Un miracle de la Vierge Marie

Olivier Legendre


Le miracle qui suit figure dans un recueil cistercien de la fin du XIIe siècle, compilé à l'abbaye de Clairvaux, une trentaine d'année après la mort de saint Bernard. Peut-être une partie des éléments qu'il contient sont-ils antérieurs à cette époque, mais il présente quand même un bon nombre de particularités qui en font un bon échantillon des miracles qui se présentent dans la littérature monastique de ce siècle. Il appartient -ceci pour se débarrasser des classifications- au genre dit de l'"exemplum", récit court, toujours donné pour véridique, dont le but est d'édifier un auditoire choisi, en l'occurrence les moines. Les "exempla" étaient très fréquemment réunis en recueils, constituant ainsi un réservoir dans lequel pouvaient puiser les prédicateurs soucieux d'émailler leurs sermons d'exemples concrets et suffisamment pittoresques pour tenir l'auditoire éveillé.



Un jour, dans un monastère, un frère s'accorda, dans le cellier, plus de vin qu'il n'était convenable d'en boire pour un moine, et dépassa les limites de la sobriété, au point de ne paraître plus maître de lui-même.
Or, tandis que le jour tombait déjà, comme il se dirigeait du mieux qu'il pouvait vers l'église, celui-là dont il avait préféré le conseil au conseil divin, en commettant sa faute, courut à sa rencontre, sous l'aspect d'un énorme taureau qui cherchait à le transpercer de ses cornes. Mais soudain se tint là une jeune fille au beau visage, la chevelure étalée sur les épaules, qui tenait dans les mains une petite pièce de linge immaculé. Elle apostropha le diable, et lui ordonna de s'écarter de son serviteur, et de ne jamais plus oser, à l'avenir, lui faire de mal. Le diable mis en fuite, elle disparut.
Alors que le moine était désormais tout près de l'église, voici que ce malveillant gardien, sous l'apparence d'un terrible chien, bondit soudain sur lui dans un furieux élan ; mais la jeune fille revint, et libéra le moine une fois de plus. Tous deux, la jeune fille et le démon, ayant de nouveau disparu, voilà le moine rassuré, à la fois par l'expulsion du démon et par la protection que la Vierge lui avait une seconde fois apportée, mais une troisième fois l'antique Ennemi se présente, sous l'aspect d'un lion rugissant, qui se précipite sur lui comme pour le dévorer au plus vite. Mais une fois encore, celle qui venait de secourir un deuxième fois le moine ne manqua pas de lui venir en aide, et accourut en toute hâte avec une verge à la main, dont elle frappa durement le diable, en lui disant : "Puisque tu ne m'as pas obéi, voici ce que tu as mérité à présent, et tu seras plus lourdement puni, ici et dans l'éternité, si tu oses encore t'attaquer à lui." L'esprit mauvais s'évanouit alors comme une fumée, et n'approcha plus du moine.
Aussitôt, son vin cuvé, le moine revient à la sobriété, comme s'il n'avait rien bu, et tenu par la main par la jeune fille, monte au dortoir et arrive près de son lit. Après avoir découvert le lit, la jeune fille installa le moine dedans, plaça avec douceur sa tête sur l'oreiller, et traçant sur son front le signe de croix, lui indiqua à qui confesser le lendemain son péché, et lui recommanda de se confesser sincèrement, et, quoi que lui enjoigne celui à qui elle l'envoyait, de ne tarder en aucun cas à l'accomplir. "Celui à qui je t'envoie, dit la jeune fille, t'est bien connu, et il est, par son service, mon ami et mon allié très sincère."
Le moine, rempli de joie par ce qu'il avait vu, entendu et senti s'accomplir par miséricorde pour lui, demanda humblement qui était celle qui lui avait prodigué de si grands bienfaits. Quand elle lui répondit qu'elle était la mère du Seigneur, le moine, aussitôt tout enflammé par la ferveur de la foi et de l'amour, voulut la saisir et se prosterner à ses pieds, afin de la vénérer et de la prier avec respect comme la mère de Dieu, et sa bienfaitrice, mais comme il croyait la tenir, la Vierge très pieuse se retira soudain miraculeusement pour retourner d'où elle venait, dans les demeures éternelles.


Ce petit récit est suivi, sans transition aucune, de l'invocation suivante, qui lui donne toute sa signification :
O sainte Marie, notre Dame, tu es devenue tout, pour tous, tu es la protectrice de tous. Pour ceux qui tombent, tu apportes la relèvement et le pardon, pour ceux qui sont debout, le réconfort et la grâce. Conserve-nous, toi la très pieuse, nous, ta petite famille, nous tes protégés de la colonie cistercienne, et que, par la protection de tes ineffables mérites et de tes prières, nous puissions parvenir de la vallée de notre servitude et de notre peine au repos de la suprême et heureuse innocence.




