Entre cadeau et sacrement

Petite histoire de l'anneau nuptial

Nicolas Ginsburger



Zola n'était pas un grand admirateur de l'Eglise catholique. De fait, le passage cité n'est pas particulièrement respectueux du sacrement du mariage. Il prend place à la fin de l'ouvrage ; l'héroïne au prénom évocateur, Angélique, est déjà très malade : elle meurt sitôt le mariage prononcé et son rêve réalisé, Zola ne se prive pas de suggérer au lecteur à quel point la malheureuse est victime de la religion... Ce texte est cependant très intéressant comme description par un auteur du XIXeme siècle du déroulement de la célébration, largement contaminée par l'ironie macabre de Zola, mais surtout influencée par la vision qu'a cette fin de siècle de la cérémonie nuptiale. Au centre de la scène se trouve un petit objet, un anneau en or, autour duquel agissent et réagissent les trois acteurs. Cette alliance, bénie par le prêtre, échangée entre les époux et finalement passée au doigt de la mariée juste après l'échange des consentements, fait encore partie de notre imaginaire. Aux côtés du voile blanc et du bouquet 1de la mariée, de sa traîne interminable tenue par des chérubins sérieux 2, de la pochette du marié, etc..., elle appartient à l'attirail du mariage réussi3...
Elle dépasse évidemment cette dimension traditionnelle, voire folklorique, du simple "costume", car elle a, nous le verrons, une signification symbolique forte à plusieurs niveaux, et une importance religieuse certaine, héritée de la métaphore biblique récurrente du mariage entre Dieu et son peuple Israël, entre le Christ et l'Eglise4. Elle est le signe quotidien du lien créé entre les deux individus, devant Dieu, et ce pour les époux comme pour le reste de la société, à commencer par la famille. Bénie par le ministre du culte, elle acquiert certaines propriétés symboliques, garantit l'amour et la fidélité par le souvenir perpétuel de la promesse entre époux. Ainsi en est-il de notre perception de l'anneau nuptial. Il n'en a pourtant pas toujours été ainsi, et l'alliance peut s'enorgueillir d'une histoire riche en rebondissements. Pour tenter d'en tracer grossièrement les traits principaux et d'en saisir quelques détails5, il faut certes tenir compte de la symbolique de l'anneau, mais aussi de la matérialité de l'objet, qui n'est autre qu'un bijou, qu'une parure un peu particulière. Toute l'évolution de la place de l'alliance avant, pendant et après la cérémonie nuptiale, est l'histoire de ce tiraillement entre l'alliance pensée comme un lien sanctifié et soudé par Dieu, symbolisant un amour à la fois terrestre et transcendant, en tout cas éternel, et l'alliance pensée par les hommes comme marque de richesse et de beauté.



