De l'engagement dans la philosophie de M. Jacques Maritain et de l'idéal

Philippe Bourmaud



C'est une des misères de la philosophie que l'insatisfaction éprouvée à la lecture de textes célèbres dont la portée semble s'être estompée avec les années. Quand Xavier Morales m'a mis au courant du thème du numéro de Sénevé que vous tenez entre les mains, je me suis dit qu'il y avait des enseignements à trouver chez Jacques Maritain, particulièrement dans Humanisme intégral.
J'avoue avoir été décontenancé, à la lecture de cet ouvrage, par son peu de pertinence apparente (je n'avais que feuilleté le livre jusque là). Le livre a été écrit en 1936, et certains enjeux (le christianisme face au communisme et au fascisme, le lancement d'un mouvement d'Action Catholique, etc.) ne m'intéressent guère qu'en tant qu'historien. La vision lointaine d'une ``nouvelle chrétienté", grâce à des mouvements politiques d'inspiration chrétienne, apparaît plus nébuleuse que jamais. Aurait-on le rare privilège de contempler le ``dépassement" complet et définitif d'une doctrine (et d'une grande doctrine, puisque derrière M. Maritain, c'est le thomisme qui est en jeu)? Je pense que non, et que ce serait un contresens majeur de ne lire dans Humanisme intégral qu'un manifeste politique qui a fait son temps. Car Jacques Maritain développe dans le même temps une théorie de l'idéal et de l'utopie, et une analyse des structures de l'action, qui n'intéressent jamais tant l'homme et le fidèle que lorsqu'il est livré au devenir obscur de l'Histoire ; et je crois que rien n'est plus actuel. Nulle chose, en effet, ne me paraît importer tant que de savoir ce qu'est et ce que veut être notre engagement chrétien dans la cité et dans la société, à l'heure où des courants délétères tendent à faire exploser le concept d'engagement. (Un avertissement en passant, en dépit du ton que j'adopte : appelez-moi réactionnaire, ou fourrez-vous le doigt dans l'oeil jusqu'à l'épaule, c'est la même chose.) Là où le désir existe, l'engagement sait croître comme une tumeur, et sous des formes souvent redoutables. L'actualité récente a montré ce qui pouvait alors ressembler à un engagement militaire - en cent fois pis. Ceux qui me connaissent et me tiendraient difficilement pour un prosélyte, seront sans doute étonnés de mon ton combatif ; aussi n'entends-je pas glisser où je ne veux pas aller, ni prêcher pour l'ordre moral, la défense des valeurs ou la civilisation X et W. Cela étant, il serait erroné de séparer, par prudence (et je vous prie de croire que je m'efforcerai bien d'être prudent plus loin), la forme et le contenu : je ne considérerai pas l'engagement comme une coque vide (et à charge pour Sa Sainteté et la Curie d'y mettre ce qu'à Dieu plaise, comme dans mon corbillon). J'adopterai au contraire le plan idoine et suffisant qui a les faveurs du normalien: videtur, sed contra, respondeo dicendum ; deinde conclusio.



Une bonne partie d'Humanisme intégral, employée à expliquer comment il y eut jamais quelque chose qui méritât le glorieux nom de ``chrétienté médiévale", pourquoi celle-ci s'est délitée sous les coups, portés tous azimuts, de l'anthropocentrisme, et la raison pour laquelle le capitalisme et les totalitarismes nous posent la question de la dignité de l'homme au travail, ne nous intéresse pas - pas ici, s'entend. Retenons seulement que Maritain disserte (hélas fort doctement!) sur l'héroïsme (et comment le rédiger, intellectuellement parlant), de l'aventure d'une nouvelle civilisation chrétienne (profane) et d'une théologie qui intègre la réalité de la liberté. Sont en jeu, d'une part le tragique de la condition humaine, et d'autre part la possibilité d'une action raisonnée, concertée et chrétienne dans une Histoire que de lourds déterminismes rendent désespérante, et qu'un peu de liberté rend mystérieuse. Oh! Je connais la banalité du thème, mais ne faut-il pas penser notre engagement en connaissance du monde, même ordinaire, où nous sommes engagés? (J'en ai trop dit pour ne pas m'attirer une remarque.) ``Holà, Monsieur, ne confondez-vous pas `être engagé' et `être embarqué'?" (Je l'aurais parié.) Eh bien, Monsieur, pour ce qui nous concerne, c'est la même chose, sous deux angles différents, selon que l'homme contemple ses chaînes ou le jeu qu'elles lui laissent. Voilà, en substance, ce que nous dit Maritain quand il définit ``la notion d'idéal historique concret": ``une image prospective signifiant le type particulier, le type spécifique de civilisation auquel tend un certain âge historique".
