Un saint à l'Ecole ?

Pierre Poyet, un tala de 1907

Vincent Aubin (L 88)


Qu'est-ce qu'un tala ? Un normalien qui veut devenir un saint. La définition est peut-être un peu raide, ou trop idéaliste, mais sans doute moins contestable que celle que pourraient fournir la sociologie ou une enquête d'opinion. C'est, en tous cas, la définition qui s'impose lorsque l'on croise la figure de Pierre Poyet, un normalien scientifique, conscrit de 1907, mort à 26 ans, dont l'existence fugace laissa chez ceux qui l'ont croisée la lumière durable d'une authentique sainteté.
J'ignorais de lui jusqu'à son nom, quand le hasard me fit tomber, sur les rayons de la Bibliothèque, sur un ouvrage au titre inattendu : L'apôtre de Normale Supérieure. Pierre Poyet (1887- 1913). Le sous-titre précise : Sa vie, ses amitiés, son journal spirituel. Par Albert Bessières, s. J1. Ainsi donc, au temps du très-laïque directeur Ernest Lavisse, il y eut à l'Ecole un " apôtre ", à qui son biographe n'hésite pas à attribuer une grande part du mérite de ce renouveau spirituel qui marqua en effet cette génération qui devait bientôt joncher les champs de bataille de la Somme ou de la Champagne. Un jeune mathématicien doué, qui se proposa simplement en entrant à l'Ecole de " convertir ses frères en les aimant " et qui, pour cela, pensa que l'unique moyen était de se décider à devenir un saint.


Voici les grandes lignes de sa vie singulière. Né au sein d'une famille chrétienne limousine, il resta lui-même un croyant plutôt tiède, voire tenté par l'indifférence religieuse, jusqu'à son engagement au Sillon de Marc Sangnier. Il y trouva, en plus d'une doctrine d'action sociale et politique, des amis qui lui firent découvrir la vie spirituelle. Celle-ci, en un sens, l'emporta sur celle-là, car Poyet sembla comprendre assez vite qu'un programme politique d'inspiration chrétienne, si généreux fût-il, est condamné à demeurer lettre morte, ou à se changer en une idéologie de plus, s'il n'est pas relayé et comme informé par une authentique action religieuse. Lors d'une conférence étonnante qu'il prononça aux " Journées sociales " de Limoges, en 1909 (il est en deuxième année d'Ecole), il s'expliquait ainsi : " Une collectivité ne sera bonne qu'autant que ses membres seront saints et justes. Il est vain et puéril de penser qu'une collectivité qui serait bonne - qu'entend-on au juste par là ? - distribuerait la justice et la bonté à ses membres comme une Providence aveugle et mercantile. Mais comment accomplir ce labeur ? Comment... ? si ce n'est en créant, en développant, dans chaque âme, une profonde vie intérieure. Or, pour nous qui avons le bonheur de croire, la vie intérieure est une vie religieuse."
Nul doute que Poyet ne livre ici, avec une sincérité qui est un de ses traits les plus attachants, le fond de son âme. Poyet s'attachera donc à convertir ses amis, condisciples, maîtres, parents et proches : au contact de son exigeante amitié, des catholiques sommeillant se convertirent en talas zélés, des protestants, des juifs, des libre-penseurs abandonneront des préjugés hostiles au catholicisme, et conçurent pour la première fois du respect pour la foi professée par Poyet. Tous, raconte un témoin, " sont devenus meilleurs après l'avoir fréquenté ". L'apostolat de Poyet était tenace : témoin, les lettres qu'il envoyait à ses amis pour les décider à participer aux retraites ignaciennes qu'il organisa pour les talas, inaugurant une durable tradition.
Tenaillé par la quête d'une vocation religieuse qu'il mit du temps à discerner, il sollicita son entrée dans la Compagnie de Jésus, mais la maladie l'emporta avant qu'il n'y fut reçu. Dans la longue agonie qui achevait de l'identifier au Christ2, il ne cessa d'oeuvrer pour la retraite qui se préparait pour avril 1913 : elle réunit, quatre jours après sa mort, un groupe fervent, dont les membres les plus remarquables sont peut-être ceux dont les noms figurent désormais sur le monument aux morts de l'Ecole : Gâteaux, Bouzol, Doncker, Borell, Flachaire... Tous avaient été gagnés, un par un, par la charité de Poyet, et il est difficile de n'être pas ému du courage que ces talas, à l'instar de bien d'autres normaliens, démontrèrent dans l'épreuve du feu, qui scella en quelque sorte leur soif de sacrifice.


