Nous qui sommes revenus du positivisme excessif du dix-neuvième siècle mais qui, par
souci d'aller à l'essentiel, mettrions volontiers de côté tout ce qui nous apparaît secondaire
dans notre foi, nous pourrions être tentés de croire, avec Simone Weil, que "le Christ
guérissant des infirmes, ressuscitant des morts, etc., c'est la partie humble, humaine,
presque basse de sa mission. La partie surnaturelle, c'est la sueur de sang, le désir
insatisfait de consolations humaines, la supplication d'être épargné, le sentiment d'être
abandonné de Dieu1.
". Lisons ce propos comme une invitation à lire et à relire tout
l'Evangile dans la
lumière, unique, de l'Incarnation et de la Croix glorieuse, mais ne séparons pas trop vite
ce qui, dans les paroles et les gestes du Christ, serait seulement "humain, trop humain",
de ce qui serait proprement divin. N'est-ce pas justement cela le Miracle, que Dieu, par
son Incarnation, rencontre l'homme et le touche jusque dans son infirmité, dans son
désir de consolations, dans ses manques, même terrestres ?
Les miracles ne sont pas "lettre morte", affaires confinées à l'univers biblique et, pour cela, classées. Sans doute comprendrons-nous mieux les miracles si, au lieu de nous en tenir à l'aspect spectaculaire ou anecdotique qu'ils semblent revêtir au premier abord, nous acceptons d'y voir des signes donnés par Dieu à l'homme, signes offerts pour grandir dans la foi. Dieu ne cesse, depuis la Création, de s'adresser à l'homme : le Signe par excellence de l'Amour divin, c'est Jésus-Christ, Verbe incarné ; lui-même a accompli des signes parmi les hommes de son temps pour témoigner de l'oeuvre du Père ; et nous, auditeurs de la Parole, sommes invités à devenir, à notre tour, signes pour le monde.
Le Dieu qui se révèle dans la Bible est Patience, sa révélation même est oeuvre de patience : il se dit aux hommes avec le langage des hommes, il accepte la médiation du temps et des signes. A l'égard du peuple qu'il a choisi et qui pourtant s'est maintes fois détourné de lui, il multiplie les signes de son Amour, de son Pardon, de son désir d'Alliance. Ainsi, il suscite des prophètes, hommes qui, investis de sa puissance, deviennent signes pour leurs contemporains : "Le nabi vit en forme de signe. Ce n'est pas ce qu'il fait qui est signe mais, en le faisant, il est lui-même signe. Et qu'est-ce qu'un "signe" dans le langage de la Bible ? Demander un signe, ce n'est pas demander une preuve, c'est demander que le message prenne forme concrète et corporelle ; c'est désirer que l'esprit s'exprime plus parfaitement, plus authentiquement que par un mot : qu'il s'incarne dans le dire."2
Ce que les prophètes ont annoncé, Jésus le réalise, accomplissant la Promesse faite par la bouche d'Esaïe au roi Achaz : "le Seigneur lui-même vous donnera un signe : voici, la jeune femme est enceinte, elle va enfanter un fils et elle lui donnera le nom d'Emmanuel" (Es VII, 14). Il n'est pas de plus grand signe que le Christ puisqu'il nous indique Dieu (il est le Chemin qui mène au Père, cf. Jn XIV, 6) en même temps qu'il est Dieu. La Patience de Dieu culmine dans la Passion du Fils : la Croix révèle au plus haut point la gloire et l'amour du Père, dont toute la vie du Fils n'a cessé de témoigner. Comme Parole et comme Signe adressés à l'humanité par le Père, Jésus-Christ laisse l'homme libre de l'accueillir ou de le rejeter ; celui qui l'accueille et le reconnaît accueille et reconnaît le Père (cf. Jn XIV, 9-11). Or des hommes du temps de Jésus n'ont pas attendu l' "Heure" de la glorification sur la Croix -pour reprendre le vocabulaire johannique3 - pour reconnaître en Jésus le Christ, et le suivre. Si, en effet, c'est sur la Croix que se manifeste de façon indépassable la Patience divine, des signes ont été proposés auparavant, qui acheminaient vers l'Heure de l'exaltation et sa compréhension. La pédagogie divine prend en compte les faiblesses de l'homme, ses difficultés à croire, et les miracles apparaissent comme autant de gestes pour disposer les individus, dans leur existence concrète, à accueillir la Bonne Nouvelle, jusqu'au Mystère confondant de la Croix, qui en révèlera toute la portée.