Ce n'est pas un militantisme voulant réaliser ce qui par doctrine est affirmé, au vu de lois économiques et sociales, le devenir inévitable de, mettons, la bourgeoisie ou le prolétariat, et l'avenir radieux de l'humanité, et avertissant ainsi les bourgeois (qui savent lire et entendre eux aussi) du péril. Maritain démarque certes Marx du déterminisme mécaniste pur, car ``l'homme, aux yeux de Marx, (...) agit sur le milieu pour le transformer (...) dans le sens fixé par l'évolution économique et sociale" ; mais faute de placer la liberté dans l'interstice ainsi créé, Marx ne nous montre pas comment peut se former le grand courant nouveau politico-social qui doit faire advenir la révolution. Est-ce le produit de la force des choses? L'émanation de la liberté? Un effet de l'art? Du cochon? Du suif ou de la mèche? Maritain reprend une bonne partie de l'analyse marxienne (si vous voulez un vibrant éloge de M. Karl, cf. HI , in Oe uvres complètes de Jacques et Raïssa Maritain , t.VI, p440 et suiv.) en y insérant la liberté.
Il insiste sur l'englobement total de la société par les mouvements politiques d'inspiration chrétienne qui mettraient au service d'un idéal la liberté ainsi retrouvée. Cette totalité n'est cependant pas non plus de l'ordre de l'utopie, tant il est vrai qu'une utopie se constitue comme "un être de raison, isolé de toute existence datée, et de tout climat historique particulier, exprimant un maximum absolu de perfection sociale et politique, et de l'architecture duquel le détail est poussé aussi loin que possible, puisqu'il s'agit d'un modèle fictif proposé à l'esprit à la place de la réalité" (Ibid., p438). Ce qui distingue l'idéal historique concret, et qui justifie qu'il faille un engagement sincère de toutes les bonnes volontés décidées à le réaliser, n'est autre que le risque si probable de l'échec de ce projet, et de l'humanité dans le même mouvement.
On voit que Jacques Maritain a peu affaire, dans ce travail théorique, avec la Jérusalem céleste (en tout cas pas d'un point de vue millénariste). Celle-ci est l'horizon de notre espérance ici-bas, au-delà de la vie de par la condition tragique de l'homme créé. Cela étant dit, Maritain ne dit pas (ni plus que moi) que tout effort social-terrestre soit vain, ni surtout méprisable. Au contraire, il existe une exigence, dans le coeur de l'homme, et qui ne dit que notre amour, exigence d'ambitionner de telles améliorations. L'abondance vaut d'être recherchée...mais non comme une fin en soi: le militant chrétien ne saurait frayer avec l'esprit de richesse. C'est la perspective lointaine de la réalisation de l'idéal historique, social et moral, qui donne alors une dimension (plus ou moins) héroïque, absolue et sacrificatrice à son engagement.
On est ainsi fondé à penser que M. Maritain a quelque chose d'autrement important en tête que les mouvements d'Action Catholique (auxquels il s'intéresse cela dit, et qui ne laissent pas d'être estimables) ou les partis démocrates-chrétiens (tendance utile, et qui s'inscrit légitimement dans un cadre pluraliste - si l'on oublie les consignes de vote que donnèrent certains évêques et la corruption, phénomènes qui ont grevé, sinon invalidé la démocratie chrétienne comme espèce politique nouvelle et sincère). Il nous entretient d'organisations à vocations variées, de toutes tailles, adaptées à la tâche qu'elles se donnent, libres, éventuellement opposées les unes aux autres, visant un idéal historique concret propre, ouvertes et profanes: variété, pluralisme et subsidiarité, non pas centralisme démocratique.
C'est la perspective téléologique incluse dans l'idée d'engagement qui change la nature de ces mouvements, même si leur caractère tant soit peu communautaire constitue en soi un bien par contraste avec une certaine idéologie atomiste, ou mieux égocentrique, du temps présent.
