Il est légitime de se demander à quoi sert un pèlerinage . On peut ne pas se poser la question pendant le chemin, mais elle surgit, inexorable, dès le retour . Pourquoi cette démarche ? A quoi bon ? Au milieu de toutes les explications sociologiques ou ésotériques, il est nécessaire de réfléchir sur le ses qu'un chrétien doit lui donner. On risque en effet aujourd'hui d'oublier le sens religieux de la démarche. Il peut être occulté sous des motifs culturels, sportifs ou «spirituels» au sens large et flou. Judaïsme, islam, religions d'Extrême-Orient connaissent des pèlerinages: faut-il confondre toute démarche vers un lieu saint sous une seule et même définition ? Il me semble qu'il y a un sens chrétien du pèlerinage, qui est défini par le sens que le christianisme donne à la vie humaine.
J'ai pèleriné maintes fois, et conduit de nombreux pèlerinages , sur les routes de Rome, d'Assise, de Jérusalem et surtout de Compostelle. Les chemins ne sont plus très neufs pour moi, mais chaque route entraîne des visages nouveaux. Si je suis parfois un peu lassé par le chemin, chaque rencontre renouvelle l'émerveillement que j'ai toujours ressenti quand la Providence me donne un prochain à connaître, découvrir, et aimer. Le dernier pèlerinage, pendant le mois d'août 1998, m'a permis de conduire, à pied, une quarantaine de talas et de chartistes, en Navarre et en Galice, vers le tombeau de l'Apôtre. Ce fut l'occasion d'une réflexion renouvelée, et d'une lumière bien particulière sur le pèlerinage. Ce pèlerinage qui aurait pu se ramener à la énième édition d'un grand classique m'a fait découvrir quelque chose de nouveau sur la nature du pèlerinage. Peut-être faut-il en avoir fait beaucoup pour les comprendre. Peut-être aussi est-il important d'avoir franchi le mitan de la vie.
Ce qui reste, me semble-t-il, d'essentiel, c'est que le pèlerinage est à l'image de la vie. Il ne s'agit pas d'une parenthèse dans notre existence. Ces jours arrachés à notre vie quotidienne ne sont pas des jours étrangers à notre condition. Ils en reproduisent exactement, et par avance, tous les traits. Autrement dit, le pèlerinage n'est pas une exception: il est au contraire l'exacte analogie de la vie. La vie est un long pèlerinage, depuis l'arrachement de la naissance jusqu'à la mystérieuse arrivée à son terme. Il y a des jours de pluie et des jours de soleil, des moments de découragement et des moments d'exaltation. Tout cela est très exactement, en petit, en raccourci, sur quelques jours ou quelques semaines, ce que nous vivons. Jusqu'au terme du voyage. A la fin d'un pèlerinage, nous atteignons le but, la tombe de l'Apôtre, le terme de notre route. Il en est ainsi à la fin de la vie: nous atteignons le but, le terme du chemin, cette mort vers laquelle nous avons, chaque jour, progressé.
Compris de la sorte, le pèlerinage est peut-être la plus chrétienne des entreprises humaines . Car nous affirmons alors que notre route a un sens, que ce chemin de vie n'est pas un cri absurde, mais que nous suivons un chemin ordonné. Si nous vivons le pèlerinage comme l'analogie de la vie, alors nous vivrons cette vie comme Dieu nous demande de la vivre: comme un pèlerinage, comme un chemin ordonné vers la mort, avec ces temps de rencontre, d'accueil, de crainte et d'espérance que nous avons connus sur les routes de France et d'Espagne. De la qualité de ces journées sur le chemin va dépendre la qualité des longues journées qui, une année après l'autre, vont nous conduire au terme du voyage.
Comparer la vie à un pèlerinage est une banalité, et un texte anglais du XVIIème siècle, Le Voyage du Pèlerin (The Pilgrim's Progress, de John Bunyan 1678 et 1684) a longuement développé cette allégorie. Or il ne s'agit pas ici d'une allégorie, mais bien plutôt d'une analogie: je crois que le pèlerinage est comme la vie. Une analogie est un rapprochement très fort, d'une exactitude terme à terme. On ne compare pas le pèlerinage à la vie; on affirme que le pèlerinage, c'est déjà la vie, en petit, en raccourci, mais déjà toute la vie. Moments de camaraderie, d'aide réciproque, de découragement, échecs et succès: le pèlerinage c'est déjà la vie tout entière. Il ne s'agit plus alors seulement de vivre la vie comme un pèlerinage, mais nous nous trouvons invités à vivre le pèlerinage comme la vie, comme le raccourci que la Providence nous donne pour anticiper, de son origine à son terme, l'expérience de notre vie. Vivre, c' est apprendre à mourir, dit-on, mais on peut dire plus exactement encore que pèleriner, c'est apprendre à vivre.
Père Jean-Robert Armogathe.
Article paru dans Sénevé
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