Le miracle, ou la beauté de l'inutile.

Papageno



``Eh bien, si tu es fils de Dieu, vas-y, sauve-toi toi-même et descends de la croix !''. Jésus se tait. Et les anges même semblent retenir leur souffle de peur que les hommes les entendent. Ce silence de Dieu, ce refus d'accomplir des prodiges, doit-il nous surprendre ? Je pense que non, en vertu des réflexions qui suivent.


Le miracle refusé Il est assez fréquent, dans les évangiles, de voir le Christ refuser de donner des signes ou d'accomplir des miracles. À Cana, il se fait prier. Aux gens qu'il guérit, il ordonne de ne rien dire et lorsque la rumeur l'a précédé et que tous les malades de la région l'attendent, il s'enfuit. Il n'y a au fond que deux motifs qui l'obligent à réaliser un miracle :


Les deux motifs peuvent coïncider : ainsi lors de la multiplication des pains. Jésus est frappé par l'ardeur des hommes qui, l'ayant vu partir en barque, ont anticipé son trajet pour l'attendre de l'autre côté du lac. Il est aussi touché par leur dénuement :



Or que se passe-t-il immédiatement après dans l'Évangile de Marc ? Jésus renvoie la foule rassasiée, et s'embarque pour Dalmanoutha où des Pharisiens lui demandent un signe.



La réponse est à peser dans chacun de ses mots. Il est certainement parvenu aux oreilles des pharisiens des rumeurs plus ou moins folles sur cet homme. En bons croyants, en spécialistes de la chose sacrée, en gardiens du temple, ils veulent mettre ce ``prophète'' à l'épreuve. Or non seulement le Christ refuse d'accomplir hic et nunc un signe, mais il promet même que ses interlocuteurs mourront sans en avoir vu.
Une première explication de ces refus se trouve dans la fable du Grand Inquisiteur des Frères Karamazov. En analysant les trois tentations du Christ au désert, Dostoïevski montre pourquoi le Christ refuse de transformer les pierres en pain : pour ne pas dominer l'homme et forcer son acceptation. L'épisode de la tentation au désert, qui précède la prédication et le ministère de Jésus, a une importance capitale pour éclairer celui-ci. Jésus arrive dans le monde en serviteur et en porteur de la parole, pas en conquérant et en magicien. Voici une première raison du refus fait aux Pharisiens. On peut aussi penser au commandement : ``Tu ne mettras pas le Seigneur ton Dieu à l'épreuve''.
Ce n'est pas un comportement capricieux, provocateur comme aimaient à en avoir les prophètes vis-à-vis des autorités religieuses. Je vois plutôt là comme un comportement d'amoureux déçu : Jésus aime ces pharisiens comme il aime tout homme. Leur incrédulité le déçoit en ce qu'elle lui interdit même de leur faire connaître cet amour.
En effet, dans le miracle c'est la foi qui précède et provoque le prodige, et non l'inverse. Un miracle ne peut survenir que pour quelqu'un qui est persuadé de l'efficacité totale et immédiate de l'amour de Dieu. Une apparition, par exemple, ne sera perçue que par quelqu'un d'assez simple ou d'assez fou pour croire les apparitions possibles. Donc quelqu'un d'assez barge pour que les autres doutent de son témoignage dès les premières paroles.
Les gens qui défient Dieu avec dérision en disant par exemple : ``Si tu existes, teins-moi les cheveux en vert; alors, je croirai en toi'', n'ont précisément aucune chance de recevoir un signe. En effet leur esprit est fermé et leur coeur est dur. Et le Seigneur respecte la liberté des hommes. Si j'aime une femme qui se refuse à moi, vais-je la violer pour lui prouver mon extrême amour ? Non, je la respecterai et je me retirerai tout triste. Le miracle non désiré serait un viol.


