La Vie Éternelle

Xavier Morales


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C'était pendant la guerre du Kosovo. Un Témoin de Jéhovah m'avisa à l'entrée du Campus, du moins je le reconnus immédiatement pour un Témoin à sa technique d'abordage impeccablement huilée : «Est-ce que vous ne rêvez pas d'autre chose, d'un autre monde ?» Je suppose qu'il s'attendait à ce que je lui parle de la guerre, de la pollution, de la mort etc. Il m'aurait ensuite dessiné l'un de ces magnifiques paysages qu'on peut admirer sur leur tracts : une terre bleue et verte, où le panda (et autres espèces menacées) et le lion cohabitent, où de tendres enfants tendent leurs bras vers de gentilles personnes âgées, libérées de leurs maisons de retraite inhumaines. Plus de centrale nucléaire, plus de corruption politique, plus de guerre. Une planète écologique et pacifique. Un paradis sur terre.


Malheureusement pour mon Témoin, ma réponse fut différente. Je répliquai : «Je voudrais voir Dieu, le connaître. Tel est mon rêve.» Mon interlocuteur tâcha de se rattraper aux branches : il fallait à tout prix qu'il me refile son paradis terrestre façon Disneyland. Il choisit bizarrement de me décevoir. À coup de citations bibliques, il me prouva que, pas de chance, il n'était pas prévu dans le plan de Dieu que j'habite avec lui dans les cieux ; ç'avait été réservé à quelques élus, les Apôtres et autres assimilés. Pour nous, nous devions nous contenter d'un nouvel Eden, une nouvelle terre, tout ce qu'il y a de plus matériel : un idéal écologique.


Anecdote mise à part, j'ai compris ce jour-là quelque chose de mon espérance. Je me contrefiche d'un paradis terrestre ou d'une humanité pacifiée. Je m'y sentirais encore «mort» de cette mort dont nous vivons dans cette vie avant la Vraie Vie. Non que je dénigre tout humanisme, ou que je méprise notre Planète Bleue. Je crois sincèrement que la Vie que nous proposera Dieu dans sa nouvelle création sera la convivence pacifique des hommes dans une matière habitée par l'Esprit. Mais un paradis terrestre, c'est-à-dire la même chose que ce que je vis actuellement en version corrigée, cela ne me suffit pas.


Nous aurons passé, nous les amoureux de Dieu, notre vie à vivre une secrète histoire d'amour, un jeu de cache-cache parfois douloureux avec ce Dieu qui n'est connu ni dans la perception sensible ni dans la matérialité dont est fait notre monde. Avec ce que le langage religieux appelle la Chute, un bouleversement a eu lieu : la matière, soumise au devenir, et de ce fait passagère, transparente, et l'Esprit qui seul demeure, qui anime le monde après l'avoir créé, ont inversé leurs rôles. La matière est devenue, à nos yeux, le stable, le permanent, l'opaque voire l'obstacle, tandis que l'Esprit nous paraît un souffle fugitif, imperceptible, caché. Ce que la Création toute entière attend dans les douleurs de l'enfantement, c'est que de nouveau la matière soit le corps animé par l'Esprit, que de nouveau l'Esprit soit visible à travers la matière, comme ce qui lui donne sa consistance et son sens. Dieu caché dans le dessous des cartes manifestera de nouveau qu'il est au centre du monde. Alors la géographie scindée de cette nouvelle création des Témoins de Jéhovah me paraît insupportable. Séparer ainsi un ciel, où Dieu apparaîtra dans sa Gloire au milieu des esprits immatériels, et une terre, même la plus jolie qui soit, mais une terre toujours terre. Ce que nous promet la Nouvelle Alliance, c'est un Mariage du Ciel et de la Terre.


L'Épouse de l'Agneau, la Jérusalem du Ciel, descendra d'auprès de Dieu, et Dieu sera au milieu des hommes (Apo 21, 1-3). Plus de séparation entre le Ciel et la Terre, mais une Terre où habite le Ciel, et un Ciel qui irrigue la Terre. La Nouvelle Création est alors décrite sous l'image du Fleuve de Vie, donc d'une expansion à partir d'une source, et cette source est au milieu de la Cité des hommes (Apo 22, 1), ou bien encore sous l'image de l'Arbre de Vie, continuité entre le bas et le haut, enraciné dans la matière et épanouissant ses frondaisons dans le ciel (Apo 22, 2).


