssée dans des mots mille fois entendus mais jamais compris. Car un jour, n'en doutons pas, la Lettre germe sans crier gare dans une âme isolée, et cède la place à un Esprit florissant. Autrement dit, notre cher Père de l'Eglise semble travaillé, comme nous le sommes plus que jamais à notre époque, par une espèce de frénésie du «direct».

Or vouloir semer la Bonne Nouvelle, c'est vouloir que les semailles «donnent», comme on dit que la vigne donne du fruit, et donc accepter de ne pas forcément assister au détail des phases de la maturation du fruit. Semer la Parole, ce n'est pas comme couper du bois : on ne voit pas tout de suite le résultat ; on ne peut que l'espérer. A l'instar de Bergson, attendant devant sa tasse que le sucre fonde, il faut savoir attendre que la foi abonde dans le coeur des autres, sans vouloir coûte que coûte --ce serait troubler le travail silencieux de l'Esprit-- en forcer l'accès par la contagion d'une extase retentissante. Or comment mieux servir cette surabondance, que par l'humilité d'une foi qui oeuvre et espère sans vacarme, et convainc l'autre sans demander que son visage tout de suite s'illumine ? Et quel meilleur exemple trouver de cette foi de silence efficace que celui de Jésus lui-même, qui a tout fait, dans un premier temps, pour que le vrai sens de Sa vie ne s'ébruite et qui comme le dit Marc, «traversait la Galilée avec ses disciples, et ne voulait pas que cela se sache» ? Sachons nous mettre à l'écoute de cette discrétion, à l'écoute de ce silence, car si la Parole de Vie vole, comme toute parole, elle sait aussi survivre au silence qui l'engloutit, la calfeutre, parfois pour mieux la couver, la mûrir, à l'abri des regards impatients et des bienveillances trop pressantes.

Les poèmes que nous avons sus par coeur durant notre enfance, il faut parfois des années pour que nous les comprenions, les possédions vraiment, et leur éclat dès lors surpasse tout : de vaines rengaines qu'ils étaient, les voici soudain creusés d'un sens inouï. «Crier dans le désert», disons-nous pour désigner une parole sans écho, au seuil du désespoir. Mais c'est oublier qu'à l'époque de Jean-Baptiste, le désert fourmillait de marchands et d'anachorètes. Souvent nous méconnaissons ce qui est sans tribune, sans effets apparents et quantifiables. Or, chaque rencontre le prouve : notre désert est toujours peuplé d'âmes errantes. Apprenons à les raffraîchir. Et s'il est un pianissimo, celui des morts, celui des anges, celui des convictions splendides et discrètes, qui résonne mieux que toute harangue, et jusque dans l'oreille des sourds, sachons aussi le susurrer.


Pour finir écoutons Saint Jean de la Croix : «Le Père dit une parole, et il la dit sans fin dans le silence éternel, et c'est dans le silence que l'âme écoute». Le silence : la Muse de l'Espérance.

G.D.


Article paru dans Sénevé


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