La Bonne Nouvelle, n'est-ce pas le Messie qui viendra "annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer en liberté les opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur4 " ? Jésus a rencontré les hommes de son temps en leur découragement, en leurs blessures. Il veut des hommes debout pour interlocuteurs et il sait bien qu'à des affamés on ne peut décemment annoncer le Royaume de Dieu (cf. Dt VI, 11-12 ; Mc VI, 31.34-37). Aussi la restauration physique est-elle le point de départ en quelque sorte nécessaire à la conversion spirituelle. En sa chair, le "miraculé" éprouve la miséricorde divine, en lui tressaille une vie nouvelle, sursaut d'une espérance suscitée alors que plus rien ne permettait d'espérer, retournement radical qui inaugure celui de toute une vie. La puissance de vie que le Christ communique par la puissance du Père anticipe le don de sa vie sur la Croix et l'inauguration pour tous les hommes de la Vie éternelle. Le miracle exprime la disponibilité totale du Fils par rapport au Père : de même que, sur la Croix, il remet sa vie entre les mains de Dieu, de même il accomplit les miracles au nom et par la puissance de Dieu le Père, une puissance qui par conséquent est à l'oppposé d'un instrument de fascination et de pouvoir. Il dispose si peu de cette puissance qu'elle agit indépendamment de sa volonté, ou plutôt en conformité avec sa volonté qui est celle du Père : ainsi, il suffit à la femme atteinte d'hémorragie de toucher son manteau pour être guérie, sans que Jésus le sache a priori.
Jésus s'adresse à l'homme, dans le miracle. Même dans le cas de la femme hémorroïsse, il a une parole pour celle qui vient d'être guérie. Sur chaque personne il pose un regard d'amour, à chacun il adresse une parole qui responsabilise, c'est-à-dire qui attend, qui appelle une réponse personnelle. "Que veux-tu que je fasse pour toi ?" demande Jésus à Bartimée, l'aveugle de Jéricho (Mc X, 51). N'a-t-il donc pas deviné ce qu'il voulait, ce mendiant qui, depuis son arrivée, n'a de cesse qu'il n'ait prêté attention à lui ? Jésus n'accomplit la guérison que sur la demande de l'infirme, il ne joue pas le "grand seigneur" auquel il suffirait d'un geste pour tout arranger. Dans ce cas, le miracle serait violence -si, comme Lévinas, on définit une action violente "toute action où l'on agit comme si l'on était le seul à agir : comme si le reste de l'univers n'était là que pour recevoir l'action ; (...) par conséquent aussi, toute action que nous subissons sans en être en tous points les collaborateurs5 ". Au contraire, le miracle se joue dans l'ordre du langage, parole adressée à quelqu'un qui accueille -mais peut refuser- cette parole, langage qui agit sans être subi, même quand il véhicule un ordre6 ".
Le miracle relève l'homme, physiquement d'abord mais aussi comme appel à une réponse, comme mise en marche, comme envoi en mission. Lorsque Jésus dit à l'ancien grabataire de la piscine de Béthseda : "Te voilà guéri, ne pèche plus désormais, il t'arriverait pire encore" (Jn V, 14), ce n'est pas un cruel chantage qui ferait de la maladie ou de la guérison la conséquence d'une faute ou d'une conversion. Ce qui pourrait arriver de pire à l'homme, c'est de demeurer intérieurement au statu quo, de ne pas se laisser interroger par la guérison accomplie dans son corps, de méconnaître la merveille survenue en sa vie. Mais là encore se manifeste la patience de Dieu. Jésus laisse le temps à l'homme de reconnaître dans sa guérison un signe, il lui laisse le temps de découvrir le visage de Dieu. C'est ainsi que l'on peut lire le délai qui sépare la guérison de l'aveugle de naissance et sa seconde rencontre, non moins décisive que la première, avec le Christ (cf. Jn VIII, 35). Le miracle n'est pas accompli pour emporter la conviction d'un public, pour arracher un oui du bout des lèvres à son bénéficiaire : là où les gens sont de peu de foi, Jésus accomplit peu de miracles (Mt XIII, 58 ; Mc VI, 5-6). De cela il ne faudrait pas conclure, à l'inverse, que le miracle est une récompense pour qui a cru ; il est don gratuit de Dieu. Mais, pour accueillir ce don gratuit, il faut avoir accepté de se laisser regarder , de se laisser toucher et interpeller, de mettre sa confiance et son espérance en Celui qui est source de toute espérance.
Ici apparaît la vertu du miracle comme signe valable pour nous aussi aujourd'hui. Il met à l'épreuve notre foi et notre espérance : sommes-nous prêts à croire que le Christ peut changer une vie, savons-nous espérer contre toute attente ? Il n'est pas question de tenter Dieu ni d'éprouver nous-mêmes notre foi . On n'en appelle pas au miracle comme on claquerait dans ses doigts, ultime recours quand toutes les solutions à notre portée sont épuisées. L'attitude chrétienne, relativement aux miracles, n'est pas "d'y croire" ou de "ne pas y croire", mais d'être capable de sa laisser surprendre par Dieu, de s'émerveiller des signes de sa présence lorsque l'on ne s'y attendait pas, ou de reconnaître notre peu de foi lorsqu'une situation apparemment désespérée nous a fait désespérer de son Amour. De même que les sacrements, les miracles nous rappellent que notre foi n'est pas seulement en esprit mais que c'est tout notre être qui est appelé à glorifier Dieu. Par les sacrements, signes efficaces de sa présence et de sa prévenance en nos vies, il continue à nous nourrir, à nous fortifier, à nous relever afin que nous-mêmes puissions être signes de sa présence et témoins d'espérance au coeur de ce monde.
Article paru dans Sénevé
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