Être
La Vie Éternelle se manifeste donc essentiellement comme une transparence. J'aimerais de nouveau raconter une petite histoire. Origène, un grand théologien alexandrin du troisième siècle, avait une jolie image pour décrire le Jugement Dernier. Il disait : la mort et le Jugement, c'est comme lorsque l'on passe au four les vases d'argile. Ils durcissent et ils resteront désormais tels qu'ils ont été modelés.


La première fois que j'ai lu cette histoire, j'ai été choqué. L'idée que tout était terminé, qu'on ne pouvait plus rien changer à son sort après sa mort, que les flammes de l'enfer nous guettaient. Et puis je me suis dit que ce n'était pas du tout ça. Cela veut dire qu'à notre mort, notre vie sera achevée. Nous aurons fini de commencer à être nous-mêmes. Nous aurons terminé notre période de «définition». Nous serons enfin des personnes complètes.


Tout au long de notre vie, nous aurons fait cette expérience souvent douloureuse : nous ne sommes pas ce que nous voudrions être, nous ne paraissons pas tels que nous sommes. Combien de fois aurons-nous voulu ouvrir notre poitrine pour montrer notre coeur à la personne aimée ? Combien de fois nous serons-nous empêtrés dans les mots, incapables de nous expliquer ? Combien notre esprit était lourd de tant de secrets, de pensées refoulées, de désirs avortés, d'intentions jamais réalisées. La lettre aux Éphésiens a une image bizarre pour décrire tout cela. Elle dit : il y a le vieil homme et l'homme nouveau (Ep 4, 17-24). L'homme extérieur et l'homme intérieur. Ce que nous réalisons de nous-mêmes dans le monde, et ce qui reste caché à l'intérieur de nous-mêmes, et dont nous sentons bien pourtant que c'est le vrai «moi». Pour l'instant, «votre vie reste cachée avec le Christ en Dieu» (Col 3, 3). À la Résurrection, nous revêtirons l'homme intérieur. Autrement dit, l'homme intérieur sera manifesté à l'extérieur. L'enveloppe de notre corps, transfiguré, laissera transparaître ce que nous sommes vraiment. La Vie Éternelle est une transparence. Ce sera certainement pour nous un grand soulagement, une impression de libération, d'élargissement, d'espace pour être vraiment. Comme des vêtements neufs enfin à la bonne taille.


Aimer
Le jour où j'ai compris que la Vie Éternelle consisterait en un dévoilement de ce que je suis vraiment, en une vérité de l'être, telle que seul Dieu pour l'instant la connaît, j'ai souri, un peu effrayé. Je me suis dit : «Pour moi qui ne suis pas un saint, la Vie Éternelle ne sera pas de tout repos. Je rougirai à tout bout de champ, à chaque rencontre, chacun saura les mauvaises pensées, les manques d'amour, voire les méchancetés que j'ai pu avoir pour lui. comment pourra-t-on s'aimer, lorsque la noirceur de notre coeur, même comme souvenir, sera révélée ?»


C'est la petite Thérèse qui m'a répondu. Un de ces frères spirituels lui avait écrit qu'il avait honte, parce que lorsqu'elle serait au ciel, elle ne l'aiderait plus autant : elle verrait toutes ses misères. Thérèse admoneste son frère en lui disant : c'est vrai, mais je les regarderai avec les yeux de Jésus !


On ne peut décrire la Vie Éternelle comme transparence que si l'on ajoute l'essentiel : cette Vie est pratique de l'Amour. C'est parce que nous serons transparents que nous pourrons nous aimer plus profondément. Notre transparence sera même l'occasion d'aimer à un degré supérieur : car alors, nous nous regarderons avec le regard plein de tendresse de celui qui pardonne tout, le regard de Jésus. Nous pratiquerons la Vie de Dieu qui est dévoilement de soi au risque des autres, et amour tellement fort qu'il pardonne tout. Nous aurons le coeur ouvert, à l'imitation de Celui qui ouvrit son Coeur sur la Croix.


Alors la Vie sera la Vraie Vie : vraie parce qu'elle sera Vision, Transparence de la Vérité et Pratique de l'Amour. Alors seulement la Vie révélera toute sa plénitude dans le dessein de Dieu, et cette plénitude à son tour manifestera complètement combien les volontés de Dieu sur nous sont immenses. Nous connaîtrons alors un peu de la vraie mesure de Dieu qui est toujours plus grand.

X.M.

Article paru dans Sénevé


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