Il répudie du même coup toute volonté de surmonter le sentiment de la misère du monde par un détachement philosophique, car un repli de ce genre est, dans son essence, une résignation et un mépris. Maritain est thomiste, ergo aristotélicien: il répudie les ``êtres de raison" qui n'ont qu'un degré inférieur d'être; les essences qu'il est intéressant de contempler sont celles qui ont réalisé leur possibilité en accédant à l'existence. Par nécessité, la contemplation rejoint ici l'action. (Dans un ouvrage postérieur, Maritain revient sur la question pour montrer que le débat action/contemplation n'est pas si simple, mais laissons là, ceux que la chose intéresse peuvent aller consulter la deuxième des Questions de conscience, un ouvrage qui suit immédiatement Humanisme Intégral dans les oeuvres complètes de Maritain, t.VI, laquelle est remarquable).
Pour en revenir à ces organisations d'inspiration chrétienne (au sens fort: car après tout, depuis le congrès de Bad-Godesberg, en 1959, le programme du Parti Social-Démocrate Allemand se réclame, entre autres choses, de l'éthique chrétienne, et il ne me semble pas cependant que le SPD puisse être appelé un mouvement chrétien), il faut rappeler la thèse célèbre d'Humanisme intégral (qui, par une ironie du sort, se trouve exilée en annexe), et la tripartition des plans d'action qui lui est connexe. Il ne s'agit pas d'agir ``en chrétien" (ce qui nous est demandé en toute situation), conformément à la loi de Dieu, mais "en tant que chrétien", c'est-à-dire suivant un idéal historique concret chrétien, reconnu comme tel par ses partisans (chrétiens ou non). L'action ``en tant que chrétiens" est légitime dans son ordre propre parce que les plans d'action ne sont pas deux, mais trois. Sur le plan du temporel, il nous est seulement demandé d'agir en chrétiens (dans l'espace large qui se trouve ainsi laissé indéterminé, les fins propres de nos activités sont légitimes), sans jamais oublier que l'ordre temporel est en droit subordonné au spirituel. Sur le plan du spirituel, l'allégeance à l'Église catholique est ce qui convient, même si Maritain sait très bien qu'en certaines circonstances, le message de l'Église est brouillé par des considérations temporelles dont le clergé n'est pas exempt. Rappeler certaines vérités spirituelles, à de certains moments, n'est pas innocent, et l'Église telle que nous la connaissons, est aussi humaine. L'action, pour avoir deux versants, ne se subdivise pas en deux domaines sans intersection, on le voit ici sous une perspective regrettable. Les choses se compliquent du fait, soit que l'ordre spirituel, et de là la doctrine catholique dans ce qu'elle a de plus technique, interfèrent sur certains sujets avec l'ordre temporel; soit que des vérités révélées dérive un ordre de vérités qui commandent l'action dans ses principes généraux, sans entrer dans le détail de telle ou telle pratique. Dans le premier cas, ces réalités qui "[concernent] la cité terrestre", "le chrétien, comme membre du corps mystique, a à les considérer d'abord et avant tout, non pas selon qu'elles intéressent l'ordre temporel et le bien de la cité terrestre ( lequel du reste souffre détriment lui-même si les biens supérieurs sont violés), mais selon qu'elles intéressent les biens supra-terrestres de la personne humaine et le bien commun de l'Église du Christ". Si je donnais comme exemple l'éducation, comme le fait Maritain, on pourrait m'accuser de déclarer la guerre à l'École Normale, mais je pense que c'est essentiellement la question du catéchisme qui motive la position du philosophe. Le terrain est glissant, j'y reviendrai plus loin; cela dit, l'existence de ce plan mixte me semble difficilement contestable pour le chrétien. C'est là le lieu d'un engagement dont les principes, nous l'avons vu plus haut, sont censés être adaptés à une civilisation moderne qui recherche l'abondance, le mieux-être et la démocratie.