Les origines tragiques de l'alliance
D'après ce qu'il est possible de savoir, la présence de l'alliance dans la cérémonie liant publiquement deux êtres l'un à l'autre, l'alliance telle que nous la connaissons, a mis du temps à s'imposer. Elle n'est pas naturelle6. Elle est le résultat d'une construction historique, d'une lente et presque douloureuse évolution : présentons-la en quelques mots.
Les origines de l'anneau nuptial se perdent dans la nuit des temps, mais les récits mythologiques d'une part, l'imagination des préhistoriens d'autre part, le placent au rang des entraves. Dans le premier cas, la légende rapportée par Pline l'Ancien (Ier s. ap.J.C.) renvoie à Prométhée, enchaîné sur le Caucase, tourmenté par un aigle, finalement gracié et délivré par Zeus, qui lui imposa cependant de porter en souvenir de son châtiment un anneau de fer serti d'une pierre de Caucase. Dans l'autre, Pierre Theil 7 voit dans l'anneau le dernier maillon d'une chaîne entravant la femme enlevée dans une autre tribu par un de nos aïeux du Néolithique, suffisamment peu galant pour empêcher la malheureuse de prendre ses jambes à son cou et rejoindre sa maman.
Les premières traces écrites de l'utilisation d'une bague dans la conclusion d'une alliance se trouvent dans la Bible (Gn XXIV, 22-47 : Abraham envoie un messager dans son pays d'origine pour trouver une femme à son fils Isaac : ce sera Rebecca, élue par Dieu. Le messager lui donnera un anneau d'or pour son nez, et des bracelets pour ses bras). De même, dans la chanson des Féroé, la plus ancienne version germanique de l'Anneau du Nibelung, Sigurd donne bien à Brynhilde des anneaux et des colliers d'or, toujours en gage de son amour. Il s'agit donc de marques d'affection et de signes d'engagement, mais on cherche en vain des rites nuptiaux spécifiques : ici, l'anneau est un cadeau parmi beaucoup d'autres, promesses du mariage. Ni les Grecs, ni les Germains, ni les Juifs ne semblent avoir connu ce don particulier d'une bague pour annoncer ou concrétiser une union, du moins jusqu'à l'époque romaine.
La présence de l'anneau dans une cérémonie date, autant qu'on puisse en juger, des rites de fiançailles (et non de mariage) de la Rome Antique8. Encore son statut a-t-il beaucoup changé d'une époque à l'autre. Plaute9 et Terence10, aux IIIe-IIe siècles av.J.C. font allusion à un anneau, envoyé entre amants comme signe de reconnaissance, considéré comme un "gage d'amour" ("arrabonem amoris"), pas encore comme une vraie marque de fiançailles, d'engagement. Chez Pline, plus de trois siècles plus tard, on observe l'institutionnalisation de la promesse de mariage dans une cérémonie préparatoire, impliquant une alliance en fer, alors considérée comme liant la future mariée au domaine domestique, à la maison de son époux. Elle fait encore partie des cadeaux (les "arrhes") que l'époux fait à sa femme contre sa main, accordée par son père, mais elle commence à avoir un petit statut différencié.
Dans les premiers siècles de notre ère, l'anneau de fiançailles se répand progressivement dans le monde romain, puis chrétien, mais il reste essentiellement utilisé dans le cadre des fiançailles, c'est-à-dire d'une cérémonie familiale, célébrée dans la maison du père, comme signe spécifique de l'alliance entre clans familiaux. Au IVeme s.ap.J.C., Grégoire de Tours le signale dans des fiançailles germaniques, celles du futur St Liphard, accompagné d'un autre présent symbolique, une pantoufle (!), qui semble d'ailleurs avoir plus d'importance dans la cérémonie que la bague, car elle est signalée à deux reprises, la bague seulement une fois.