Sur deux points au moins, la vie de Poyet me semble un exemple important pour les talas d'aujourd'hui. Le premier, le plus évident, est la conscience qu'il démontra de devoir être un apôtre. Pas un apôtre tonitruant, et même tout le contraire d'un prêcheur. Ainsi qu'il l'expliqua lui-même, l'apostolat était pour lui l'expression de l'amitié : " Comment convertirons-nous nos frères ? - En les aimant ". Il détaille son idéal : l'exemple d'abord, l'affection réelle, humaine, la confidence. Poyet sert, Poyet comprend, se fait aimer de tous par sa simplicité et la confiance qu'il ne refuse à personne. Il est assez étonnant de lire le récit de ses entrevues avec Lavisse, à qui il fait part de son désir de devenir jésuite - à une époque où ce nom symbolise à peu près tout ce qui est honni pas la République dont Lavisse est un des penseurs officiels3. Mais on ne peut s'arrêter à cette affection loyale : il faut parler, explique Poyet : " Pendant trente années, Jésus se recueillit, obéit, pria, puis Il parla. Faisons de même... " Pour Poyet, la pudeur, la délicatesse, le respect ne doivent pas servir de prête-nom au respect humain. Point d'action collective, point de démarche " de groupe ", mais en revanche des conversations seul à seul, d'âme à âme, qui frayent un chemin, à travers les méandres de consciences souvent douloureuses ou enténébrées par le péché, à la lumière du Christ.
A l'Ecole, ses premiers succès déclenchent des réactions hostiles. " On parle, maintenant, ouvertement, de prosélytisme sur des intelligences malléables, de luttes engagées, puisque l'un des partis (celui des conférences de Saint Vincent de Paul), descend dans l'arène, tandis que l'autre (Socialistes et Antitalas) pensait qu'on vivait sur une trêve implicitement consentie... Comment veulent-ils que nous oublions : "Voici que je vous apporte un commandement nouveau" ? Comme si ouvrir son âme, écouter, avec une sympathie affecteuse, les incertitudes, les efforts d'une âme qui lutte pour l'idéal ou qui est lasse d'être vaincue - comme si tout cela n'était pas le ciment le plus solide pour rapprocher les coeurs ! "
Poyet ne fait pas de l'amitié une tactique d'apostolat, simplement il refuse une amitié à moitié, où l'on parlerait de tout sauf de ce qui compte vraiment. Que chacun dise où il en est, quels sont ses doutes, ses réserves, mais qu'il le fasse avec sincérité, et Poyet ne doute pas que l'on se retrouvera à la fin plus près de la vérité. à Janet, un camarade incroyant, visiblement féru des théories néo-kantiennes alors en vogue, il écrit : " N'est-il pas vrai... que chacun de nous gagnerait à mieux connaître les autres ? En soumettant notre idéal à un mutuel examen, il s'enrichirait... Ce faisant, nos coeurs seraient rapprochés et nous y puiserions de nouveaux motifs de nous aimer. " Et en peu plus loin dans la même lettre, il met en pratique ce qu'il vient de proposer : " Et maintenant, si les liens qui existent entre nous me le permettent, je te demanderai encore sur la question posée (votre conception du devoir), ton opinion tout entière. Je la réclame. Je me suis attaché, quant- à moi, à cette règle : n'avoir jamais peur de la vérité ".
Avec ceux qu'il a convertis, le ton est celui d'un grand frère exigeant. à son cher Borell, par exemple : " Petit frère Philippe, que je te tance... Je désirerais que tu changes bien profondément. Si tu continues ainsi ta vie, au jour le jour, hâtive, agitée, tu passeras sans laisser aucune trace ; si, quelques articles de revues... ". à Langlamet, le premier de " ses " convertis : " Il faut que Jésus prenne la place qui est la sienne dans l'économie de ta pensée, c'est-à-dire la place centrale. Pour cela, lis l'Evangile, l'Imitation aussi ; réserve-toi un quart d'heure, une demi-heure pour méditer ". à Gâteaux, le deuxième converti : " Je t'engage vivement à rapprocher tes communions ; plusieurs fois par semaine et tous les jours... Je t'en conjure, examine à fond cette question. Notre Seigneur veut ton âme tout entière. Pourquoi ne pas aller tout entier à lui ? Or, quelle voie plus accomplie que la communion quotidienne ? Je ne te laisserai pas de repos que tu n'y sois venu. (A la retraite aussi) ".
On pourra trouver ce zèle indiscret. Le fait est pourtant que ceux qui en furent l'objet n'eurent pas d'autre idée que de pratiquer ce que leur meilleur ami leur conseillait.
La raison en est peut-être simple : c'est qu'ils avaient d'abord vu Poyet payer de sa personne. C'est le deuxième point qui me semble significatif dans sa vie. Poyet ne promeuvait pas une ligne politique intéressante, ni un projet humanitaire (social, dirait-on à l'époque). Voulant " donner le Christ " aux autres, il fixe les priorités : " Mais, de grâce, n'oublions pas que nous ne donnerons le Christ que si nous l'avons en nous ". L'apostolat ne sera en fait que le débordement à l'extérieur de la vie intérieure, de l'amour inconditionnel pour le Christ. Il ne s'agit pas d'entrenir une vague religiosité ou de professer une admiration plus ou moins intellectuelle pour la figure du Christ, mais d'une vraie vie spirituelle que Poyet travailla à acquérir à travers les moyens qu'utilisent les saints : l'oraison, la communion fréquente, la direction spirituelle, la confession, la méditation de la vie du Christ, l'examen de conscience, sans oublier la mortification volontaire, y compris corporelle, la pratique de la correction fraternelle, et l'approfondissement constant de la doctrine. On parlait au temps de Poyet d'ascétique et de mystique. Les noms peuvent passer, la réalité demeure : pas d'identification au Christ sans l'oeuvre de la grâce, préparée et soutenue par tout l'effort de la volonté, la lutte contre les défauts, le sacrifice. La vie spirituelle qui ne s'appuie pas sur le développement des vertus - qu'elle stimule en retour, - est vouée à l'échec. Ceux qui ont connu Poyet parlent de sa loyauté, de sa pureté, de sa force d'âme, de sa douceur, autant que de sa piété et de son dévouement. Ce n'est assurément pas le chemin le plus commode. Poyet, lui, s'appuya sur " l'instrument formidable de sanctification " que sont les Exercices spirituels. Il en suivit la marche rigoureuse, et s'en trouva bien. Ils s'accordaient, il faut dire, avec son tour d'esprit qui le portait à passer implacablement des prémisses aux conséquences. "


