``Eh bien, si tu es fils de Dieu, vas-y, sauve-toi toi-même et
descends de la croix !''. Jésus se tait. Et les anges même semblent
retenir leur souffle de peur que les hommes les entendent. Ce silence
de Dieu, ce refus d'accomplir des prodiges, doit-il nous surprendre ?
Je pense que non, en vertu des réflexions qui suivent.
Le miracle refusé
Il est assez fréquent, dans les évangiles, de voir le Christ refuser
de donner des signes ou d'accomplir des miracles. À Cana, il se fait
prier. Aux gens qu'il guérit, il ordonne de ne rien dire et lorsque la
rumeur l'a précédé et que tous les malades de la région l'attendent,
il s'enfuit. Il n'y a au fond que deux motifs qui l'obligent à
réaliser un miracle :
« Voilà déjà trois jours qu'ils restent auprès de moi, et ils n'ont pas de quoi manger. Si je les renvoie à jeun chez eux, ils vont défaillir en route et il y en a parmi eux qui sont venus de loin » (Marc 8, 2-3).
Or que se passe-t-il immédiatement après dans l'Évangile de Marc ? Jésus renvoie la foule rassasiée, et s'embarque pour Dalmanoutha où des Pharisiens lui demandent un signe.
Gémissant en son esprit, il dit : « En vérité je vous le dis, il ne sera pas donné de signe à cette génération ». Et les laissant là, il s'embarqua de nouveau pour l'autre rive. (Marc 8, 12-13).
La réponse est à peser dans chacun de ses mots. Il est certainement
parvenu aux oreilles des pharisiens des rumeurs plus ou moins folles
sur cet homme. En bons croyants, en spécialistes de la chose sacrée,
en gardiens du temple, ils veulent mettre ce ``prophète'' à l'épreuve.
Or non seulement le Christ refuse d'accomplir hic et nunc un
signe, mais il promet même que ses interlocuteurs mourront sans en
avoir vu.
Une première explication de ces refus se trouve dans la fable du
Grand Inquisiteur des Frères Karamazov. En analysant les trois
tentations du Christ au désert, Dostoïevski montre pourquoi le Christ
refuse de transformer les pierres en pain : pour ne pas dominer
l'homme et forcer son acceptation. L'épisode de la tentation au
désert, qui précède la prédication et le ministère de Jésus, a une
importance capitale pour éclairer celui-ci. Jésus arrive dans le monde
en serviteur et en porteur de la parole, pas en conquérant et en
magicien. Voici une première raison du refus fait aux Pharisiens. On
peut aussi penser au commandement : ``Tu ne mettras pas le Seigneur
ton Dieu à l'épreuve''.
Ce n'est pas un comportement capricieux, provocateur comme
aimaient à en avoir les prophètes vis-à-vis des autorités
religieuses. Je vois plutôt là comme un comportement d'amoureux déçu : Jésus
aime ces pharisiens comme il aime tout homme. Leur incrédulité le
déçoit en ce qu'elle lui interdit même de leur faire connaître cet
amour.
En effet, dans le miracle c'est la foi qui précède et provoque le
prodige, et non l'inverse. Un miracle ne peut survenir que pour
quelqu'un qui est persuadé de l'efficacité totale et immédiate de
l'amour de Dieu. Une apparition, par exemple, ne sera perçue que par
quelqu'un d'assez simple ou d'assez fou pour croire les apparitions
possibles. Donc quelqu'un d'assez barge pour que les autres doutent de
son témoignage dès les premières paroles.
Les gens qui défient Dieu avec dérision en disant par exemple : ``Si
tu existes, teins-moi les cheveux en vert; alors, je croirai en toi'',
n'ont précisément aucune chance de recevoir un signe. En effet leur
esprit est fermé et leur coeur est dur. Et le Seigneur respecte la
liberté des hommes. Si j'aime une femme qui se refuse à moi, vais-je
la violer pour lui prouver mon extrême amour ? Non, je la respecterai
et je me retirerai tout triste. Le miracle non désiré serait un
viol.
Dans le refus du Dieu incarné à réaliser certains signes à la demande,
il y a donc un respect de l'homme, de sa pudeur et de ses
lubies. Il y a aussi la pédagogie très spéciale de ce Dieu
trinitaire et incorrigible idéaliste, qui pense convertir les hommes
par des paroles d'amour plutôt que des actes de puissance. La
puissance de Dieu, qui n'a rêvé de l'avoir ? Mais la douceur et la
patience de notre Père des cieux, qui peut simplement la concevoir
telle quelle ?
