Au commencement était la lettre

Elsa Kammerer


``Chaque homme, chaque femme est une lettre au livre du monde ; le livre est écrit lorsque pas une lettre ne manque" (Anne Quesemand,La fiancée d'Aleph).


C'est au centre Ratisbonne de Jerusalem que notre groupe de pélerins a eu la chance, grâce au Père Armogathe, de rencontrer Claude Vigée, écrivain juif d'origine alsacienne qui, après avoir fait de la résistance à Toulouse dans le cadre d'un mouvement d'inspiration sioniste, a émigré aux Etats-unis ; il est venu s'installer en Israël dans les années 1960 et partage actuellement son temps entre New-York, Strasbourg et Jerusalem. M. Vigée nous a raconté pourquoi les Juifs attachaient tant d'importance à l'observance des prescriptions de la Torah. Il m'a semblé intéressant de vous en faire part, tant pour la beauté de l'histoire que pour les questions qu'elle peut éveiller chez des chrétiens.
Avant de créer ce monde, Dieu avait déjà créé 26 mondes, qui avaient tous échoué. Le 27ème devait réussir. Aussi Dieu fit-il appel aux lettres, qu'il avait déjà créées. Préexistant au monde matériel, elles allaient pouvoir participer à sa création. Dieu fit comparaître les 22 consonnes devant lui et examina les mérites et qualités de chacune. Le taw se présenta en premier, bien qu'elle fût la dernière lettre de l'aleph-bet. Mais créer le monde avec une lettre qui impliquait d'emblée la fin du monde n'apparut pas particulièrement judicieux à Dieu. Aussi passa-t-il en revue les autres lettres ; hélas, aucune ne le satisfaisait. Il lui restait deux lettres, aleph et bet. Or aleph,consonne du silence, se cachait derrière bet, par modestie et timidité. Alors Dieu fit le monde avec bet, le chiffre 2. Ce fut un monde tout entier plongé dans la dualité, oscillant sans cesse entre la vie et la mort, le passé et l'avenir, la guerre et la paix. Bet, qui signifie aussi ``maison", accueillit l'homme et la femme dans la maison du monde, lieu du conflit mais aussi de la naissance, lieu de la grâce et de la rigueur, de la miséricorde et de la sévérité, de la peur et de l'enthousiasme. ``Toi, aleph, tu es comme moi, tu es un. Aussi, pour que le monde ne soit pas trop mauvais, c'est en ton nom que va se faire la pensée. Tu seras la lettre salvatrice du chaos et du désordre vivants de bet". Ainsi parla Dieu à la lettre cachée, et aleph devint la résidence invisible et muette de Dieu dans le monde. Le silence de la présence divine garantissait à ce monde de dualité son éternité.
``Mais Dieu est sérieux, tout de même. En plus, il aime la littérature". C'est pourquoi il écrivit la Bible avec les mêmes 22 consonnes. Dieu créa donc dans un même temps la Torah et le Monde qui, écrits avec les mêmes lettres, étaient équivalents et traduisaient la même identité fondamentale. Le texte de la Révélation était fait du même tissu que le corps. Quiconque touchait à la Parole touchait au Monde, aux morts et aux vivants, au passé et à l¹avenir. ``Quelle gravité, et en même temps quelle rigolade implicite", dit Claude Vigée avec un sourire. Cette histoire fait de la Lettre le réceptacle de la vie spirituelle et matérielle des Juifs.Leur attachement aux rites matériels est intimement lié à leur attachement à la Lettre.
Mais il y a une autre explication. Je ne sais dans quelle mesure le discours de Claude Vigée est celui des Juifs ou une interprétation personnelle. Je vous livre l'histoire telle qu'elle nous fut racontée.
Tout part de l'interprétation que fait le Talmud de la vision d'Ezéchiel. Celui-ci a vu s'élever devant lui le char du Tout-Puissant, Quatre êtres animés tirent les quatre coins du char dans les quatre directions à la fois. Le Livre de la Splendeur voit dans ces êtres les êtres supérieurs les plus proches de Dieu. Tout le problème pour le Talmud est de savoir ce que mangent ces bêtes. La réponse est : elles se nourrissent exclusivement des substances du monde inférieur ; les esprits célestes ne peuvent subsister qu'à l'aide de la matière terrestre. C'est de ce que produit notre monde ici-bas que se nourrissent les êtres supérieurs dont la fonction est d'être le siège de Dieu. D'où l'importance d¹observer strictement toutes les ordonnances divines: ce que fait l'homme en ce monde nourrit la partie la plus haute de l'être. Aucun commandement n'est secondaire, car l'homme ne connait pas les effets qu'ont en haut ses actions.
En poussant jusqu'au bout cette conception et ce qu'elle implique, les Juifs en viennent à dire que toute action humaine est une condition qui permet ou empêche le venue du Messie et du monde à venir. Ils sont donc responsables de l'accomplissement de la volonté de Dieu dans le monde. Il y a plus ; tout l'effort de la vie des hommes doit être de réaliser l'unité future du monde, dont la dualité est un défaut inhérent à la création même du monde. Le commandement fondamental est de marier ce qui est désuni, de réconcilier Dieu avec lui-même, comme sil était divorcé du monde et de sa parole. ``il faut réparer" (tikoun) ce que Satan, celui qui fait dévier du chemin, a cassé; il faut aider Dieu à réparer Dieu. Les lois qui disent ce qu'il faut faire et ne pas faire sont les instuments de la lutte contre la cassure et la mort.
Comme le dit Claude Vigée, ``il y a de l'humour transcendantal dans tout cela". Néanmoins, il n'est pas facile de ``réprimer le dionysiaque en nous". Si le judaïsme se rend haïssable par tous ses interdits, il faut bien se dire que ce sont les Juifs eux-mêmes qui en souffrent le plus, eux à qui les commandements sont inculqués dès la première enfance. Pour nous chrétiens, une telle conception de la création du monde et de la tâche de l'homme qui doit ``réparer" l'oeuvre de Dieu n'est pas sans susciter des interrogations vis-à-vis d'une religion dont nous nous disons les héritiers. Je laisse à votre réflexion ces paroles et cite pour finir les derniers mots de Claude Vigée :

E.K.


Article paru dans Sénevé


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