S'engager signifie faire un choix. C'est donc avant tout une faculté de la volonté. Mais ce choix porte un contenu qui dépasse l'acte de la décision. L'engagement introduit en effet au sein de la volonté le temps, ou mieux dit, la durée. Ce qui est en jeu est dès le départ non une activité abstraite, au sens où porter un jugement est une activité abstraite, mais une activité concrète, étant donné que l'engagement est dans le temps, et que le temps, la durée est la pierre de touche du concret. Aussi l'engagement est-il à proprement parler l'expression de la liberté devenue solide dans la promesse, et par là il a à voir avec la fidélité, qu'on pourrait nommer l'aspect concret, l'aspect d'épreuve, l'aspect éprouvé de la liberté.
Décrire l'engagement comme l'habitation de la volonté dans le temps, c'est d'autre part exprimer le risque pris de perdre la liberté. L'engagement, parce qu'il est tissé dans une dimension dont il n'est pas le maître, à savoir le temps, court le risque de se briser contre le temps. L'engagement est donc aussi le courage, le risque de choisir l'aliénation. L'engagement est un pari sur le temps et sur soi-même comme fidèle dans le temps, le courage est la conscience du risque que l'on prend. Le courage, c'est la tension de la liberté , c'est la conscience que le temps est granulaire, que tout peut se briser. C'est donc l'expression positive, l'antonyme de l'angoisse, de la peur, avec laquelle il partage la même situation : il est face à quelque chose. L'engagement est donc à la fois un vivre dans (le temps, la fidélité), et un face à.
La résolution du risque d'aliénation est à chercher du côté de cette analyse (succincte) du courage. Si le courage est la tension de la liberté, la conscience d'un risque face à la contingence, à la discontinuité tragique de l'existence, alors l'engagement doit avoir comme réponse dans cette tension l'attention. L'engagement porte l'attention comme condition de son authenticité, et faute de cette attention il sombrerait dans le fanatisme, ou plus simplement serait englouti, annulé par la contingence des situations de l'existence, qui fait que telle chose promise à telle moment peut être une erreur dans une nouvelle situation. Ainsi, face à la discontinuité du temps vécu, et au risque qu'assume le courage d'une aliénation, l'attention vient rendre justice à la fois à la discontinuité indépassable (qui est le scandale de la croix, du mal, de la souffrance...) et à la continuité, elle vient rendre cette continuité, cette fidélité possible sans nier la discontinuité, par le fait que l'attention est la continuité dans la discontinuité, elle est la fidélité à chaque instant. Etre attentif, c'est vivre intensément et comme responsable de ce que l'on vit, c'est l'introduction d'une distance dans l'immédiat.
L'attention est l'une des exigences centrales du message évangélique. Fais attention, ``veille" car le Royaume des Cieux est tout proche. La parabole du voleur ou celle du maître qui revient en pleine nuit et surprend les veilleurs portent implicitement cette notion d'attention. On peut donc dire que l'engagement est naturellement chrétien. C'est l'``état chrétien" déclinable selon les deux vocations principales, la vocation des laïcs, la vocation des consacrés.
Le Christ a appelé son Église à être au coeur du monde, et c'est l'engagement de chaque chrétien que de porter l'Évangile au coeur du monde. Cet Évangile est bonne nouvelle pour les pauvres, vie pour les malades, force pour les faibles, justice pour les opprimés, amour pour les délaissés. Cet Évangile, c'est la vie même du Christ, cet engagement, c'est celui même de Jésus : en lui, Dieu s'engage dans l'homme, et le Verbe fait chair s'engage pour le salut, en guérissant les malades, en allant au-devant des pauvres, en relevant les abattus, en rendant dignité et vie aux hommes qui le croisent. Jésus, c'est évident dans les quatre Évangiles, est l'homme-Dieu engagé. Au tour de l'Église, réalité à la fois divine et humaine, d'être engagée au service du monde.
L'état consacré semble poser un problème. Ne s'agit-il pas
explicitement de renoncer au monde, de le quitter, de se retirer du
monde ? On est là devant le paradoxe d'une vie retirée du monde et
pourtant d'une vie engagée, d'une vie qui dit avoir tout engagé pour
Dieu. Car en se retirant du monde et en se consacrant à Dieu, on se
livre tout entier. Si Dieu n'existe pas alors tout est perdu. On est
devant l'expression la plus radicale du courage que je décrivais plus
haut. D'autant que cet engagement dans le retrait du monde n'est
absolument pas le refus de la discontinuité et la fuite dans la
continuité de la règle. Il est au contraire l'attention la plus grande
à l'instant et à la durée, il est la vie réduite à ces deux
dimensions, la discontinuité d'un temps qui n'a plus rien pour être
masquée, la continuité transcendante de la Présence divine qui vient
assumer toute cette contingence. En s'engageant totalement, le
religieux devient une garantie, une anticipation eschatologique, un
signe pour les autres chrétiens. Par sa fonction anticipatrice, la
vie religieuse est ainsi en quelque sorte la condition de
l'authenticité des autres engagements, une preuve de la fidélité pour
toute fidélité d'engagement.
Article paru dans Sénevé
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