Les premiers apôtres avaient la certitude que le retour du Christ était pour demain. Dans leur proclamation obstinée de cette foi inouïe, ils avaient déjà, en quelque sorte, un pied dans le Paradis. Mais une telle ferveur n'était possible que dans un contexte de communauté forte, soudée et appelée à s'étendre. Car ce n'était pas chacun dans son coin que l'on se réjouissait de l'imminence du Salut. Celui-ci n'avait de sens que dans et par le Salut de tous. Cela ne nous paraît peut-être plus aussi surprenant que ça devait l'être à l'origine. Car dans leur vision sociale et unitaire de la Rédemption, ils étaient à mille lieues de tout ce que le paganisme avait pu proposer jusqu'alors en terme d'accomplissement de l'homme. Ainsi la contemplation de l'être pour Platon comme pour ses successeurs était le privilège d'une poignée d'hommes d'élite, et la suprême vertu n'était conçue au fond que comme un glorieux exil.
Nos pères en esprit pensaient tout autrement. Loin de se draper dans
l'isolement d'une vertu rare et dédaigneuse, ils ne trouvaient le
Salut que dans la surabondance du don de soi, à Dieu dans le martyre,
aux hommes dans la prédication. Comme Simone Weil bien plus tard, ils
devaient se dire : «Mon affaire n'est pas de penser à moi, mais à
Dieu. C'est à Dieu, s'il le veut, de penser à moi.» Ainsi, pour nous
aujourd'hui encore, la gloire de Dieu ne peut advenir que dans l'oubli
de soi, et dans la préséance de l'autre. C'est pourquoi la Tradition a
promu l'idée, au premier abord choquante, que la résurrection
définitive, celle qui restitue l'âme dans sa pureté et le corps dans
sa plénitude, n'intervient qu'à la toute fin des Temps, au moment de
la résolution des siècles et du Jugement collectif des hommes. Or pour
Saint Thomas par exemple, les Saints eux-mêmes doivent patienter sur
le parvis de la cité céleste, ne pouvant y accéder véritablement avant
que le nombre des rachetés ne soit au complet : «ils doivent attendre
d'une seule attente, et le salut de ceux qui sont encore en route, et
leur propre résurrection.» (Des créatures spirituelles) A
l'entendre, la Communion des Saints n'est que l'autre nom de la
sainteté : on n'entre chez le Père qu'en cortège d'Elus, et à
proprement parler on ne peut être vraiment un Saint qu'en Communion. Grégoire
de Nysse ne dit pas autre chose dans son commentaire au Cantique :
«tous seront un seul Corps et un seul Esprit, grâce à l'unique
espérance à laquelle ils ont été appelés. Et le lien de cette unité,
voilà ce qu'est la gloire». En un sens, c'est terrible à dire : la foi
d'un seul ne fait qu'entrevoir la vision béatifique. «Mais à supposer
que l' oeil soit sain et sans aucun trouble de vue, quelle
pourra-t-être sa joie, si les autres membres lui manquent?» (Origène,
Homélie 7) Voir le Christ face-à-face, ce ne peut être que Le voir côte-à-côte, en Corps rassemblé. La foi trouve sa pleine expression dans un croire-ensemble; au sens fort, elle est con-fiance. «Sans cela nous ne faisons qu'entrevoir la gloire au travers d'un miroir, en énigme et d'une façon partielle.»(St Augustin)
Ainsi, non seulement il faut que je me tourne vers ma vocation éternelle, mais il faut aussi pour que celle-ci s'accomplisse que les autres songent à la leur à leur tour. Comme l'écrit Bernanos, «on ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns avec les autres, ou même les uns pour les autres». On va plus loin ici que la concepton d'Heidegger, qui après Pascal veut que la profondeur de l'être se révèle dans le face-à-face avec la mort, que la vie courante d'ordinaire nous dérobe. Pour un chrétien, la mort n'est pas seulement ce qui me rend à moi-même, elle est aussi et surtout ce qui me voue aux autres et à Dieu. Cela fait beaucoup, me direz-vous. Mais cela ouvre aussi à une pleine compréhension de ce qu'exige le onzième commandement du Christ. Même si je m'imagine connaître Dieu, même si j'ai le sentiment que la Grâce m'a réellement conduit jusqu'à une vision plénière de Sa Face -et cela peut arriver dans des moments de ferveur mystique-, je ne Le connaîtrai pas, et la Grâce ne sera la Grâce que pour autant que d'autres, que tous les autres L'auront eux aussi reconnu, qu'eux aussi auront été touchés par Sa main. Cette vision des choses n'est pas forcément celle qui agrée le plus aux impatients, à ceux qui s'imaginent avoir suffisamment étreint ici-bas le Mystère du Christ pour mériter là-haut de jouir éternellement de Sa Présence. Car elle implique que mon regard accepte de s'augmenter du regard de l'autre. Elle implique que le nouveau converti convertisse à son tour le chrétien de longue date, et qu'au moment de répandre autour de moi la Parole de l'Evangile, j'accepte paradoxalement de n'en être que le porte-voix, ébloui peut-être mais en aucun cas captateur, et au fond de ne pas en maîtriser les effets, sur les autres comme sur moi-même. C'est en cela qu'il n'y a aucune volonté d'appropriation, d'accaparement dans le geste de convertir. Toute dimension de calcul, de prévision en est exclue. Convertir, c'est tout aussitôt se convertir. On n'ébranle pas les autres pour se flatter soi-même d'être arrimé au sol des certitudes. En réalité, on est soi-même débordé par ce flot d'amour que comme malgré soi, on a libéré, et pas plus l'autre que moi-même, dans l'Amour du Christ, ne nous reconnaissons nous-mêmes.
Cette façon risquée et pourtant à mon avis proprement chrétienne d'envisager le Salut permet en outre de fonder l'idée ô combien problématique de la résurrection de la chair. Le credo l'affirme, mais me semble-t-il dans un sens particulier. Il est tentant en effet de croire que nous proclamons par là la permanence dans l'au-delà de notre corps tel que nous le connaissons ici-bas. Mais il faut comprendre, et ce n'est pas simple, qu'il sera «le même, en infiniment mieux»(JRA). S'il y a chair dans le Royaume des Cieux, si les Ames ne se suffisent pas à elles-mêmes dans la cité des âmes, c'est qu'en définitive, séparées de leur corps, elles ne sauraient plus communiquer avec leurs semblables. Chair, oui, mais chair pour parfaire l'âme, chair tout entière tournée vers le prochain. Alors seulement, nous ne nous regarderons plus le nombril. Et Adam et Eve oublieront enfin qu'un jour de premier Paradis, ils ont su qu'ils étaient nus.
Article paru dans Sénevé
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