C'est une des misères de la philosophie que l'insatisfaction
éprouvée à la lecture de textes célèbres dont la portée semble s'être
estompée avec les années. Quand Xavier Morales m'a mis au courant du
thème du numéro de Sénevé que vous tenez entre les mains, je me suis
dit qu'il y avait des enseignements à trouver chez Jacques Maritain,
particulièrement dans Humanisme intégral.
J'avoue avoir été décontenancé, à la lecture de cet ouvrage, par son
peu de pertinence apparente (je n'avais que feuilleté le livre jusque
là). Le livre a été écrit en 1936, et certains enjeux (le
christianisme face au communisme et au fascisme, le lancement d'un
mouvement d'Action Catholique, etc.) ne m'intéressent guère qu'en tant
qu'historien. La vision lointaine d'une ``nouvelle chrétienté", grâce à
des mouvements politiques d'inspiration chrétienne,
apparaît plus nébuleuse que jamais. Aurait-on le rare privilège de
contempler le ``dépassement" complet et définitif d'une doctrine (et
d'une grande doctrine, puisque derrière M. Maritain, c'est le thomisme
qui est en jeu)? Je pense que non, et que ce serait un contresens
majeur de ne lire dans Humanisme intégral qu'un manifeste politique
qui a fait son temps. Car Jacques Maritain développe dans le même
temps une théorie de l'idéal et de l'utopie, et une analyse des
structures de l'action, qui n'intéressent jamais tant l'homme et le
fidèle que lorsqu'il est livré au devenir obscur de l'Histoire ; et je
crois que rien n'est plus actuel. Nulle chose, en effet, ne me paraît
importer tant que de
savoir ce qu'est et ce que veut être notre engagement chrétien dans la
cité et dans la société, à l'heure où des courants délétères tendent à
faire exploser le concept d'engagement. (Un avertissement en passant,
en dépit du ton que j'adopte : appelez-moi réactionnaire, ou
fourrez-vous le doigt dans l'oeil jusqu'à l'épaule, c'est la même
chose.) Là où le désir existe, l'engagement sait croître comme une
tumeur, et sous des formes souvent redoutables. L'actualité récente a
montré ce qui pouvait alors ressembler à un engagement militaire - en
cent fois pis. Ceux qui me connaissent et me tiendraient difficilement
pour un prosélyte, seront sans doute étonnés de mon ton combatif ;
aussi n'entends-je pas glisser où je ne veux pas aller, ni prêcher
pour l'ordre moral,
la défense des valeurs ou la civilisation X et W. Cela étant, il
serait erroné de séparer, par prudence (et je vous prie de croire que
je m'efforcerai bien d'être prudent plus loin), la forme et le contenu
: je ne considérerai pas l'engagement comme une coque vide (et à
charge pour Sa Sainteté et la Curie d'y mettre ce qu'à Dieu plaise,
comme dans mon corbillon). J'adopterai
au contraire le plan idoine et suffisant qui a les faveurs du
normalien: videtur, sed contra, respondeo dicendum ; deinde
conclusio.
Une bonne partie d'Humanisme intégral, employée à expliquer
comment il y eut jamais quelque chose qui méritât le glorieux nom de
``chrétienté médiévale", pourquoi celle-ci s'est délitée sous les
coups, portés tous azimuts, de l'anthropocentrisme, et la raison pour
laquelle le capitalisme et les totalitarismes nous posent la question
de la dignité de l'homme au travail, ne nous intéresse pas - pas ici,
s'entend. Retenons seulement que Maritain disserte (hélas fort
doctement!) sur l'héroïsme (et comment le rédiger, intellectuellement
parlant), de l'aventure d'une nouvelle civilisation chrétienne
(profane) et d'une théologie qui intègre la réalité de la
liberté. Sont en jeu, d'une part le tragique de la condition humaine,
et d'autre part la possibilité d'une action raisonnée, concertée et
chrétienne dans une Histoire que de lourds déterminismes rendent
désespérante, et qu'un peu de liberté rend mystérieuse. Oh! Je connais
la banalité du thème, mais ne faut-il pas penser notre engagement en
connaissance du monde, même ordinaire, où nous
sommes engagés? (J'en ai trop dit pour ne pas m'attirer une remarque.)
``Holà, Monsieur, ne confondez-vous pas `être engagé' et `être embarqué'?"
