Les lignes qui suivent pourront paraître, à la première lecture, ressortir à l'élucubration khagneuse ou à la sèche dissertation de philosophie sur thème imposé. Or, malgré le ton à la fois impersonnel et pourtant frôlant le vague de la littérature illuminée, il s'agit ici, comme dans les derniers articles que j'ai pu écrire pour Sénevé, de la tentative de résolution d'un problème de spiritualité chrétienne, appuyé de plus sur une expérience personnelle.Néanmoins, il demeure peut-être présomptueux de ma part de vouloir croire que de telles considérations puissent intéresser tel ou tel lecteur. J'en laisse juge la Principale Béatitude en charge de la rédaction de ce numéro.
L'exil et l'exode en Dieu
Le Samedi Saint est peut-être au premier abord un objet théologique
moins intéressant que le Jeudi Saint, le Vendredi Saint et le Dimanche
de la Résurrection. Après le repas et la nuit d'agonie du Jeudi, après
la mort décrite comme gloire par St Jean au Vendredi Saint, le ``Grand
Samedi" semble dépourvu d'intensité dramatique: il ne s'y passe
rien. Or c'est faux, d'abord au point de vue liturgique: l'Église
attend, elle veille au tombeau, elle pleure (avec Jérémie et ses
``leçons de Ténèbres") son Bien-Aimé. Ensuite au point de vue de
l'action théologique: ce qui a lieu alors est crucial. Nous assistons
à ce que l'on pourrait appeler l'entre-mise entre la Passion et la
Résurrection. Dieu le Père a joué son Fils, il l'a abandonné aux mains
des hommes, ``obéissant jusqu'à la mort, et la mort de la croix". Le
Fils est séparé de son Père par le néant de la mort, et cela d'autant
plus terriblement qu'il est aussi séparé de la justice du Père, lui le
seul juste qui en vertu de la justice du Père aurait dû être
exalté (et,je
rassure le lecteur, le sera). Entre le moment où le Père joue sa mise
(le Fils) et la récupère avec ses gains (le Fils plus tous les
sauvés), il y a cette période d'attente irréductible, cette solution
de continuité, cet hiatus absolu et à la fois incompréhensible et
insupportable -c'est ce que l'on veut dire qand on parle du
``scandale" de la croix.
Cet hiatus, Grégoire de Nysse utilise pour le définir le mot grec de
``diastêma", c'est-à-dire le fait de se tenir dans l'écart, dans
l'écartèlement. Le Fils, et le Chrétien à sa suite, est plongé dans le
grand écart, dans la grande distance, dans la distance la plus grande
qui puisse exister au monde: celle qui d'un coup, à partir de
l'Agonie, et jusqu'à la Résurrection, sépare le Fils du Père. Une
distance est introduite au sein de Dieu lui-même, et de Dieu dont
l'essence même est la liaison, la relation, l'union dans l'Amour
(l'Esprit). Bref, le Samedi Saint, que les Orientaux appellent, comme
les autres jours de la ``grande semaine", le ``Grand Samedi", est le
jour de la Grande Distance, le jour de la Séparation.
Si l'on décrivait l'économie, c'est-à-dire le fonctionnement du salut
en terme de dramatique, d'actions, on dirait que cette économie
consiste en une séparation, suivie d'un retour. Bref d'un exil, suivi
d'un exode (au sens précis du terme). De même qu'Israël est déporté
puis sort (typiquement, d'Egypte) pour revenir en Terre Promise, de
même, comme le décrit l'hymne de l'Épître aux Philippiens, le Fils, se
séparant du Père et de sa divinité, revient, ressuscite. J'aimerais
prendre au sérieux (dramatiquement au sérieux) la première partie de
ce mouvement dans les lignes qui suivent et étudier ce que, par une
impropriété, le poète Jean Grosjean appelle ``l'exode de
Dieu"1.
L'exode est la nature même du dieu, non point le voyage qui suppose retour, non point l'agitation trop brusque pour être sans retour, ni même l'action qui n'est jamais que coup de tête, mais l'invincible usure de soi, le glissement irréversible de l'existence qui dépayse l'être.
Pour être pris au sérieux, ce voyage doit en effet être, à un moment
crucial, conçu comme sans retour: c'est-à-dire comme un
exil2. Grosjean, explorant ce voyage sans retour, en donne
les caractéristiques: l'exil est l'absence d'action, il est le
silence comme permanence de l'âme (dans l'angoisse par exemple); il est de plus le ``glissement qui dépayse l'être, le glissement du paysage dans le voyage, qui est, je le montrerai, proprement la vieillesse. Enfin, l'exil est avant tout l'expérience de la solitude, et d'une solitude où l'on est en quelque sorte seulement seul, seul sans la tension qui remplit la solitude lorsque l'être aimé aussi est seul.