Dans le refus du Dieu incarné à réaliser certains signes à la demande, il y a donc un respect de l'homme, de sa pudeur et de ses lubies. Il y a aussi la pédagogie très spéciale de ce Dieu trinitaire et incorrigible idéaliste, qui pense convertir les hommes par des paroles d'amour plutôt que des actes de puissance. La puissance de Dieu, qui n'a rêvé de l'avoir ? Mais la douceur et la patience de notre Père des cieux, qui peut simplement la concevoir telle quelle ?
Ainsi le miracle serait réservé à ceux qui croient déjà aux miracles et à la foi desquels ça n'apportera rien. Fort bien. Mais que dire aux autres ? À ceux qui, pas forcément de mauvaise foi, pensent qu'il n'est rien dans leur vie qui ne s'explique par les déterminismes humains et les lois de la physique. Il n'y a rien à dire. Songeons à la réaction d'Aliocha (toujours dans les frères Karamazov) après la longue plaidoirie anti-Dieu de son frère. Il ne dit rien, pas un mot pour exprimer son accord ou son désaccord : simplement il embrasse son frère de tout son coeur.
Qu'est-ce qui convertit ? Qu'est-ce qui pousse à croire ? Ce n'est pas le miracle, c'est la Parole de Dieu. Et les mots qui constituent cette Parole sont des réalités agissantes et s'appellent Amour, Service, Humilité. Et les signes de cette Parole, sa ponctuation sont les mille et un gestes très ordinaires des êtres transparents de Dieu.
Je n'aurais pas écrit cet article s'il ne m'était pas arrivé un miracle assez récemment. C'était en novembre 1996, peu après le retour du pélerinage en Terre Sainte. Pour moi c'était l'aboutissement d'un chemin assez long et pas très facile qui avait débuté à St-Pierre de Rome presque 10 ans plus tôt. J'étais venu à la Pierre-qui-Vire pour m'offrir à Dieu, lui dire : ``Ma vie t'appartient. Fais de moi ce que tu veux. Je suis prêt à répondre à l'appel''. Il n'a pas tardé, l'appel. C'étaient deux yeux verts qui me regardaient un peu trop fixement... l'amour partagé est un véritable miracle, je fus joyeux et perplexe au moins autant que ces hommes nourris dans le désert par Jésus. Mais le plus étrange, le voilà : c'est que j'étais absolument certain que ça m'arriverait. Je crois même que rien ne serait arrivé si je n'avais d'abord tout remis à Dieu.
Mais pour les autres, que s'est-il passé ? Au mieux une belle histoire d'amour, avec une rencontre très romantique dans une abbaye. Comment communiquer le miracle ? Certainement pas par des mots. Peut-être en se laissant déborder par la charité, comme les premiers disciples : ``Voyez comme ils s'aiment''. Voilà pourquoi le miracle est inutile : il n'apporte rien à la foi. Il apporte le réconfort à l'homme et augmente la gloire de Dieu, c'est-à-dire pas la gloire de Dieu en soi, mais le sentiment de la gloire de Dieu dans le coeur de l'homme. À l'homme incrédule, les preuves les plus éclatantes de l'amour de Dieu n'apporteront rien. Il les nommera ``Hasard et Nécessité'' ou il dira que le Monde est bien fait et que la vie est belle.


Le miracle, entorse aux lois de la physique ?
Au fait, comment définit-t'on le miracle ? Un acte interdit par les lois de la physique ? Certainement pas ! C'est Dieu qui a créé ce monde et ce serait faire injure à son oeuvre que d'en outrepasser les limites. D'ailleurs, ces limites, les connaît-on ? Notre science est-elle assez avancée pour dire : ``ce phénomène est physiquement impossible'' ? A l'époque du positivisme, on a pu croire que la science fournirait une explication satisfaisante à tout phénomème naturel. Mais ce sont les scientifiques eux-mêmes qui ont mis par terre de telles croyances. En particulier la conception atomiste, qui voudrait qu'il existe des ``atomes'', des particules élémentaires et indivisibles, sortes de ``briques'' de la matière, a été balayée : les physiciens quantiques le savent bien, plus l'on va vers l'infiniment petit et plus le réel semble nous échapper.
Malgré tout, le Monde nous est partiellement intelligible, et cela en tout cas est cohérent avec l'idée d'un Monde créé et pas engendré par le hasard. Qu'est-ce alors qu'un miracle ? Je le définirai comme un évènement qui dépasse notre compréhension et nous fait voir Dieu à l'oeuvre dans le Monde. Un miracle est aussi une avancée de la Création vers la perfection et de l'Histoire vers le Paraclet. Qu'est-ce qui amène cette définition ? Les miracles par excellence que sont l'Incarnation et la Résurrection. Ces évènements ne sont pas extérieurs à la Création1, ils la parachèvent. Ils la renouvellent toute entière. Car la création est un processus continu qui ne prendra fin qu'avec le retour du Fils dans toute sa gloire.

Le miracle, pour reprendre Nietzsche, n'est donc pas l'incursion d'un au-délà, d'un en-deça, d'un à-côté, d'un en-dehors dans une réalité qui lui serait étrangère ; c'est une avancée plus brusque vers l'achèvement de toute chose, où le croyant peut reconnaître un éclair de vérité et puiser l'espérance.

Papageno




Article paru dans Sénevé


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