Le miracle qui suit figure dans un recueil cistercien de la fin du XIIe siècle, compilé à l'abbaye de Clairvaux, une trentaine d'année après la mort de saint Bernard. Peut-être une partie des éléments qu'il contient sont-ils antérieurs à cette époque, mais il présente quand même un bon nombre de particularités qui en font un bon échantillon des miracles qui se présentent dans la littérature monastique de ce siècle. Il appartient -ceci pour se débarrasser des classifications- au genre dit de l'"exemplum", récit court, toujours donné pour véridique, dont le but est d'édifier un auditoire choisi, en l'occurrence les moines. Les "exempla" étaient très fréquemment réunis en recueils, constituant ainsi un réservoir dans lequel pouvaient puiser les prédicateurs soucieux d'émailler leurs sermons d'exemples concrets et suffisamment pittoresques pour tenir l'auditoire éveillé.
Un jour, dans un monastère, un frère s'accorda, dans le cellier, plus
de vin qu'il n'était convenable d'en boire pour un moine, et dépassa
les limites de la sobriété, au point de ne paraître plus maître de
lui-même.
Or, tandis que le jour tombait déjà, comme il se dirigeait du
mieux qu'il pouvait vers l'église, celui-là dont il avait préféré le
conseil au conseil divin, en commettant sa faute, courut à sa
rencontre, sous l'aspect d'un énorme taureau qui cherchait à le
transpercer de ses cornes. Mais soudain se tint là une jeune fille au
beau visage, la chevelure étalée sur les épaules, qui tenait dans les
mains une petite pièce de linge immaculé. Elle apostropha le diable,
et lui ordonna de s'écarter de son serviteur, et de ne jamais plus
oser, à l'avenir, lui faire de mal. Le diable mis en fuite, elle
disparut.
Alors que le moine était désormais tout près de l'église,
voici que ce malveillant gardien, sous l'apparence d'un terrible
chien, bondit soudain sur lui dans un furieux élan ; mais la jeune
fille revint, et libéra le moine une fois de plus. Tous deux, la jeune
fille et le démon, ayant de nouveau disparu, voilà le moine rassuré, à
la fois par l'expulsion du démon et par la protection que la Vierge
lui avait une seconde fois apportée, mais une troisième fois l'antique
Ennemi se présente, sous l'aspect d'un lion rugissant, qui se
précipite sur lui comme pour le dévorer au plus vite. Mais une fois
encore, celle qui venait de secourir un deuxième fois le moine ne
manqua pas de lui venir en aide, et accourut en toute hâte avec une
verge à la main, dont elle frappa durement le diable, en lui disant :
"Puisque tu ne m'as pas obéi, voici ce que tu as mérité à présent, et
tu seras plus lourdement puni, ici et dans l'éternité, si tu oses
encore t'attaquer à lui." L'esprit mauvais s'évanouit alors comme une
fumée, et n'approcha plus du moine.
Aussitôt, son vin cuvé, le moine revient à la sobriété, comme
s'il n'avait rien bu, et tenu par la main par la jeune fille, monte au
dortoir et arrive près de son lit. Après avoir découvert le lit, la
jeune fille installa le moine dedans, plaça avec douceur sa tête sur
l'oreiller, et traçant sur son front le signe de croix, lui indiqua à
qui confesser le lendemain son péché, et lui recommanda de se
confesser sincèrement, et, quoi que lui enjoigne celui à qui elle
l'envoyait, de ne tarder en aucun cas à l'accomplir. "Celui à qui je
t'envoie, dit la jeune fille, t'est bien connu, et il est, par son
service, mon ami et mon allié très sincère."
Le moine, rempli de joie par ce qu'il avait vu, entendu et
senti s'accomplir par miséricorde pour lui, demanda humblement qui
était celle qui lui avait prodigué de si grands bienfaits. Quand elle
lui répondit qu'elle était la mère du Seigneur, le moine, aussitôt
tout enflammé par la ferveur de la foi et de l'amour, voulut la saisir
et se prosterner à ses pieds, afin de la vénérer et de la prier avec
respect comme la mère de Dieu, et sa bienfaitrice, mais comme il
croyait la tenir, la Vierge très pieuse se retira soudain
miraculeusement pour retourner d'où elle venait, dans les demeures
éternelles.
Ce petit récit est suivi, sans transition aucune, de l'invocation
suivante, qui lui donne toute sa signification :
O sainte Marie, notre Dame, tu es devenue tout, pour tous, tu
es la protectrice de tous. Pour ceux qui tombent, tu apportes la
relèvement et le pardon, pour ceux qui sont debout, le réconfort et la
grâce. Conserve-nous, toi la très pieuse, nous, ta petite famille,
nous tes protégés de la colonie cistercienne, et que, par la
protection de tes ineffables mérites et de tes prières, nous puissions
parvenir de la vallée de notre servitude et de notre peine au repos de
la suprême et heureuse innocence.
