Être faible, être digne

Martin Dumont


"C'est à vous d'abord qu'il fallait annoncer la parole de Dieu. Puisque vous la repoussez et ne vous jugez pas dignes de la vie éternelle, eh bien! nous nous tournons vers les païens." Actes des Apôtres, XII, 46


C'est par ces mots que Paul et Barnabé justifient devant les juifs l'annonce universelle, jusqu'aux païens, de la Parole de Dieu. L'invective est terrifiante : ne sommes-nous pas nous-mêmes ceux qui se ferment à l'annonce du salut? Or la raison de cette fermeture est elle aussi impressionnante : c'est notre orgueil qui, paradoxalement, est ici visé quand il nous est reproché de nous croire indignes de la vie éternelle.


Pourtant les mages avaient, les premiers, montré la voie de la conversion à la personne du Christ, en venant lui offrir l'or, l'encens et la myrrhe. Le récit nous montre en effet que les premiers adorateurs du Christ furent des gens qui n'attendaient pas le Christ comme Messie, mais ont néanmoins su être attentifs aux signes qui l'annonçaient. Dès la Nativité, des hommes viennent des quatre coins du monde adorer le Christ, témoignant ainsi de ce que chacun peut ressentir de cet appel universel, pour peu qu'il souhaite l'entendre. Et déjà l'adoration est placée pour ces hommes, qui voient l'Enfant face à face, autant sous le signe de l'humilité que de la dignité. Humilité de l'obéissance au signe divin de l'étoile qui les guide, de la prosternation devant un enfant, et dignité paisible des adorateurs qui n'ont pas peur d'offrir leur très humains cadeaux et obtiennent par ce geste une dignité nouvelle. C'est là la démarche que nous faisons quand nous adorons le Saint Sacrement, où nous goûtons à ce que sera la vie en Dieu.


À travers cette histoire se dessine l'intuition que le jugement de Dieu ne nous est pas extérieur, imposé, mais qu'il est affaire de conversion : à travers cet enfant dans la crèche, on devine que ce n'est peut-être pas seulement le Dieu terrible qui décidera ou non de nous éloigner de lui, mais que le Juge c'est ce même enfant souriant, qui nous demande : «te juges-tu digne de participer de ma vie éternelle ?» La proposition faite à l'homme de vivre de la vie même de Dieu, que l'Ancien Testament préfigure à travers les évocations du Shéol, les Psaumes et le livre des Macabées (II Maccabées, XII, 41-46), est pleinement révélée dans l'Incarnation du Christ, Dieu fait homme : «Je suis le chemin, la vérité et la vie, qui croit en moi aura la .vie éternelle». Croire, c'est donc avoir la folle espérance que notre vie est digne d'être sauvée, par l'amour que Dieu nous porte. Cette espérance est entretenue par les sacrements, qui nous font dès ici-bas participer de la vie du Dieu trinitaire, et qui permettent de comprendre, par leur matérialité, que nos corps mêmes sont appelés à ressuciter : les sacrements réalisent notre élection par Dieu, et ce corps digne de recevoir Dieu ne saurait être laissé au néant.


Il y a beaucoup d'incompréhension chez ceux qui voient au principe de la foi chrétienne de l'humiliation là où il y a humilité, et de la lâcheté là où il y a un réel courage à accepter que tout nous vienne de Dieu. Ainsi on ridiculise les tard-convertis qui se tournent vers Dieu au soir de leur vie, par peur de l'anéantissement complet. Il faut d'abord noter que ces gestes ne sont pas si fréquents et que leur attitude recèle une idée juste de la vie éternelle. En effet, ce n'est pas une immortalité qui nous est proposée, et la certitude d'être aimé de Dieu ne libère pas totalement de l'angoisse de la mort. Il y a même une intuition du : «Ce n'est pas possible, je ne peux pas finir comme ça...». Sentiment de ce que notre propre vie vient d'un don incompréhensible qui nous dépasse, et qui ne saurait nous être retiré, que Dieu s'est engagé à nos côtés dès le commencement du monde, en nous donant la vie, et en donnant la sienne pour nous. Que nous soyons jugés par un Dieu enfant plein de bonté n'enlève rien à la difficulté de notre choix. Il faut au contraire affirmer, avec le curé de campagne de Bernanos, que Dieu réitère sans cesse son appel («Tout est grâce»), qu'il nous faut répondre de tout notre être à celui-ci, et que cet abandon à Dieu est plus difficile et paradoxalement plus libre que le refus de sa grâce.


Qui saurait répondre «non», dans ce face-à-face bouleversant qui récapitule toute notre vie, à l'Enfant qui l'invite à entrer dans la vie éternelle? Celui peut-être qui ne s'en sent pas digne parceque ce regard d'une bonté et d'une confiance absolues le transperce, le renvoie à ses propres manquements, celui qui ne peut soutenir ce regard (ce que personne ne saurait faire d'ailleurs, à moins d'être transfiguré par ce regard).Orgueil déplacé de celui qui s'humilie, qui se voudrait en fait irréprochable, qui refuse de se laisser restaurer par ce regard d'amour. «Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir, mais dit seulement une parole, et je serai guéri». La vie éternelle nous renvoie à nous-mêmes de manière décisive : est-ce que je tiens assez à ma relation à Dieu et aux autres, pour accepter que cette relation soit pleinement et définitivement accomplie? Le curé de campagne, passé au creuset de l'humilité, a le courage de proclamer que, malgré sa misère apparente, il n'est pas rien. C'est là la vertu d'espérance : accepter notre valeur absolue aux yeux de Dieu.






M.D.

Article paru dans Sénevé


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