S'il vous semble que je suis un peu mal à l'aise depuis le début de ce texte, que je m'arme de précautions et de prudence là où l'auteur que je suis n'en aurait pas tant eu... eh bien vous avez raison. La position n'est ni trop sûre, ni même confortable dans un monde où un procès d'intention est si vite arrivé - et ce d'autant qu'il me faut tenir compte de subtiles évolutions des positions de la Sainte Église de Rome depuis 60 ans, sans dénaturer pour autant les idées de M. Maritain. Je crois que c'est mieux: je hais trop d'assurance. Tant mieux si Humanisme intégral n'est pas ``suave mari magno". Essayons d'être désormais plus rapide que précédemment; ce devrait être chose aisée, autant que la critique qui va suivre.

Premier point: ce projet de nouvelle chrétienté, qui sous-tend le renouveau de l'engagement chrétien que Maritain appelle de ses voeux, même s'il s'agit d'un projet profane, repose très explicitement sur l'idée que la conception neutraliste de la laïcité est une erreur. Erreur, parce qu'elle repose sur l'idée que la foi est d'un ordre strictement privé, ou plutôt totalement intérieur: priez comme il vous plaira, motivez à vos propres yeux telle conduite par ce que bon vous semble, mais ne le dites pas, ne le montrez pas. Le fait qu'il y ait quelque chose de public dans la religion, de public, non d'institutionnel ou de gouvernemental, voilà ce qui, de part et d'autres, est encore souvent mal accepté. Cela étant, une telle position (qui laisse encore place à un idéal historique chrétien profane) n'implique pas la remise en cause de la neutralité. Après tout, qu'y puis-je, et qu'y peut M. Maritain, si la neutralité est le modus vivendi, même radical et désagréable, que nos concitoyens ont trouvé pour donner un tour profane à la société française?
Certes, le cadre d'un État neutre est en complète opposition avec l'idée de chrétienté. Est-ce cela qui empêcherait des chrétiens volontaires et décidés d'influencer et de réformer la cité dans l'espace qui leur est laissé? Lors même que la forme d'action à cette fin (associations, groupes de jeunes à fins diverses, mouvements politiques ou cénacles de réflexion politico-sociale...) vantée par M. Maritain est adéquate dans une société morcelée où toute approche n'est pas également probante chez des individus différents, est-il de tant d'importance que l'État suive des fins qui lui sont absolument propres? Que ces fins ne soient pas subordonnées à un ordre supra-humain et spirituel? N'est-ce pas là un moyen de susciter chez les chrétiens une utile méfiance à l'égard de l'État, dont la fonction première est de conserver l'ordre des lois, même au détriment de la justice. Ce n'est pas faire l'apologue du désordre que d'affirmer que l'effet serait heureux. Car il faut que l'engagement chrétien des fidèles, quel que soit son médium spécifique, soit indépendant de toute considération autre que chrétienne. On ne peut pas servir deux maîtres.
Deuxième point: un tel ``idéal historique concret" ne laisserait pas d'avoir des aspects sociaux et légaux en même temps que moraux; l'engagement pour un tel idéal ne risque-t-il pas de confondre certains de ces domaines - par exemple, de réaliser ses vues morales via la législation - et d'aboutir à quelque chose de détestable: un ordre moral? Commençons par rappeler pourquoi une politique d'ordre moral n'est pas d'essence chrétienne, bien au contraire. Que la loi interdise ce qui apparaît à tous comme une injustice et une horreur, voilà qui est normal au regard des principes constitutionnels (le peuple est souverain) et de la morale (qui trouve un auxiliaire nécessaire dans la loi comme élément d'autorégulation du corps social et de la communauté nationale; et parce que certaines pratiques ne posent guère, en elles-mêmes, de problèmes de conscience, qui peuvent donc être légitimement tranchée par l'instance extérieure et technicienne d'un juge). Qu'en revanche on s'efforce de restreindre la liberté des citoyens, de manière consciente et réfléchie, contre le sentiment commun, voilà de l'oppression. Sous une politique de ce type, l'ordre n'a pas de morale: car la liberté ravie gît dans les plantations bananières, remplacée par la stricte considération de la loi (qui s'identifie alors, socialement parlant, à la vertu). Et la morale n'a pas d'ordre: car la volonté morale de faire le bien prend la forme de la tyrannie, qui ignore l'ordre au profit de l'exercice de la force (comme dirait Louis XVI: ``C'est légal, parce que je le veux!"). Nuisible à l'ordre autant qu'à la morale, la politique d'ordre moral ne saurait être qu'antichrétienne. Il faut par conséquent se poser la question des moyens: est-il acceptable d'utiliser la loi pour poursuivre des buts de moralité publique; en particulier, est-il