Cependant, avec la christianisation de la société, émerge dès le IVeme s., du moins en Italie, une forme parallèle d'union, non plus strictement familiale, mais dans le cadre d'une messe, juste avant la communion. Il s'agit du "velatio nuptialis", bénédiction du couple devant Dieu, sans le recours à la bague. Néanmoins, à peu près à la même période et dans la même sphère géographique, le prêtre est invité dans la maison pour bénir l'alliance et la chambre nuptiale au cours des fiançailles, le soir des noces, après la messe. Les fiançailles, à domicile, sous autorité paternelle, restent donc plus importantes que la messe de mariage dans l'église (surtout dans les régions septentrionales de l'Europe), mais commencent à avoir une portée chrétienne, de même que l'anneau, pourtant peu mis en valeur au milieu des autres cadeaux. Lorsqu'en 856, l'archevêque Hincmar de Reims11 assiste au mariage d'Ethelwolf, roi du Wessex12, et de Judith, fille de Charles le Chauve, roi des Francs, il est invité à bénir publiquement l'union et l'ensemble des dons nuptiaux, en particulier un anneau véritable de mariage, selon l'usage anglo-saxon selon dom Ritzer13.

Les choses continuent à changer. Avec la propagation de la liturgie romaine sous Pépin le Bref et Charlemagne, avec la christianisation de plus en plus profonde de la société, la demande du ministre du culte chrétien par les familles ne cesse de croître en zone franque. L'Eglise commence donc à avoir des exigences à la mesure de son influence nouvelle sur la société, notamment en ce qui concerne les lois permettant l'alliance. Si les bénédictions par les prêtres semblent augmenter rapidement entre le IXeme et le XIIeme siècle, elles ont de plus en plus lieu hors de la maison (avec toujours ce décalage historique entre le Sud et le Nord de l'Europe). En effet, l'Eglise exige l' indépendance de son propre jugement quant à la validité du mariage(notamment le degré de parenté, et surtout le consentement véritable de la femme, à une époque où violence et rapts n'étaient pas rares14.). Elle la garantit en soustrayant ses ministres à une pression familiale éventuellement violente, ou au contraire trop amicale, les prêtres se laissant parfois entraîner dans les noces et les festivités jusqu'à ne plus pouvoir juger de la validité du mariage15. La bénédiction se fait donc avant et hors de la fête familiale. Mais en dehors de la simple mesure de salubrité et de précaution, il est symboliquement intéressant de voir que la messe passe désormais après la cérémonie de fiançailles, toujours familiales, puis après la vérification de la pureté du lien par le prêtre autonome, sanctionnée sa bénédiction des époux et de l'anneau, pour ne pas sanctifier par la communion un mariage irrégulier et annulable. L'Eucharistie a la préséance, elle est le sommet de tout sacrement, exemple parfait de l'amour divin dont le mariage est le reflet et la forme humaine. Cette cérémonie de bénédiction préalable par le prêtre ne se déroule pas dans le foyer paternel, pas non plus dans l'église elle-même, mais sur le parvis, sous le porche des mariages16, manière de purification avant d'entrer dans la maison du Seigneur, mais aussi de vérification devant toute la société, pour que tous soient témoins de la validité de l'union. Cette publicité du mariage est encore plus importante lorsqu'il s'agit de souverains.17

