Michel Launay est entré à l'École en 1953. Agrégé de lettres classiques, il enseignait la littérature française à Nice. Il est actuellement à la retraite, et continue ses recherches sur Rousseau. Nous l'avons rencontré lors d'un café du mardi, où il nous a proposé d'écrire un article pour ce numéro de Sénevé.
Tout est sans doute dans le point d'exclamation. Ce n'est pas
merveille, si des talas, en 1997, se posent la question des miracles :
il y a 16 emplois du mot miracle dans l'Ancien Testament
(traduction Second) et 50 dans le Nouveau Testament, sans compter les
emplois des mots prodige, signes et merveilles. Mais
que des talas commencent à mettre un point d'exclamation après ce mot,
voilà qui est admirable et riche de sens. Ou bien ils disent :
``Oui je crois aux miracles du Christ, et si vous n'êtes pas contents,
c'est le même prix ! Il n'y a rien de ringard dans la croyance aux
miracles réels !'',
Ou bien ils suggèrent : ``je ne sais pas au juste ce que signifient
les miracles rapportés par la Bible. Peut-être un peuple illétré
comme le peuple juif d'il y a deux mille ans a-t-il cru facilement à
une rumeur, étayée par la très forte personnalité du Christ, qui a pu
réellement guérir des `hystériques', des femmes atteintes du `haut
mal', de l'esprit malin, c'est-à-dire des `malades mentales'. '' Ou
bien encore... mais c'est à eux-mêmes de dire ce qu'ils ou elles ont
voulu mettre dans le point d'exclamation. J'apporterai mon témoignage,
en toute simplicité, et avide de connaître l'opinion d'autrui sur ce
que je dirai.
J'ai perdu la foi chrétienne lorsque j'étais au groupe tala de
l'École, en 1955 : constatant, à cause de la condamnation des
prêtres-ouvriers par le Vatican, qu'on ne pouvait être fidèle à la
fois à la classe ouvrière et à l'Église catholique, je perdis
progressivement la confiance dans tous les dogmes catholiques, y
compris le dogme des miracles du Christ. Depuis cette année-là, je
suis, selon l'expression heureuse de ma fille cadette, un
``croit-sans-Dieu'' : je crois en certaines choses, mais pas en Dieu
qui peut seul violer ``les lois de la nature'' en faisant des miracles
par l'entremise d'hommes privilégiés comme le Christ ou les
Apôtres. Je respecte ceux qui croient aux miracles, à condition qu'ils
respectent ceux qui n'y croient pas.
Pour faire mon métier d'écrivain, je regarde dans les dictionnaires,
celui de l'Académie de 1762 et 1798, le Littré, le Robert
et le Trésor de la langue française, et je constate que les
Français utilisent le mot ``miracle'' dans deux sens divergents,
sinon inconciliables : les Académiciens de 1798 ne mettent pas en
doute la foi chrétienne dans la possibilité de miracles qui sont
contraires aux lois de la nature ; Littré, lui, en bon
positiviste, met l'accent sur les fait que le miracle est un ``acte
contraire aux lois ordinaires de la nature et produit par une force
surnaturelle '', et il suggère ainsi que les miracles sont
impossibles ; le Robert et le TLF se contentent de
constater la coexistence de ces deux sens. Avec le ``Progrès des
sciences'', à la fin du XXe siècle, ``est-ce que l'on sait où
l'on va ?'', comme disait Diderot dans Jacques le fataliste.
Curieusement, ni le Dictionnaire de l'Académie, ni le Littré ne mentionnent Jean-Jacques Rousseau qui, avec Pascal, et
fortement marqué par Pascal, même s'il aboutit avec des mêmes
raisonnements à des conclusions divergentes de celles de Pascal ;
Rousseau qui à mes yeux est l'un de ceux qui a le plus fortement
réfléchi à la notion de miracle, dans la Profession de foi du
vicaire savoyard (incluse dans le livre IV de L'Émile en
1762). Rousseau niait toute possibilité de miracle réel, ce qui ne
l'empêchait pas de se considérer comme un bon chrétien tant il aimait
Jésus Christ ``Fils de l'Homme''. Il vaut la peine de faire la
concordance du mot ``miracle''dans L'Émile (pléiade, tome IV des
OEuvres complètes de J.J.R.) :
p.611 : ``Considérez, mon ami, dans quelle horrible discussion me voilà engagé : de quelle immense érudition j'ai besoin pour remonter dans les plus hautes antiquités ; pour examiner, peser, confronter les prophètes, les révélations, les faits, tous les mouvements de foi proposés par tous les peuples du monde [...] il faut bien savoir les lois des sorts, les probabilités éventives pour juger quelle prédiction peut s'accomplir sans miracle.''