(Je l'aurais parié.) Eh bien, Monsieur, pour ce qui nous
concerne, c'est la même chose, sous deux angles différents, selon que
l'homme contemple ses chaînes ou le jeu qu'elles lui laissent. Voilà,
en substance, ce que nous dit Maritain quand il définit ``la notion
d'idéal historique concret": ``une image prospective signifiant le type
particulier, le type spécifique de civilisation auquel tend un certain
âge historique".
Ce n'est pas un militantisme voulant réaliser ce qui par
doctrine est affirmé, au vu de lois économiques et sociales, le
devenir inévitable de, mettons, la bourgeoisie ou le prolétariat, et
l'avenir radieux de l'humanité, et avertissant ainsi les bourgeois
(qui savent lire et entendre eux aussi) du péril. Maritain démarque
certes Marx du déterminisme mécaniste pur, car ``l'homme, aux yeux de
Marx, (...) agit sur le milieu pour le transformer (...) dans le sens
fixé par l'évolution économique et sociale" ;
mais faute de placer la liberté dans l'interstice ainsi créé, Marx ne
nous montre pas comment peut se former le grand courant nouveau
politico-social qui doit faire advenir la révolution. Est-ce le
produit de la force des choses? L'émanation de la liberté? Un effet de
l'art? Du cochon? Du suif ou de la mèche? Maritain reprend une bonne
partie de l'analyse marxienne (si vous voulez un vibrant éloge de
M. Karl, cf. HI , in Oe uvres complètes de Jacques et Raïssa Maritain
, t.VI, p440 et suiv.) en y insérant la liberté.
Il insiste sur l'englobement total de la société par les
mouvements politiques d'inspiration chrétienne qui mettraient au
service d'un idéal la liberté ainsi retrouvée. Cette totalité n'est
cependant pas non plus de l'ordre de l'utopie, tant il est vrai qu'une
utopie se constitue comme "un être de raison, isolé de toute existence
datée, et de tout climat historique particulier, exprimant un maximum
absolu de perfection sociale et politique, et de l'architecture duquel
le détail est poussé aussi loin que possible, puisqu'il s'agit d'un
modèle fictif proposé à l'esprit à la place de la réalité" (Ibid.,
p438). Ce qui distingue l'idéal historique concret, et qui justifie
qu'il faille un engagement sincère de toutes les bonnes volontés
décidées à le réaliser, n'est autre que le risque si probable de
l'échec de ce projet, et de l'humanité dans le même mouvement.
On voit que Jacques Maritain a peu affaire, dans ce travail
théorique, avec la Jérusalem céleste (en tout cas pas d'un point de
vue millénariste). Celle-ci est l'horizon de notre espérance ici-bas,
au-delà de la vie de par la condition tragique de l'homme créé. Cela
étant dit, Maritain ne dit pas (ni plus que moi) que tout effort
social-terrestre soit vain, ni surtout méprisable. Au contraire, il
existe une exigence, dans le coeur de l'homme, et qui ne dit que notre
amour, exigence d'ambitionner de telles améliorations. L'abondance
vaut d'être recherchée...mais non comme une fin en soi: le militant
chrétien ne saurait frayer avec l'esprit de richesse. C'est la
perspective lointaine de la réalisation de l'idéal historique, social
et moral, qui donne alors une dimension (plus ou moins) héroïque,
absolue et sacrificatrice à son engagement.
On est ainsi fondé à penser que M. Maritain a quelque chose
d'autrement important en tête que les mouvements d'Action Catholique
(auxquels il s'intéresse cela dit, et qui ne laissent pas d'être
estimables) ou les partis démocrates-chrétiens (tendance utile, et qui
s'inscrit légitimement dans un cadre pluraliste - si l'on oublie les
consignes de vote que donnèrent certains évêques et la corruption,
phénomènes qui ont grevé, sinon invalidé la démocratie chrétienne
comme espèce politique nouvelle et sincère). Il nous entretient
d'organisations à vocations variées, de toutes tailles, adaptées à la
tâche qu'elles se donnent, libres, éventuellement opposées les unes
aux autres, visant un idéal historique concret propre, ouvertes et
profanes: variété, pluralisme et subsidiarité, non pas centralisme
démocratique.
C'est la perspective téléologique incluse dans l'idée
d'engagement qui change la nature de ces mouvements, même si leur
caractère tant soit peu
communautaire constitue en soi un bien par contraste avec une certaine
idéologie atomiste, ou mieux égocentrique, du temps présent.