Dès lors, après cette translation de la bénédiction de l'union de la maison familiale au porche de l'église, le plus dur est fait pour imposer la sanctification religieuse de l'union comme une étape incontournable du mariage. Il en est finalement de même pour l'anneau nuptial : le prêtre l'a arraché des arrhes (du moins partiellement, comme on le verra), pour l'apporter avec lui jusqu'à l'église, augmentant son importance symbolique à mesure que sa propre place à l'intérieur de la société croissait. D'anneau des fiançailles 18, il devient anneau de mariage presque autonome, suivant l'indépendance du lien religieux sur le lien strictement social d'alliance entre deux clans familiaux. L'alliance acquiert donc une existence véritable dans ce passage progressif du lit nuptial 19au porche de l'église, puis, après une évolution visible dès le XIIIeme s.(dans les pays méditerranéens) et jusqu'au XVIeme s., au pied de l'autel.
Nous voici arrivés à la forme quasi contemporaine de mariage et de bénédiction de l'alliance ; encore faut-il examiner maintenant les formes que cette bague a prises à travers les siècles, qui dépendent naturellement beaucoup de l'importance croissante qu'on lui accorda et dont on a rappelé schématiquement les étapes.


La bague au doigt
On a jusqu'ici considéré l'anneau nuptial dans sa fonction de symbole d'union entre un homme et une femme. Ce symbole était-il partagé, ou s'appliquait-il seulement à l'un des deux mariés (en l'occurence la mariée)? De fait, les sources évoquées précédemment (et Zola en premier lieu) nous amènent à penser que seule la femme reçoit l'alliance pourtant échangée devant le père, puis devant le prêtre. L'homme n'en porte pas jusqu'à une époque très récente. Si les premiers témoignages d'une alliance passée au doigt du marié date d'un rituel espagnol de 1585, traduit à Bordeaux en 1596, Van Gennep20 affirme que cet usage ne s'est généralisé, en France du moins, qu'au milieu du XIXeme siècle, dans un souci d'égalité entre les deux époux. Il semble cependant qu'en 1888, pour un homme assez jeune comme Zola, la chose n'était pas si évidente (à moins qu'il ne s'agisse d'une attaque contre l'institution du mariage...). Le fait que, jusqu'au XIXeme s., seule la femme porte l'anneau nuptial ne signifie pas que celui-ci soit unique pendant la cérémonie. Plusieurs mentions sont faites, dans quelques rituels du XVIeme s. cités par Molin et Mutembe, d'un "anulus", d'une "virga", parfois d'autres anneaux encore, non différenciés, mais appelés, par exemple à Reims, des "iocalia", des joyaux. Ces vestiges des arrhes originels 21 sont plus ou moins bien acceptés par les rituels, et le plus souvent distingués entre un anneau pouvant être béni, la "vraie" alliance, et d'autres anneaux, servant de cadeaux du mari très aimant à sa promise. Le rituel de Tours de 1533, par exemple, précise: Cet anneau qu'on bénit doit être blanc, tout rond et d'argent; et il est de l'essence[du sacrement]. Les autres anneaux ne sont pas bénits et ils ne sont pas de l'essence du sacrement.
Cette multiplication des bagues est bien la preuve du caractère ambigu de l'anneau nuptial, dû à ses origines romaines. Au départ preuve d'amour, et non symbole, comptant plus comme objet, comme signe de richesse (en quelque sorte, le marié rachète sa femme à ses parents), que par son point de référence (l'amour institutionnalisé par le mariage), l'alliance n'a jamais pu totalement se départir de cette fonction d'ornement, de ce rôle de bijou, de présent d'un homme à sa femme. Aussi sa forme a-t-elle beaucoup varié en fonction des époques. Elle prend la majeure partie du temps l'apparence d'un petit cercle en métal : chez les Romains en fer et sans chaton, c'est un anneau simple, pouvant porter des inscriptions comme amo te, bonam vitam, ... Cependant dès l'Antiquité , des anneaux plus complexes, de type jumelé (deux anneaux réunis par un même chaton) 22 ou de type fede (de l'italien mani in fede, "mains en confiance", il est formé d'un fil d'or terminé par deux mains qui se joignent pour fermer l'anneau.)23, lui font concurrence, et auront la préférence des couples selon les modes. Cependant à côté de ces petits objets très simples, pour un usage plus mondain et moins religieux, sans doute dans des couches sociales plus aisées, on rencontre, surtout entre le XVIeme et la fin du XVIIIeme siècle, des bagues de plus en plus chargées24 : bagues "à bouquets" (fleurs gravées le long de l'anneau), à tourterelles (bec contre bec), à coeurs (joints par des cadenas avec deux clés de part et d'autre), plus tard à pierres incrustées dans l'anneau (formant en acrostiche le prénom de l'aimée ou un mot d'amour, comme la "chanceuse" Adèle, qui s'est vu ainsi remettre un bague ornée d'une Améthyste, d'un Diamant, d'une Emeraude, d'un Lapis Lazuli, et d'une Emeraude...), etc... Comme l'écrit Jean-Claude