possible pour des chrétiens de faire du lobbying, au nom de l'Église, pour faire modifier la législation, même au nom d'une majorité silencieuse? Laissons le débat ouvert, mais il semble que non: car on risque toujours de donner l'impression que la morale est d'un ordre second, puisque la loi apparaît le terme approprié aux actions en faveur de la morale; et parce qu'il est douteux qu'une saine morale ait besoin d'intrigue, de secret et donc vraisemblablement de tromperie pour aboutir et se réaliser. Si vous êtes sceptique, pensez aux fondamentalistes américains et à la ``Majorité morale". Au lieu d'une action citoyenne, ouverte et franche, ils ont choisi une politique opportuniste. Des alliances officieuses ou officielles avec des groupes d'intérêt particulier existent, que l'Évangile ne peut guère justifier: que penser de l'Association Nationale de détenteurs d'Armes à feu (NRA), laquelle est loin de pratiquer ou de prêcher le ``tends l'autre joue"? Une telle attitude, tactique, opportuniste, à courte vue, présente la Droite Chrétienne américaine comme ce que notre engagement chrétien ne doit pas être: on peu lui reprocher son absence de programme (des mesures isolées; de portée, autre que symbolique, réduite; sans cohérence interne nette sinon une idéologie réactionnaire; aisément scandables, adaptées à une estimation minimale de la maturité politique et intellectuelle des citoyens), son sens tactique retors quoique grossier, son goût du ``politique d'abord", sa volonté de récupérer des franges de la population par des activités sans lien aucun avec leurs positions politiques (alors qu'un engagement chrétien bien compris devrait viser la réalisation de son idéal historique à tous les niveaux, chaque niveau selon sa fin propre), bref, un penchant à suivre la maxime: ``la fin justifie les moyens". Voilà une acception bien curieuse du ``Tout est pur pour les purs"!
Ces deux points suffisent à exprimer le malaise et le sentiment d'inadéquation historique éprouvé à la lecture d'Humanisme intégral : ce qui paraît poser problème n'est plus tellement la légitimation d'une action en tant que chrétien dans une société profane. Il est heureux que plus personne ne s'aventure à dénoncer les odieuses menées du cléricalisme (la peur du ridicule a du bon). C'est plutôt le sens d'une action en tant que chrétien qui est en jeu: il me semble que l'Église, par nature et par son expérience des luttes religieuses, à quelque chose dire sur la société contemporaine que la "neutralité" confessionnelle ne saurait tirer de son propre fond. (Je suis persifleur, mais il me semble même que certains bons laïcards répugnent à se poser certaines questions, quand même la tolérance républicaine devrait en souffrir, et j'ai peur de ce que cela cache...) Ainsi, concernant la prise en compte nécessaire d'un islam français de masse, qu'il est crétin, dangereux et autodestructeur de tenir en lisière et de présenter bien plus extrémiste qu'il n'est vraiment (contrairement à la tradition nationale qu'on nous a si souvent opposée, à nous autres catholiques), ou concernant les sectes, il me semble que les militants chrétiens, de par la culture religieuse exigible d'eux, auraient des choses à dire. Exemple à peine iconoclaste: où finit le bouddhisme, où commence la secte? Non, ne me prenez pas pour le dernier des imbéciles -; seulement, le seul fait que la question apparaisse plausible de nos jours, à cause d'un discours flou sur les ``spiritualités", doit poser de sérieux problèmes à des chrétiens soucieux de ne pas dévoyer l'ordre spirituel. Je sais (et Maritain le rappelle avec éloquence) que la chrétienté occidentale s'honore de son souci d'agir, en face de la contemplation orientale. Cette dernière peut être plus attirante pour le directeur des ressources humaines stressé. Il reste que le souci du spirituel présent dans les affaires temporelles engage le chrétien, avec tout ce que cela peut impliquer d'exigence de sincérité et d'unité. A contre, il peut (vive le paradoxe) y avoir un côté quasi ``productiviste" dans la contemplation: par ce qu'elle a d'ésotérique, elle comporte un aspect technique, il y a une dimension d'efficacité jusque dans la recherche de l'extase des plus hauts mystiques, une dimension spécialiste chez les plus grands mystiques, très haute il est vrai, mais susceptible d'amalgame: on retrouve ce souci d'efficacité masquée (il y a quelque chose de très freudien dans cette forme de dénégation du fonctionnement interne de la démarche spirituelle) dans toutes les ``spiritualités" (ah! que ce mot est laid...) de supermarché, qui promettent ``l'accomplissement de soi", ``l'unité avec le monde", ou que sais-je encore? Dans une époque où une confusion est si vite arrivée, cela mérite pour le moins réflexion...