Il répudie du même coup toute volonté de surmonter le sentiment
de la misère du monde par un détachement philosophique, car un repli
de ce genre est, dans son essence, une résignation et un mépris.
Maritain est thomiste, ergo aristotélicien: il répudie les ``êtres de
raison" qui n'ont qu'un degré inférieur d'être; les essences qu'il est
intéressant de contempler sont celles qui ont réalisé leur possibilité
en accédant à l'existence. Par nécessité, la contemplation rejoint ici
l'action. (Dans un ouvrage postérieur, Maritain revient sur la
question pour montrer que le débat action/contemplation n'est pas si
simple, mais laissons là, ceux que la chose intéresse peuvent aller
consulter la
deuxième des Questions de conscience, un ouvrage qui suit
immédiatement Humanisme Intégral dans les oeuvres complètes de
Maritain, t.VI, laquelle est remarquable).
Pour en revenir à ces organisations d'inspiration chrétienne
(au sens fort: car après tout, depuis le congrès de Bad-Godesberg, en
1959, le programme du Parti Social-Démocrate Allemand se réclame,
entre autres choses, de l'éthique chrétienne, et il ne me semble pas
cependant que le SPD puisse être appelé un mouvement chrétien), il
faut rappeler la thèse célèbre d'Humanisme intégral (qui, par une
ironie du sort, se trouve exilée en annexe), et la tripartition des
plans d'action qui lui est connexe. Il ne s'agit pas d'agir ``en
chrétien" (ce qui nous est demandé en toute situation), conformément à
la loi de Dieu, mais "en tant que chrétien", c'est-à-dire suivant un
idéal historique concret
chrétien, reconnu comme tel par ses partisans (chrétiens ou
non). L'action ``en tant que chrétiens" est légitime dans son ordre
propre parce que les plans d'action ne sont pas deux, mais trois. Sur
le plan du temporel, il nous est seulement demandé d'agir en chrétiens
(dans l'espace large qui se trouve ainsi laissé indéterminé, les fins
propres de nos activités sont légitimes), sans jamais oublier que
l'ordre temporel est en droit subordonné au spirituel. Sur le plan du
spirituel, l'allégeance à l'Église catholique est ce qui convient,
même si Maritain sait très bien qu'en certaines circonstances, le
message de l'Église est brouillé par des considérations temporelles
dont le clergé n'est pas exempt. Rappeler certaines vérités
spirituelles, à de certains moments, n'est pas innocent, et l'Église
telle que nous la connaissons, est aussi humaine. L'action, pour avoir
deux versants, ne se subdivise pas en deux domaines sans intersection,
on le voit ici sous une perspective regrettable. Les choses se
compliquent du fait, soit que l'ordre spirituel, et de là la doctrine
catholique dans ce qu'elle a de plus technique, interfèrent sur
certains sujets avec l'ordre temporel; soit que des vérités révélées
dérive un ordre de vérités qui commandent l'action dans ses principes
généraux, sans entrer dans le détail de telle ou
telle pratique. Dans le premier cas, ces réalités qui "[concernent] la
cité terrestre", "le chrétien, comme membre du corps mystique, a à les
considérer d'abord et avant tout, non pas selon qu'elles intéressent
l'ordre temporel et le bien de la cité terrestre ( lequel du reste
souffre détriment lui-même si les biens supérieurs sont violés), mais
selon qu'elles intéressent les biens supra-terrestres de la personne
humaine et le bien commun de l'Église du Christ". Si je donnais
comme exemple l'éducation, comme le fait Maritain, on pourrait
m'accuser de déclarer la guerre à l'École Normale, mais je pense que
c'est essentiellement la question du catéchisme qui motive la position
du philosophe. Le terrain est glissant, j'y reviendrai plus loin; cela
dit, l'existence de ce plan mixte me semble difficilement contestable
pour le chrétien. C'est là le lieu d'un engagement dont les principes,
nous l'avons vu plus haut, sont censés être adaptés à une civilisation
moderne qui recherche l'abondance, le mieux-être et la démocratie.
S'il vous semble que je suis un peu mal à l'aise depuis le
début de ce texte, que je m'arme de précautions et de prudence là où
l'auteur que je suis n'en aurait pas tant eu... eh bien vous avez
raison. La position n'est ni trop sûre, ni même confortable dans un
monde où un procès d'intention est si vite arrivé - et ce d'autant
qu'il me faut tenir compte de subtiles évolutions des positions de la
Sainte Église de Rome depuis 60 ans, sans dénaturer pour autant les
idées de M. Maritain. Je crois que c'est mieux: je hais trop
d'assurance. Tant mieux si Humanisme intégral n'est pas ``suave mari
magno". Essayons d'être
désormais plus rapide que précédemment; ce devrait être chose aisée,
autant que la critique qui va suivre.