Bologne, "il est difficile de savoir si de tels échafaudages étaient donnés à la messe nuptiale ou comme présents sentimentaux désacralisés.". Les spécialistes se demandent même si ces bijoux étaient réllement portés ou s'il n'étaient que symboliques, destinés à rester enfermés dans leur boîte... Depuis la Révolution, l'usage tend plutôt à privilégier les modèles simples, au XIXeme l'anneau jumelé, au XXeme plutôt l'anneau mince. Selon Honorius "d'Autun" (XIIeme s.), passionné de symbolisme des métaux25, l'usage de l'or s'est répandu contre le fer des origines et du mythe prométhéen, symbole de la puissance de l'amour qui triomphe de tout, comme ce métal (le diamant qui est encastré sur la bague de Prométhée symboliserait, quant à lui, l'amour infrangible.). L'or s'est imposé, selon lui, comme meilleure marque de l'affection conjugale (dilectio). Cette interprétation poétique, peut-être vraie (en tout cas très à la mode à la fin du Moyen âge), ne tient pas compte des origines de l'alliance, notamment de ses liens originels avec les arrhes. Dès l'époque romane, le prix de l'anneau devient à la taille de l'amour, l'alliance condense en quelque sorte, inconsciemment, les arrhes dont elle a été extirpée et qui vont en disparaissant. L'argent est encore courant, car tous n'ont pas les moyens d'offrir de l'or, mais celui-ci triomphe enfin au XIXeme siècle. On a encore ici un exemple de cette ambiguïté entre un bijou et un objet symbolique : la pureté de l'or est très souvent soulignée dans les écrits traitant du mariage, rarement son prix.26
Voyons maintenant le déroulement de la scène d'échange de l'alliance, tel qu'on peut globalement le reconstituer et tel qu'il se présente depuis au moins le XIIeme siècle selon Jean-Claude Bologne :
L'action se déroule immédiatement après l'échange des consentements, dont on a déjà souligné l'importance centrale dans cette cérémonie. Muni de l'anneau devant sceller leur union, le marié confie, à partir du IXeme siècle environ, le précieux objet au prêtre. Celui-ci le bénit. Les formules varient évidemment d'une région à l'autre, jusqu'au XIXeme s., avec des préférences pour deux oraisons : l'oraison Creator et conservator, à l'origine une oraison gallicane pour le mélange d'eau et de vin à la consécration d'un autel et d'une église, adaptée plus tard pour la bénédiction de l'anneau épiscopal, encore employée à cet usage au Pontifical romain d'avant Vatican II ; l'oraison Benedic, Domine, anulum, apparue au XIeme s. au bénédictional de l'archevêque Robert, moins courante.
Au XVIeme s., la suite de la cérémonie présentait généralement l'enchaînement suivant, empreint de symbolisme : après cette bénédiction sur l'objet (et parfois l'ayant complétée par une bénédiction sur les époux eux-mêmes, par gêne d'en appeler à l'Esprit Saint pour un simple anneau), le prêtre prend l'anneau avec trois doigts (pouce, index, majeur), le passe à l'époux, qui le met lui-même avec les mêmes trois doigts, ou, comme à St Brieuc, avec les cinq doigts, successivement à chacun des trois premiers doigts d'une main de son épouse, en mentionnant les trois personnes de la Trinité. Cette description des différents rites de la remise de l'alliance soulève deux grands problèmes, très discutés dans les divers rituels catholiques de l'époque : à quelle main et à quel doigt porter l'anneau?
On a beaucoup hésité sur le choix de la main. La droite, plus solennelle, très souvent préférée au Moyen-Age, finit par s'effacer devant la gauche, mais seulement aux XVI-XVIIeme s. pour la majorité des diocèses français. En effet, la bague à la main gauche gênait moins pour les travaux manuels, et n'était pas confondue avec l'anneau des évêques, porté "publiquement" à la main droite en signe de chasteté pleine et entière, quand on ne demandait aux époux que la continence.
Quant au doigt porteur de l'anneau, tous les doigts ont eu leur chance, mais les rituels occidentaux ont particulièrement hésité entre le majeur et l'annulaire : le majeur à cause de la référence à la Trinité ; l'annulaire du fait de la théorie, partagée par les Romains et les hommes du Moyen-Age (en particulier le grand encyclopédiste chrétien Isidore de Séville), du "nerf cordial" chez les premiers, de la "veine cordiale" chez les seconds, rattachant directement le doigt au coeur et permettant de le toucher d'une manière certaine par la pression continue de l'anneau. L'annulaire l'emporta grâce à la popularité de l'hypothèse d'Isidore, sanctionnée par un décret de Gratien faisant entrer l'explication dans le droit canon.27
L'utilisation et la forme de l'alliance ont donc considérablement varié avec le temps et selon les lieux. Sa symbolique a aussi fluctué assez largement, toujours autour du thème de l'amour et de la fidélité, mais avec des implications différentes suivant les époques, qu'il s'agit maintenant d'évoquer rapidement.