Ma dernière partie sera beaucoup plus courte, car j'ai déjà largement outrepassé la patience de mon lecteur, et répondu à une bonne partie de mes objections en même temps que je les posais. Je dirai simplement que ceux qui espèrent que les chrétiens cèdent à la tentation de l'ordre moral, soit par bigoterie, soit par malveillance, ne m'intéressent pas; et quant à renoncer à la volonté d'agir en tant que chrétien ( ce qui constitue en soi une opposition plus ou moins marquée à la neutralité de l'État: car une pétition d'intention publique appelle toujours une prise en compte adéquate, à savoir une certaine reconnaissance, de la part de la puissance publique: si A milite pour B au nom de C, il importe peu à A d'être reconnu comme A par la puissance publique, sauf à revenir sur l'idée d'égalité devant la loi; il importe certes beaucoup à A que la puissance publique prenne en compte B ; mais B risque d'être dévoyé si B est pris en compte absolument, sans prise en compte des arguments C; et, dans la perspective d'un idéal historique concret chrétien, prendre C en compte, c'est d'une certaine manière reconnaître - tacitement - A ...excusez-moi, je me suis laissé aller; promis, je ne le ferai plus), une telle renonciation risque plus de diluer que de diffuser l'influence de la doctrine chrétienne. (La CFDT, syndicat d'inspiration chrétienne?) Autant il n'est pas bon de maintenir une spécificité de principe des organisations chrétiennes (un syndicalisme, une gauche ou un patronat chrétiens...), parce que cela fait un peu "club privé" (ce qui n'est guère satisfaisant pour la pastorale), autant il convient de se démarquer en tant que chrétiens, pour avoir voix au chapitre: ce n'est pas de l'opportunisme, mais les gens aiment savoir à qui ils ont affaire et ne pas être pris en traître (abandonnons les appellations obscures ou anodines, mais toujours trompeuses, aux sectes d'Ubu et de son Croc à Phynances); ce n'est pas céder au siècle, où il importe plus d'avoir grand gosier que hautes idées, que de donner de la voix, car l'Église a des choses à dire (n'est-ce pas la fonction de sa doctrine?), de même que les chrétiens (et ce en dehors du champ balayé par la doctrine; car après tout l'Église du Christ ne se dissout pas au-delà du credo, elle vit). Renoncer à parler en tant que chrétiens (quitte à se faire taper sur les doigts), c'est toujours donner raison à ceux qui n'acceptent pas la publicité des affaires religieuses. Il est louable de mener une action de témoignage (ne répète-t-on pas à satiété que nos hommes politiques ne savent pas écouter leurs concitoyens?). Une telle stratégie ne saurait être globale, ni prendre en compte tous les besoins spirituels ou spirituel-temporels des hommes, car elle revient dans une certaine mesure à se fondre dans la masse pour observer sans faire de vagues ou de bruit, et à avance masqué. Or il est de toute nécessité que les chrétiens donnent au monde certains repères concernant l'ordre spirituel et la loi divine (tels que nous les connaissons par la révélation et la tradition), et ce par des voies institutionnelles ou non (il est toujours gênant de prêcher l'engagement en oubliant la discipline qui en découle); car qui, et de nos jours surtout, voudrait vivre dans une institution?

En conclusion, je dirai seulement qu'il incombe aux militants chrétiens de manifester le liberté et l'amour dont Dieu inonde les hommes. (J'aurais pu donner des détails doctrinaux sur la pratique de l'engagement chrétien - je crois surtout avoir dit ce qu'il ne doit pas être...- mais j'en ai plus qu'assez, vous aussi si vous n'avez pas été rebuté d'entrée par la longueur de l'article et l'épaisseur du style, et il me semble que les deux premières lignes de cette conclusion en disent bien assez.)




P.B.


Article paru dans Sénevé


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