L'objectif essentiel, sinon avoué, de ce récit de miracle, est
de montrer la sollicitude de la Vierge Marie pour "sa petite famille",
c'est à dire pour l'ordre de saint Bernard, lequel avait une grande
dévotion pour Marie. Tolérante à l'égard des imperfections du moine
-tout au moins du moine cistercien, qui lui est tout dévoué- plus que
quiconque, la Vierge préserve notre buveur d'une perte certaine et
méritée. Les interventions du diable, d'ordinaire, ne pardonnent pas :
quelques récits plus loin, un frère qui, peut-être par distraction,
lave ses chausses dans une rivière sans permission, dérogeant ainsi à
la règle de l'obéissance, est frappé sans ménagement par un démon, et
y laisse sa vie.
Ici, la "jeune fille" ne laisse courir aucun risque au moine,
et son autorité est d'ailleurs incontestée, puisque le diable
interrompt ses attaques sur son ordre. Le miracle est bien là, dans
cette intervention spontanée de la mère de Dieu en faveur d'un homme
qui, au moins dans ce moment, ne semble guère mériter son
aide. L'attention de la Vierge est entièrement gratuite. La mère de
Dieu ne ménage d'ailleurs pas sa peine, puisque après lui avoir sauvé
la vie, elle entoure encore notre moine des soins les plus maternels,
allant jusqu'à le border dans son lit, et n'oublie pas de tirer pour
lui la morale de cette mésaventure en lui recommandant, mais toujours
sans aucun reproche, de se confesser pieusement lorsqu'il sera remis
de ses émotions. Qui d'entre nous peut se vanter d'avoir été ainsi
dorloté après s'être aussi mal conduit ?
Le bilan de l'affaire est, miraculeusement, positif : ce moine a
certes péché, et gravement, mais nous le quittons sur le chemin du
repentir, et l'attention dont il a été l'objet ne peut que l'avoir
convaincu que l'abus d'alcool est dangereux pour le salut, que la
miséricorde de Dieu est grande et qu'il sera pardonné s'il se confesse
avec sincérité. Le voilà conforté dans sa dévotion à Marie, dans sa
confiance dans le pardon divin et, sans aucun doute, dans ses bonnes
résolutions.
La question qui s'impose à présent, pour notre esprit de
lecteur du XXème siècle qui ne s'en laisse pas conter, est évidemment
la suivante : le moine qui rapporte ce récit peut-il être sincère ?
L'introduction du recueil apporte quelques éléments de réponse à cette
question, et ce faisant, quelques éclaircissements -mais il faut
rester modeste- sur la conception que pouvaient avoir nos moines des
récits de miracles, et des miracles eux-mêmes.
Ces récits, explique l'auteur, "réclament la foi et non la
raison, l'accord et non la discussion ; ils demandent un esprit simple
et non scrupuleux ; plein de piété, non d'astuce ; bien disposé, non
insidieux ; porté à croire, non à douter..." Notre scribe précise
encore, un peu plus loin : "Ce qui n'est pas contraire aux règles de
la foi, ni aux paroles des saints, on n'en peut interdire la lecture,
même si cela ne doit pas forcément être entièrement tenu pour vrai. Il
est des récits en effet, auxquels on peut accepter ou refuser de
prêter foi, sans pour autant servir l'erreur ni combattre la vérité :
bien qu'ils n'aient pas l'attestation de vérité, ils apportent
cependant au lecteur le remède de la dévotion. Que l'on ait, pour ceux
qui sont authentiques et certains, la vénération qui leur est due,
comme il est convenable. Quant à ceux qui sont d'une autorité
incertaine et qui emportent moins d'adhésion, confions-les à Dieu, à
qui rien n'est impossible..."
Le message est clair pour le lecteur : quand bien même on ne pourrait
ajouter foi à tous les récits, leur sincérité ne doit pas être mise en
doute : tous les miracles racontés le sont pour servir la
dévotion. Dès lors, le problème de leur authenticité devient
secondaire. Dire que les moines, en bons esprits médiévaux, imprégnés
de la religiosité superstitieuse et de l'obscurantisme chers à tous
les médiévistes, prenaient pour argent comptant tous ces récits
miraculeux, ce serait peut-être, d'une certaine façon, leur faire
injure. Pour autant, ces miracles ne sont pas de bonnes histoires
destinées à édifier les naïfs en distrayant les autres. L'auteur se
défend d'avoir jamais sciemment menti : "Bien que nous n'affirmions
pas que tous les récits contenus dans ce livre sont vrais, cependant
aucun récit faux n'y a été mis volontairement." Au fond, rien
n'interdit d'y croire, puisqu'il n'est rien que Dieu ne puisse
accomplir, aussi merveilleux, aussi spectaculaire que cela
paraisse. Le fond de l'affaire n'est même pas tant d'établir la
véracité des faits -et c'est peut-être là la différence essentielle
avec notre propre démarche- que d'être assuré de leur conformité à ce
que l'on sait vrai : la toute-puissance de Dieu, sa miséricorde, la
nécessité du combat contre le mal, sous ses aspects les plus
quotidiens et anodins, en bref tout ce qui fait la foi des hommes du
XIIème siècle, et qui, fondamentalement, fait encore la nôtre.
P.S.: message à l'attention des chartistes, médiévistes, linguistes et autres puristes :
Article paru dans Sénevé
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