Ainsi le miracle serait réservé à ceux qui croient déjà aux miracles
et à la foi desquels ça n'apportera rien. Fort bien. Mais que dire aux
autres ? À ceux qui, pas forcément de mauvaise foi, pensent qu'il
n'est rien dans leur vie qui ne s'explique par les déterminismes
humains et les lois de la physique. Il n'y a rien à dire. Songeons à
la réaction d'Aliocha (toujours dans les frères Karamazov) après la
longue plaidoirie anti-Dieu de son frère. Il ne dit rien, pas un mot
pour exprimer son accord ou son désaccord : simplement il embrasse son
frère de tout son coeur.
Qu'est-ce qui convertit ? Qu'est-ce qui pousse à croire ?
Ce n'est pas le miracle, c'est la Parole de Dieu.
Et les mots qui constituent cette Parole sont des réalités agissantes
et s'appellent Amour, Service, Humilité.
Et les signes de cette Parole, sa ponctuation sont
les mille et un gestes très ordinaires des êtres
transparents de Dieu.
Je n'aurais pas écrit cet article s'il ne m'était pas arrivé un
miracle assez récemment. C'était en novembre 1996, peu après le retour
du pélerinage en Terre Sainte. Pour moi c'était l'aboutissement d'un
chemin assez long et pas très facile qui avait débuté à St-Pierre de Rome
presque 10 ans plus tôt. J'étais venu à la Pierre-qui-Vire pour
m'offrir à Dieu, lui dire : ``Ma vie t'appartient. Fais de moi ce que
tu veux. Je suis prêt à répondre à l'appel''. Il n'a pas tardé,
l'appel. C'étaient deux yeux verts qui me regardaient un peu trop
fixement... l'amour partagé est un véritable miracle,
je fus joyeux et perplexe au moins autant que ces
hommes nourris dans le désert par Jésus. Mais le plus étrange, le
voilà : c'est que j'étais absolument certain que ça m'arriverait. Je
crois même que rien ne serait arrivé si je n'avais d'abord tout remis
à Dieu.
Mais pour les autres, que s'est-il passé ? Au mieux une belle histoire
d'amour, avec une rencontre très romantique dans une abbaye. Comment
communiquer le miracle ? Certainement pas par des mots. Peut-être en
se laissant déborder par la charité, comme les premiers disciples :
``Voyez comme ils s'aiment''.
Voilà pourquoi le miracle est inutile : il n'apporte rien à la foi. Il
apporte le réconfort à l'homme et augmente la gloire de Dieu,
c'est-à-dire pas la gloire de Dieu en soi, mais le sentiment de la
gloire de Dieu dans le coeur de l'homme. À l'homme incrédule, les
preuves les plus éclatantes de l'amour de Dieu n'apporteront rien. Il
les nommera ``Hasard et Nécessité'' ou il dira que le Monde est bien
fait et que la vie est belle.
Le miracle, entorse aux lois de la physique ?
Au fait, comment définit-t'on le miracle ? Un acte interdit par
les lois de la physique ? Certainement pas ! C'est Dieu qui a créé ce
monde et ce serait faire injure à son oeuvre que d'en outrepasser
les limites. D'ailleurs, ces limites, les connaît-on ? Notre science
est-elle assez avancée pour dire : ``ce phénomène est physiquement
impossible'' ? A l'époque du positivisme, on a pu croire que la
science fournirait une explication satisfaisante à tout phénomème
naturel. Mais ce sont les scientifiques eux-mêmes qui ont mis par
terre de telles croyances. En particulier la conception atomiste, qui
voudrait qu'il existe des ``atomes'', des particules élémentaires et
indivisibles, sortes de ``briques'' de la matière, a été balayée :
les physiciens quantiques le savent bien, plus l'on va vers l'infiniment
petit et plus le réel semble nous échapper.
Malgré tout, le Monde nous est partiellement intelligible, et cela en
tout cas est cohérent avec l'idée d'un Monde créé et pas engendré par
le hasard. Qu'est-ce alors qu'un miracle ? Je le définirai comme
un évènement qui dépasse notre compréhension et nous fait voir
Dieu à l'oeuvre dans le Monde. Un miracle est aussi une
avancée de la Création vers la perfection et de l'Histoire vers le
Paraclet. Qu'est-ce qui amène cette définition ? Les miracles par
excellence que sont l'Incarnation et la Résurrection. Ces évènements ne
sont pas extérieurs à la Création1, ils la parachèvent. Ils la renouvellent toute entière.
Car la création est un processus continu qui ne prendra
fin qu'avec le retour du Fils dans toute sa gloire.
Le miracle, pour reprendre Nietzsche, n'est donc pas l'incursion d'un
au-délà, d'un en-deça, d'un à-côté, d'un en-dehors
dans une réalité qui lui serait
étrangère ; c'est une avancée plus brusque vers l'achèvement de toute
chose, où le croyant peut reconnaître un éclair de vérité et puiser
l'espérance.
Article paru dans Sénevé
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