L'objectif essentiel, sinon avoué, de ce récit de miracle, est de montrer la sollicitude de la Vierge Marie pour "sa petite famille", c'est à dire pour l'ordre de saint Bernard, lequel avait une grande dévotion pour Marie. Tolérante à l'égard des imperfections du moine -tout au moins du moine cistercien, qui lui est tout dévoué- plus que quiconque, la Vierge préserve notre buveur d'une perte certaine et méritée. Les interventions du diable, d'ordinaire, ne pardonnent pas : quelques récits plus loin, un frère qui, peut-être par distraction, lave ses chausses dans une rivière sans permission, dérogeant ainsi à la règle de l'obéissance, est frappé sans ménagement par un démon, et y laisse sa vie.
Ici, la "jeune fille" ne laisse courir aucun risque au moine, et son autorité est d'ailleurs incontestée, puisque le diable interrompt ses attaques sur son ordre. Le miracle est bien là, dans cette intervention spontanée de la mère de Dieu en faveur d'un homme qui, au moins dans ce moment, ne semble guère mériter son aide. L'attention de la Vierge est entièrement gratuite. La mère de Dieu ne ménage d'ailleurs pas sa peine, puisque après lui avoir sauvé la vie, elle entoure encore notre moine des soins les plus maternels, allant jusqu'à le border dans son lit, et n'oublie pas de tirer pour lui la morale de cette mésaventure en lui recommandant, mais toujours sans aucun reproche, de se confesser pieusement lorsqu'il sera remis de ses émotions. Qui d'entre nous peut se vanter d'avoir été ainsi dorloté après s'être aussi mal conduit ?




Le bilan de l'affaire est, miraculeusement, positif : ce moine a certes péché, et gravement, mais nous le quittons sur le chemin du repentir, et l'attention dont il a été l'objet ne peut que l'avoir convaincu que l'abus d'alcool est dangereux pour le salut, que la miséricorde de Dieu est grande et qu'il sera pardonné s'il se confesse avec sincérité. Le voilà conforté dans sa dévotion à Marie, dans sa confiance dans le pardon divin et, sans aucun doute, dans ses bonnes résolutions.



La question qui s'impose à présent, pour notre esprit de lecteur du XXème siècle qui ne s'en laisse pas conter, est évidemment la suivante : le moine qui rapporte ce récit peut-il être sincère ? L'introduction du recueil apporte quelques éléments de réponse à cette question, et ce faisant, quelques éclaircissements -mais il faut rester modeste- sur la conception que pouvaient avoir nos moines des récits de miracles, et des miracles eux-mêmes.
Ces récits, explique l'auteur, "réclament la foi et non la raison, l'accord et non la discussion ; ils demandent un esprit simple et non scrupuleux ; plein de piété, non d'astuce ; bien disposé, non insidieux ; porté à croire, non à douter..." Notre scribe précise encore, un peu plus loin : "Ce qui n'est pas contraire aux règles de la foi, ni aux paroles des saints, on n'en peut interdire la lecture, même si cela ne doit pas forcément être entièrement tenu pour vrai. Il est des récits en effet, auxquels on peut accepter ou refuser de prêter foi, sans pour autant servir l'erreur ni combattre la vérité : bien qu'ils n'aient pas l'attestation de vérité, ils apportent cependant au lecteur le remède de la dévotion. Que l'on ait, pour ceux qui sont authentiques et certains, la vénération qui leur est due, comme il est convenable. Quant à ceux qui sont d'une autorité incertaine et qui emportent moins d'adhésion, confions-les à Dieu, à qui rien n'est impossible..."



Le message est clair pour le lecteur : quand bien même on ne pourrait ajouter foi à tous les récits, leur sincérité ne doit pas être mise en doute : tous les miracles racontés le sont pour servir la dévotion. Dès lors, le problème de leur authenticité devient secondaire. Dire que les moines, en bons esprits médiévaux, imprégnés de la religiosité superstitieuse et de l'obscurantisme chers à tous les médiévistes, prenaient pour argent comptant tous ces récits miraculeux, ce serait peut-être, d'une certaine façon, leur faire injure. Pour autant, ces miracles ne sont pas de bonnes histoires destinées à édifier les naïfs en distrayant les autres. L'auteur se défend d'avoir jamais sciemment menti : "Bien que nous n'affirmions pas que tous les récits contenus dans ce livre sont vrais, cependant aucun récit faux n'y a été mis volontairement." Au fond, rien n'interdit d'y croire, puisqu'il n'est rien que Dieu ne puisse accomplir, aussi merveilleux, aussi spectaculaire que cela paraisse. Le fond de l'affaire n'est même pas tant d'établir la véracité des faits -et c'est peut-être là la différence essentielle avec notre propre démarche- que d'être assuré de leur conformité à ce que l'on sait vrai : la toute-puissance de Dieu, sa miséricorde, la nécessité du combat contre le mal, sous ses aspects les plus quotidiens et anodins, en bref tout ce qui fait la foi des hommes du XIIème siècle, et qui, fondamentalement, fait encore la nôtre.

O.L.


P.S.: message à l'attention des chartistes, médiévistes, linguistes et autres puristes :


Article paru dans Sénevé


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