La vie chrétienne n'est pas un état de tout repos. On n'est pas quitte envers Dieu quand on lui a accordé un minimum de temps. C'est tout entier qu'il nous réclame. Il nous ordonne à chacun d'être des saints. " " La seule chose qui importe, c'est notre sanctification. " Ses carnets spirituels portent la marque émouvante de ses luttes : méditation sur l'Evangile, résolutions, invocations ferventes... Poyet, qui veut être saint, s'en donne les moyens, et seconde le travail de la grâce de toute son énergie - une énergie qu'il puise, notamment vers la fin, dans l'acceptation de la souffrance et la pénitence, toujours modérée par son directeur. Deux jours avant sa mort, il médite saint Paul : " Nous qui vivons, nous sommes sans cesse livrés à la mort, à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre chair mortelle " (2 Cor IV, 11). " Seigneur Jésus, je vous demande de pouvoir dire avec l'Apôtre : "Je meurs chaque jour", jusqu'à ce que vous veniez. "
Cette haute idée de la vie spirituelle est peut-être ce qui nous est le moins familier aujourd'hui. Habitués à raisonner en termes de stratégie, de campagne de promotion, d'image, nous répugnons à saisir la nécessité préalable de la lutte intérieure et de la vie contemplative. Pourtant, il est certain que le problème majeur du christianisme aujourd'hui, le seul qui soit vraiment préoccupant, est l'anémie de la vie spirituelle. Sous ce nom on trouve trop souvent une forme de piété sentimentale, compatible avec une connaissance de la foi pour le moins approximative et une vie morale... pas très catholique. Or le paysage religieux de la France des années dix de ce siècle, et singulièrement de la France intellectuelle et savante, n'était a priori guère plus avenant qu'aujourd'hui. Certes, un Ozanam avait accompli une oeuvre considérable quelques soixante dix ans plus tôt ; mais l'ignorance et l'indifférence religieuse étaient la règle du temps de Poyet. Pourtant les premières décennies du siècle virent un renouveau que rien ne laissait prévoir, mais dont les causes les plus profondes sont à n'en pas douter un renouvellement de la vie spirituelle : il suffit de penser à l'énorme impact des livres de Chautard ou de Marmion, à la popularité croissante de Thérèse de Lisieux, ou aux miliers d'ordinations annuelles des années 20 et 30. On peut dire les choses autrement. Nul doute que l'Eglise ait besoin de " stratégies " pour continuer d'assurer aujourd'hui sa mission. Mais ces stratégies, c'est à l'Esprit Saint qu'il revient de les susciter, comme il n'a jamais cessé de le faire, en agissant dans des coeurs dociles à son action. Ce sont les saints qui font avancer l'Eglise, ce sont eux qui inventent les nouvelles voies d'évangélisation et les parcourent en précurseurs. La vie spirituelle n'est rien d'autre que cette vie de l'Esprit Saint qui transforme chaque baptisé en saint et en apôtre. Sainteté et apostolat : ces deux notes majeures de l'idéal de Poyet, on ne s'étonnera pas de les retrouver en dominante du message du dernier concile, rappelant solennellement l'appel universel à la sainteté et à l'apostolat dans l'Eglise4.