L'alliance au-delà du mariage
L'alliance est le rappel, tout au long de la vie de la femme mariée, de cet engagement qu'a pris son mari envers elle, de ce consentement qu'elle a prononcé au coeur de la cérémonie. De ce fait, l'anneau nuptial est pendant longtemps pensée comme définissant l'identité de la femme et garantissant l'intégrité de son corps. On peut ainsi tenter de démêler les différentes significations de cet anneau nuptial, qui se trouvent toutes (mais à des degrés divers selon les périodes et les lieux) indissociablement liées dans les mentalités.
L'alliance est le signe de la reconnaissance de l'épouse par le mari, devant témoins. L'importance de cette reconnaissance est remarquable dès l'époque romaine : comme gage public d'amour, l'anneau est contraignant pour l'amant, qui ne peut plus abandonner aussi facilement sa fiancée et d'éventuels enfants : la preuve de sa liaison , plus tard institutionnalisée en mariage, peut en effet être apportée par la femme.28 Cette preuve est cependant bien peu solide, du moins là où l'usage de la bague de mariage ne s'est pas généralisé, où les registres paroissiaux manquent et où tout repose sur une tradition de l'oralité et du témoignage visuel des assistants au mariage. Dans un rituel de Bâle de 1488, on propose une remise de l'anneau au mariage "si l'époux en a apporté un". Dans le cas contraire, le lien repose uniquement sur la parole donnée, souvent solide entre hommes, parfois un peu moins entre les amants. Lorsqu'il y a alliance, elle est ainsi pensée comme un lien fort entre les deux individus, de l'ordre parfois de l'acte de propriété. Perçu, en particulier dans la mentalité populaire médiévale, comme le symbole du pouvoir sexuel que l'homme exerce sur sa femme, l'alliance est aussi rapidement considérée comme un frein moral à l'infidélité de la femme, de par sa présence à son doigt, rappelant son consentement (le fait que l'homme n'en porte pas avant le XIXeme siècle montre la tolérance relative pour l'infidélité masculine dans une société largement dirigée par des hommes.). Frein moral (liée à la conscience morale de la femme, ou à la réprobation sociale de l'adultère féminin, générale ,à commencer par la Bible), ou barrière beaucoup plus radicale, puisqu'à en croire la formule utilisée dans le Ruodlieb, chanson latine copiée dans la Haute Bavière au XIeme siècle, l'époux tirait son épée au moment de passer à l'épouse l'anneau nuptial, et disait: "De la même façon que cet anneau enserre totalement ton doigt, j'enferme ta foi, ferme et perpétuelle. Tu dois me la conserver ou être décapitée.". Cependant l'infidélité de la femme peut survenir sans son consentement : là aussi, l'alliance est une barrière, mais elle est la marque du devoir de protection de l'homme pour son épouse, en quelque sorte un devoir de protection de sa propriété. Le violeur prend beaucoup plus de risques à s'attaquer à une femme mariée qu'à une femme sans alliance.29. Littérairement, cette fonction a donné lieu à un certain nombre de légendes accordant à l'alliance consacrée des pouvoirs très précis. A son mariage, Aye d'Avignon, héroïne d'une chanson de geste du XIIeme siècle, reçoit ainsi de son époux Garnier un anneau orné d'une pierre magique, venue du paradis terrestre, ayant la vertu de conserver la virginité à qui la porte. Ce curieux présent de la part d'un mari s'avère très sage, car Aye est enlevée pendant les noces et se retrouve bientôt prisonnière du roi sarrasin Ganor. L'anneau de mariage jouera son rôle jusqu'à ce qu'elle soit délivrée par son mari.
Plus prosaïquement, l'anneau est aussi parfois pensé comme rejetant la femme dans le domaine domestique, hors de l'espace publique. Le scandale est bien quand elle confond les deux et lave en quelque sorte le linge sale du couple devant des personnes extérieures. Ce rapport au foyer est attesté dès Pline. Celui-ci affirme qu'un anneau d'or était remis aux ambassadeurs pour leurs missions diplomatiques, et leur servait de lettres de créance. Aussi, en privé, ces hauts dignitaires ne portaient-ils que des anneaux de fer, pour bien séparer les affaires d'État des domestiques. Plus probant encore est l'usage de la bague comme sceau utilisé surtout en Orient par la maîtresse de maison pour estampiller de son chiffre les objets précieux de son logis. Un texte de Clément d'Alexandrie semble aller dans ce sens: dans Le Pédagogue, il écrit : notre Pédagogue accorde aux femmes un anneau d'or, mais ce n'est pas pour l'ornement : c'est pour marquer d'un sceau ce qui réclame une surveillance particulière dans la maison et dont on prend soin par la présence au foyer(1.III, ch.11). Cependant rien n'indique qu'il s'agisse de l'anneau nuptial.
L'éternité du lien est pensée en termes d'éternité de l'amour, au cours de la cérémonie, et rappelée par l'alliance elle-même tout au long de la vie des époux. C'est pourquoi le thème de l'Alliance spécifique avec Jahvé traverse la Bible, rappelée par les diverses formes que prend le temple, l'arche, les tables de la loi,... C'est aussi la raison du glissement de l'anneau sur le domaine du mariage mystique entre le Seigneur et les martyrs, les saints, les évêques ou, depuis le pontifical d'Aix en 1200, les religieuses. L'alliance de Ste Catherine de Sienne avec la Christ est un sujet souvent traité par la peinture italienne du Moyen-Age 30. De même, le lien unissant mystérieusement le roi de France avec ses sujets fut longtemps représenté dans l'âge d'or de l'alliance, par l'anneau de sacre. Quant au doge de Venise, il lançait tous les ans, à l'Ascension, une bague à la mer pour contracter mariage avec elle et recevoir ses bienfaits, et ceci de 1177 (sur le conseil du pape Alexandre III) à la fin de la République maritime.
Nul doute que l'appellation d'"alliance" pour certaines formes de traités entre souverains et entre Etats procède également de cet imaginaire de fidélité dans l'adversité et de protection, mais aussi sans doute de l'anneau des représentants des différents pays, portant le sceau des contractants.


L'histoire de l'anneau nuptial est complexe et mal connue31. Elle montre cependant la façon dont les imaginaires et les mentalités des diverses époques se cristallisent autour d'un simple objet, au cours d'une des cérémonies clés de la vie sociale, engageant la perpétuation de la communauté par la création d'un foyer plus ou moins stable. Elle témoigne également de la diversité des traditions qui fusionnent ou sont rejetés, de la construction sociale de l'objet 'alliance'. Elle est en tout cas un exemple des relations agitées entre le religieux, la société et le politique, allant toujours dans le sens d'une volonté d'influence réciproque, si ce n'est d' autonomisation progressive , mais jamais effective, entre ces trois sphères essentielles de l'activité humaine.

N.G.


Article paru dans Sénevé


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