p.613 : ``Par tous les pays du monde, si l'on tenait pour vrais tous les prodiges que le peuple et les simples disent avoir vus, chaque secte serait la bonne, il y aurait plus de prodiges que d'évènements naturels et le plus grand de tous les miracles serait que là où il y a eu des fanatiques persécutés, il n'y eut point de miracles. C'est l'ordre inaltérable de la nature qui montre le mieux l'ordre suprême : s'il arrivait beaucoup d'exceptions je ne saurais plus qu'en penser, et pour moi je crois trop en Dieu pour croire en tant de miracles si peu dignes de lui.''
p.613 : ``Après donc avoir prouvé la doctrine par le miracle il faut prouver le miracle par la doctrine, de peur de prendre l'oeuvre du Démon pour l'oeuvre de Dieu. Que pensez-vous de ce diallèle[cercle vicieux]? [...] que faire ? Une seule chose : revenir au raisonnement et laisser là les miracles. Mieux eût valu ne pas y recourir.''
Pourtant, et malgré Pascal, l'Évangile ``prouve'' la doctrine par le miracle! Je pressens qu'on peut briser ce cercle vicieux en faisant appel à une dialectique : la doctrine chrétienne est si belle qu'elle donne envie de croire aux miracles, et les miracles sont une exagération pardonnable chez les peuples misérables et dans la partie misérable du peuple français, pour les inciter à pratiquer la morale chrétienne. Et puis il faut vraiment être insensible à la beauté des Psaumes, chantés dans l'église Saint-Séverin par l'abbé Moubassac, et dont le refrain était repris par toute l'assistance au coeur fervent, en 1955 :
Toi seul a fait des merveilles,
Car éternel est Son Amour.
(Il est dommage que dans le même Psaume on trouve les versets suivants :
Il tua les premiers-nés des Égyptiens,
Car éternel est Son Amour.)
Mais on voit que c'est surtout le Nouveau Testament qui a développé la
croyance en la possibilité des miracles réels : aussi bien le Christ
que les Apôtres ``prouvent'' leur Bonne Nouvelle par des miracles, et
toute rationalisation des Évangiles serait abusive. Et pourtant
Monseigneur Brien, admirable aumônier du groupe tala dans les années
50, m'a appris que toute foi qui n'est pas rationnelle est fragile,
sinon inauthentique car la raison est aussi un don de Dieu...Voilà où
j'en étais lorsqu'il y a deux mois je me suis surpris à employer le
mot ``miracle'' dans un sens singulier. C'est donc à un témoignage
intime que je me livre ici, même si cela chagrine ma famille de me
voir me dénuder sans pudeur, et même si les beaux esprits sourient de
ma naiveté. Je me trouvais, depuis quatre ans au moins, hospitalisé
pour une maladie classique, une dépression ``bipôlaire''ou
``maniaco-dépressive'' (déclarée au moins depuis sept années), bref une
dépression ``sévère''(environ 10% des malades n'en guérissent jamais,
et je commençais à penser que je pourrais être inclus dans ces
10%). Or en une nuit, tout à coup, j'ai été ``guéri'', du moins je
l'espère, de cette maladie. Comment cela s'est-il produit ? Dans la
soirée et dans le service fermé de la Salle Antonin Clerc, j'avais
consacré trois heures à apprendre à lire, à déchiffrer et à signer son
nom à une jeune sourde et muette de dix-sept ans, Maria. Maria était
très tenace en déclarant qu'elle n'était pas fatiguée après trois
heures de leçon ! Le lendemain matin, elle me montra qu'elle avait
retenu la leçon en écrivant au dos d'une photo qu'elle me donnait en
remerciement : ``Maria''. Je fus heureux, il me semblait qu'enfin, après
m'être pensé inutile à la société et sans autre raison de vivre que ma
famille, de nouveau je pouvais être utile à quelquechose, par exemple
donner des cours d'alphabétisation dans les hopitaux et les
prisons. Et depuis ce jour, le bonheur ne m'a pas quitté. Puisse-t-il
durer ! Ce sera un ``petit miracle''. Bien sûr on pourra toujours dire
que ma guérison vient de l'absorption massive de comprimés
d'Anafranol, ou encore de ``sisons'' (électro-chocs), ou encore de la
suppression de sommeil pendant 17 jours (5 jours avant le ``petit
miracle''), ou encore des entretiens psychothérapeutiques et
psychiatriques avec des médecins et des infirmières qui m'ont
totalement déculpabilisé, ou enfin de toutes ces techniques réunies
dans cet art qui s'appelle la médecine, et qui, comme le rappelle le
professeur Lépine, mon médecin traitant, `` n'est pas une science '',
et exige la plus extrême prudence dans l'affirmation de l'étiologie ou
des causes de la maladie ou de sa rémission. Ma contribution à ce
numéro sur ``Miracle!'' est donc la proposition qu'on multiplie les
``petits miracles'', comme la rencontre d'un ex-tala de 1951-1955 et
de jeunes tals de 1997. Un autre petit miracle sera la fidélité
dans notre dialogue ainsi amorcé.
Article paru dans Sénevé
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