On pourrait sans doute relever d'autres traits pertinents dans la vie de Poyet, notamment sa pratique audacieuse du dialogue avec les non-croyants, les autres chrétiens et les Juifs, et son souci d'évangéliser les milieux ouvriers. Je me borne en conclusion à évoquer un aspect qui, sans avoir échappé à Poyet, n'a pu, par la force des choses, être vraiment illustré par sa courte vie. Je veux parler de la contribution proprement scientifique que les talas sont appelés à apporter par le fait qu'ils sont des normaliens. Poyet se montra certes conscient de l'importance de la formation des talas, et organisa des conférences et des cercles d'études ; il encouragea ses amis littéraires à rechercher l'harmonie entre la foi et la culture, et lui-même chercha à y contribuer parfois. Il reste que science et foi représentent plutôt dans sa vie deux pôles opposés. Il ne s'agit pas seulement de l'orgueil intellectuel contre lequel il lutta avec clairvoyance. Poyet semble à un certain moment s'éloigner de la science pour des raisons religieuses, et pensa de toutes façons très tôt que Dieu l'appelait à une vie consacrée qui signifiait, sinon un abandon pur et simple, un détachement complet à l'égard de la recherche scientifique. Or en cela il n'est pas représentatif du commun des talas, qu'on peut au contraire considérer comme appelés par Dieu à contribuer scientifiquement à l'évangélisation de la culture. Un passage de l'encyclique Redemptor hominis exprime bien cette responsabilité : " Comme aux époques précédentes, et peut-être plus encore aujourd'hui, les théologiens et tous les hommes de science de l'Eglise sont appelés à unir la foi à la science et à la sagesse pour contribuer à leur compénétration réciproque, comme nous le lisons dans la prière liturgique pour la fête de saint Albert, docteur de l'Eglise. (...) Ceci concerne aussi bien les sciences exactes que les sciences humaines comme aussi la philosophie, dont les liens étroits avec la théologie ont été rappelés par le Concile Vatican II "5.
Il n'appartient pas au Magistère de fixer a priori les formes que doit prendre cette " compénétration " de la foi et du savoir. Seuls des chrétiens instruits de leur foi, vivant d'une authentique vie spirituelle, et tout à la fois réellement au fait de leur discipline scientifique, peuvent contribuer valablement à ce grand idéal. à défaut de Poyet, les normaliens peuvent tourner les yeux vers les réussites magistrales d'un Pasteur ou surtout d'un Duhem. Cela est même nécessaire pour compenser l'effet clérical induit par le type de sainteté représenté par Poyet : sauf appel explicitement contraire, le tala, s'il veut devenir un saint, ne peut oublier qu'il est normalien, et que c'est notamment en poursuivant l'idéal universitaire de l'Ecole qu'il doit se sanctifier. Il ne peut donc se dispenser, ni de l'approfondissement scientifique de sa foi, ni d'envisager la portée apostolique de son travail. Le contraire introduirait dans sa vie une scission dont la vie spirituelle aurait toutes chances de sortir perdante. Au fond, il n'est que de garder à l'esprit la devise de Poyet : " Dieu seul, par Jésus-Christ ".


Poyet ne se trompa pas d'objectif : il ne chercha pas à devenir un tala, à coller à une définition, à ressembler à l'image du tala qu'avaient dessinée ses prédécesseurs. Mieux encore, il ne chercha pas non plus à ne pas devenir un tala, à se singulariser en inventant une manière originale d'être chrétien à l'Ecole. Il chercha à devenir un saint, mais ne chercha que cela, " de toute son âme " comme il aimait à dire. Et par là il fut assurément un exemplaire tala. De nos jours il se trouve sans doute peu de jeunes catholiques un peu instruits qui n'acquiescent à l'idée que le baptisé est appelé à être saint. Mais comme il est facile que cette idée reste vague, si théorique et abstraite que sa portée pratique est réduite au néant ! La vie brève et féconde de Poyet peut aider à comprendre combien la sainteté demande aux talas toute leur âme, dès maintenant, avec leur jeunesse, leurs talents, leurs idéaux. C'est " tout entier ", disait Poyet, que le Christ les réclame, ces jeunes gens qui comme celui de l'Evangile ont eux aussi " de grands biens ".

V.A.







Article paru dans Sénevé


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