Premier point: ce projet de nouvelle chrétienté, qui sous-tend
le renouveau de l'engagement chrétien que Maritain appelle de ses
voeux, même s'il s'agit d'un projet profane, repose très explicitement
sur l'idée que la conception neutraliste de la laïcité est une
erreur. Erreur, parce qu'elle repose sur l'idée que la foi est d'un
ordre strictement privé, ou plutôt totalement
intérieur: priez comme il vous plaira, motivez à vos propres yeux
telle conduite par ce que bon vous semble, mais ne le dites pas, ne le
montrez pas. Le fait qu'il y ait quelque chose de public dans la
religion, de public, non d'institutionnel ou de gouvernemental, voilà
ce qui, de part et d'autres, est encore souvent mal accepté. Cela
étant, une telle position (qui laisse encore place à un idéal
historique chrétien profane) n'implique pas la remise en cause de la
neutralité. Après tout, qu'y puis-je, et qu'y peut M. Maritain, si la
neutralité est le modus vivendi, même radical et désagréable, que nos
concitoyens ont trouvé pour donner un tour profane à la société
française?
Certes, le cadre d'un État neutre est en complète opposition avec
l'idée de chrétienté. Est-ce cela qui empêcherait des chrétiens
volontaires et décidés d'influencer et de réformer la cité dans
l'espace qui leur est laissé? Lors même que la forme d'action à cette
fin (associations, groupes de jeunes à fins diverses, mouvements
politiques ou cénacles de réflexion politico-sociale...) vantée par
M. Maritain est adéquate dans une société morcelée où toute approche
n'est pas également probante chez des individus différents, est-il de
tant d'importance que l'État suive des fins qui lui sont absolument
propres? Que ces fins ne soient pas subordonnées à un ordre
supra-humain et spirituel? N'est-ce pas là un moyen de susciter chez
les chrétiens une utile méfiance à l'égard de l'État, dont la fonction
première est de conserver l'ordre des lois, même au détriment de la
justice. Ce n'est pas faire l'apologue du désordre que
d'affirmer que l'effet serait heureux. Car il faut que l'engagement
chrétien des fidèles, quel que soit son médium spécifique, soit
indépendant de toute considération autre que chrétienne. On ne peut
pas servir deux maîtres.
Deuxième point: un tel ``idéal historique concret" ne
laisserait pas d'avoir des aspects sociaux et légaux en même temps que
moraux; l'engagement pour un tel idéal ne risque-t-il pas de
confondre certains de ces domaines - par exemple, de réaliser ses vues
morales via la législation - et d'aboutir à quelque chose de
détestable: un ordre moral? Commençons par rappeler pourquoi une
politique d'ordre moral n'est pas d'essence chrétienne, bien au
contraire. Que la loi interdise ce qui apparaît à tous comme une
injustice et une horreur, voilà qui est normal au regard des principes
constitutionnels (le peuple est souverain) et de la morale (qui trouve
un auxiliaire nécessaire dans la loi comme élément d'autorégulation du
corps social et de la communauté nationale; et parce que certaines
pratiques ne posent guère, en elles-mêmes, de
problèmes de conscience, qui peuvent donc être légitimement tranchée
par l'instance extérieure et technicienne d'un juge). Qu'en revanche
on s'efforce de restreindre la liberté des citoyens, de manière
consciente et réfléchie, contre le sentiment commun, voilà de
l'oppression. Sous une politique de ce type, l'ordre n'a pas de
morale: car la liberté ravie gît dans les plantations bananières,
remplacée par la stricte considération de la loi (qui s'identifie
alors, socialement parlant, à la vertu). Et la morale n'a pas d'ordre:
car la volonté morale de faire le bien prend la forme de la tyrannie,
qui ignore l'ordre au profit de l'exercice de la force (comme dirait
Louis XVI: ``C'est légal, parce que je le veux!"). Nuisible à l'ordre
autant qu'à la morale, la politique d'ordre moral ne saurait être
qu'antichrétienne. Il faut par conséquent se poser la question des
moyens: est-il acceptable d'utiliser la loi pour poursuivre des buts
de moralité publique; en particulier, est-il possible pour des
chrétiens de faire du lobbying, au nom de l'Église, pour faire
modifier la législation, même au nom d'une majorité silencieuse?