La vieillesse et le dépaysement
L'exil est le chemin qui éloigne; c'est le lieu où l'on est
séparé. C'est-à-dire qu'il est l'installation (dynamique) de la
distance, son élargissement, il est à proprement parler le travail de la distance. Sa description est simple: l'exilé est contraint à quitter son pays. La distance est creusée sous la forme d'un mouvement de s'en aller, d'être contraint de s'écarter. Il y a là déjà quelque chose de très cruel, au sens où il ne s'agit pas d'une simple séparation mais d'une séparation dont l'exilé est responsable malgré lui: à chacun de ses pas, il voit son pays s'éloigner, et pourtant il doit encore poser le pas suivant, conformément au décret d'exil. Cette situation est vraiment terrible et le désespoir de l'exil est redoublé par la direction unique du mouvement: l'exil est l'éloignement, et non un mouvement circulaire. L'exil est un voyage sans retour. Il n'y a pas de ``reprise'', de retour, de résurrection entrevue, mais l'unique chemin qui s'enfonce dans l'écart.
À cette unicité de la direction, à ce caractère centrifuge de
l'exil, il faut ajouter une deuxième considération pour faire
apparaître une analogie possible avec la vieillesse. Paradoxalement
cette installation dynamique de la distance, dont l'exilé se fait
malgré lui responsable, est aussi l'absence même d'action. L'exil
en effet n'est jamais un choix: il n'est pas une action, il est une
passion, il est cette passion par laquelle l'exilé s'éloigne, et
passe en quelque sorte hors du pays, du monde. Ou plus exactement il
est ce mouvement par lequel le voyageur voit le monde passer au
travers de la portière du train. Ce n'est finalement pas tant l'
exilé qui est détaché du monde que le monde qui passe, qui s'éloigne,
qui laisse le voyageur marcher seul. Il s'agit presque d'un mouvement
de dépaysement, de ce mouvement par lequel le paysage glisse et s'
efface, devient de plus en plus vague. Le monde n'accompagne plus le
voyageur, celui-ci ne l'emporte pas avec lui dans le voyage. C'est
cela, la vieillesse: non pas que le monde vieillit avec soi, comme si
dans l'accumulation il devenait banal, puis poussiéreux jusqu'à se
figer enfin dans la chambre, dans le lit, dans les bruits les plus
familiers, dans la douleur et la fatigue, et enfin dans la mort. Non
pas toujours le même, et à la fin horriblement le même sur le
chemin qui rallentirait. Mais l'inverse: que le chemin s'accélère,
et que le monde passe, et devient neuf et de plus en plus inconnu et
qu'il dépasse et glisse et s'éloigne, et l'exilé, le vieillard est
laissé immobile, incapable d'agir sinon de voir le monde
s'éloigner. Le vieillard, l'exilé, vieillit et le temps se fait
pesant et cruel et actif, mais lui ne change plus, il n'agit
plus. Dans l'exil, il n'y a plus d'action. Ou à la rigueur la
lamentation et le cri poussé en direction du monde qui
s'éloigne3.
C'est dans cette tension de désespoir que se vit l'expérience tragique
de la solitude. Par tragique, je veux dire à la fois déchirante, mais
aussi je veux bien caractériser cette solitude moins comme une
situation ou comme un sentiment que comme une passion (une action que
l'on subit), comme un drame. Cette solitude de l'exil est en
effet l'expérience de l'absence, ainsi que le drame d'être laissé à
soi. En ce sens, cette solitude peut produire quelque chose,
puisqu'elle est non un sentiment mais un acte (celui ``d'être laissé à
soi'').
Le silence et le souffle
L'expérience de l'absence et le drame d'être laissé à soi, livrant
l'exilé à l'ultime douleur, vont le faire passer au-delà
d'elle. L'absence de tout créant blessure et passion (passivité,
action subie) forme un espace en creux de ce qui n'est pas là (de
celui qui n'est pas là). La blessure creusée par l'absence est
l'espace même qui délivre de l'exil et de la solitude, il est comme
l'icône, comme l'or des fonds unis qui palpite de
présence4. Cet espace
laissé par l'absence est espace laissé au souffle, espace laissé pour
le souffle. C'est ce qui reste quand la voix s'est tue, c'est
l'icône qui laisse se produire l'apparition5.
Or cet espace, c'est le silence. Là où la voix est conservée, là
où la Parole6 est non pas
recouverte par l'écho et la réponse en un mugissement
incompréhensible, mais enfin le silence succède à l'énonciation de
la Parole, tout simplement pour l'entendre. La
prière7.
L'exil se révèle maintenant en quelque sorte nécessaire, pour
rendre possible la Rencontre avec Dieu, l'écoute de la Parole dans le
silence. J'irai plus loin: la blessure, la plaie de la séparation, la
plaie aux deux lèvres séparées, et le vent qui l'attise comme on
souffle sur des braises8, c'est l'homme
simplement dans le silence de Dieu, et c'est le chemin qui délivre de
la solitude, quand au fond de l'exil, au creux ménagé par lui, se
produit la Rencontre. Alors, le vieillard peut vraiment rencontrer la
mort, et s'effacer à son tour comme l'Aimé tout à l'heure s'était
effacé laissant en creux la blessure d'amour au coeur de l'amant: et
l'exilé, c'est-à-dire le chrétien laisse retomber sa tête sur le
sein de Dieu9.
Article paru dans Sénevé
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