Laissons le débat ouvert, mais il semble que non: car on risque
toujours de donner l'impression que la morale est d'un ordre second,
puisque la loi apparaît le terme approprié aux actions en faveur de la
morale; et parce qu'il est douteux qu'une saine morale ait besoin
d'intrigue, de secret et donc vraisemblablement de tromperie pour
aboutir et se réaliser. Si vous êtes sceptique, pensez aux
fondamentalistes américains et à la ``Majorité morale". Au lieu d'une
action citoyenne, ouverte et franche, ils ont choisi une politique
opportuniste. Des alliances officieuses ou officielles avec des
groupes d'intérêt particulier existent, que l'Évangile ne peut guère
justifier: que penser de l'Association Nationale de détenteurs d'Armes
à feu (NRA), laquelle est loin de pratiquer ou de prêcher le ``tends
l'autre joue"? Une telle attitude, tactique, opportuniste, à courte
vue, présente la Droite Chrétienne américaine comme ce que notre
engagement chrétien ne doit pas être: on peu lui reprocher son absence
de programme (des mesures isolées; de portée, autre que symbolique,
réduite; sans cohérence interne nette sinon une idéologie
réactionnaire; aisément scandables, adaptées à une estimation minimale
de la maturité politique et intellectuelle des citoyens), son sens
tactique retors quoique grossier, son goût du ``politique d'abord", sa
volonté de récupérer des franges de la population par des activités
sans lien aucun avec leurs positions politiques (alors qu'un
engagement chrétien bien compris devrait viser la réalisation de son
idéal historique à tous les niveaux, chaque niveau selon sa fin
propre), bref, un penchant à suivre la maxime: ``la fin justifie les
moyens". Voilà une acception bien curieuse du ``Tout est pur pour les
purs"!
Ces deux points suffisent à exprimer le malaise et le
sentiment d'inadéquation historique éprouvé à la lecture d'Humanisme
intégral : ce qui paraît poser problème n'est plus tellement la
légitimation d'une action en tant que chrétien dans une société
profane. Il est heureux que plus personne ne s'aventure à dénoncer les
odieuses menées du cléricalisme (la peur du ridicule a du bon). C'est
plutôt le sens d'une action en tant que chrétien qui est en jeu: il me
semble que l'Église, par nature et par son expérience des luttes
religieuses, à quelque chose dire sur la société contemporaine que la
"neutralité" confessionnelle ne saurait tirer de son propre fond. (Je
suis persifleur, mais il me semble même que certains bons laïcards
répugnent à se poser certaines questions, quand même la tolérance
républicaine devrait en souffrir, et j'ai peur de ce que cela
cache...) Ainsi, concernant la prise en compte nécessaire d'un islam
français de masse, qu'il est crétin, dangereux et autodestructeur de
tenir en lisière et de présenter bien plus extrémiste qu'il n'est
vraiment (contrairement à la tradition nationale qu'on nous a si
souvent opposée, à nous autres catholiques), ou concernant les sectes,
il me semble que les militants chrétiens, de par la culture religieuse
exigible d'eux, auraient des choses à dire. Exemple à peine
iconoclaste: où finit le bouddhisme, où commence la secte? Non, ne me
prenez pas pour le dernier des imbéciles -; seulement, le seul fait
que la question apparaisse plausible de nos jours, à cause d'un
discours flou sur les ``spiritualités", doit poser de sérieux problèmes
à des chrétiens soucieux de ne pas dévoyer l'ordre spirituel. Je sais
(et Maritain le rappelle avec éloquence) que la chrétienté occidentale
s'honore de son souci d'agir, en face de la contemplation
orientale. Cette dernière peut être plus attirante pour le directeur
des ressources humaines stressé. Il reste que le souci du spirituel
présent dans les affaires temporelles engage le chrétien, avec tout ce
que cela peut impliquer d'exigence de sincérité et d'unité. A contre,
il peut (vive le paradoxe)
y avoir un côté quasi ``productiviste" dans la contemplation: par ce
qu'elle a d'ésotérique, elle comporte un aspect technique, il y a une
dimension d'efficacité jusque dans la recherche de l'extase des plus
hauts mystiques, une dimension spécialiste chez les plus grands
mystiques, très haute il est vrai, mais susceptible d'amalgame: on
retrouve ce souci d'efficacité masquée (il y a quelque chose de très
freudien dans cette forme de dénégation du fonctionnement interne de
la démarche spirituelle) dans toutes les ``spiritualités" (ah! que ce
mot est laid...) de supermarché, qui promettent ``l'accomplissement de
soi", ``l'unité avec le monde", ou que sais-je encore? Dans une époque
où une confusion est si vite arrivée, cela mérite pour le moins
réflexion...
Ma dernière partie sera beaucoup plus courte, car j'ai déjà
largement outrepassé la patience de mon lecteur, et répondu à une
bonne partie de mes objections en même temps que je les posais. Je
dirai simplement que ceux qui espèrent que les chrétiens cèdent à la
tentation de l'ordre moral, soit par bigoterie, soit par
malveillance, ne m'intéressent pas; et quant à renoncer à la volonté
d'agir en tant que chrétien ( ce qui constitue en soi une opposition
plus ou moins marquée à la neutralité de l'État: car une pétition
d'intention publique appelle toujours une prise en compte adéquate, à
savoir une certaine reconnaissance, de la part de la puissance
publique: si A milite pour B au nom de C, il importe peu à A d'être
reconnu comme A par la puissance publique, sauf à revenir sur l'idée
d'égalité devant la loi; il importe certes beaucoup à A que la
puissance publique prenne en compte B ; mais B risque d'être dévoyé
si B est pris en compte absolument, sans prise en compte des
arguments C; et, dans la perspective d'un idéal historique concret
chrétien, prendre C en compte, c'est d'une certaine manière
reconnaître - tacitement - A ...excusez-moi, je me suis laissé aller;
promis, je ne le ferai plus), une telle renonciation risque plus de
diluer que de diffuser l'influence de la doctrine chrétienne. (La
CFDT, syndicat d'inspiration chrétienne?) Autant il n'est pas bon de
maintenir une spécificité de principe
des organisations chrétiennes (un syndicalisme, une gauche ou un
patronat chrétiens...), parce que cela fait un peu "club privé" (ce
qui n'est guère satisfaisant pour la pastorale), autant il convient
de se démarquer en tant que chrétiens, pour avoir voix au chapitre:
ce n'est pas de l'opportunisme, mais les gens aiment savoir à qui ils
ont affaire et ne pas être pris en traître (abandonnons les
appellations obscures ou anodines, mais toujours trompeuses, aux
sectes d'Ubu et de son Croc à Phynances); ce n'est pas céder au
siècle, où il importe plus d'avoir grand gosier que hautes idées, que
de donner de la voix, car l'Église a des choses à dire (n'est-ce pas
la fonction de sa doctrine?), de même que les chrétiens (et ce en
dehors du champ balayé par la doctrine; car après tout l'Église du
Christ ne se dissout pas au-delà du credo, elle vit). Renoncer à
parler en tant que chrétiens (quitte à se faire taper sur les
doigts), c'est toujours donner raison à ceux qui n'acceptent pas la
publicité des affaires religieuses. Il est louable de mener une
action de témoignage (ne répète-t-on pas à satiété que nos hommes
politiques ne savent pas écouter leurs concitoyens?). Une telle
stratégie ne saurait être globale, ni prendre en compte tous les
besoins spirituels ou spirituel-temporels des hommes, car elle
revient dans une certaine mesure à se fondre dans la masse pour
observer sans faire de vagues ou de bruit, et à avance masqué. Or il
est de toute nécessité que les chrétiens donnent au monde certains
repères concernant l'ordre spirituel et la loi divine (tels que nous
les connaissons par la révélation et la tradition), et ce par des
voies institutionnelles ou non (il est toujours gênant de prêcher
l'engagement en oubliant la discipline qui en découle); car qui, et
de nos jours surtout, voudrait vivre dans une institution?
En conclusion, je dirai seulement qu'il incombe aux militants
chrétiens de manifester le liberté et l'amour dont Dieu inonde les
hommes. (J'aurais pu donner des détails doctrinaux sur la pratique de
l'engagement chrétien -
je crois surtout avoir dit ce qu'il ne doit pas être...- mais j'en ai
plus qu'assez, vous aussi si vous n'avez pas été rebuté d'entrée par
la longueur de l'article et l'épaisseur du style, et il me semble que
les deux premières lignes de cette conclusion en disent bien assez.)
Article paru dans Sénevé
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