En des cathédrales d'âme et d'alliance...

Psaumes de Notre-Dame de Strasbourg.

Frédéric Sarter


"La pierre que les bâtisseurs ont rejetée, est devenue la pierre d'angle."


"Seigneur, pourquoi m'as-tu abandonné?" (Psaume 21)


"Dis, Jésus-Christ de Nazareth -
N'as-tu pas un bras pour moi?"
(Emily Dickinson)



"La Grâce d'être - choisie -
Pour Moi - surpassait la Couronne,
Signe même de la Grâce,
C'était qu'elle fût Mienne"
(Emily Dickinson)



Depuis les sommets et les cols des Vosges, si l'on s'arrête un instant sur le fil bleu de la montagne, devant quelque échancrure de la forêt qui dévoile, à travers sa déchirure, le vaste tissu turquoise de la plaine, et si l'on tend l'oeil à la ligne droite de l'horizon, on y décèle, au milieu de la grande tache que fait la ville, une petite griffure, une sorte d'égratignure, infime mais bien visible ; on en reconnaît d'emblée, et presque d'instinct, la silhouette. C'est la cathédrale de Strasbourg dont on distingue, sous la flèche, la masse grisée, posée exactement sous et sur l'horizon, comme une agrafe reliant, alliant ciel et terre. L'habit qui fut déchiré, semble ici, quoique imparfaitement encore, recousu, comme une préfigure du vêtement sans couture du Christ en gloire. Les hommes ont posé ici, au point de rencontre de deux pièces de tissu dissemblables, le signe d'une alliance à la gloire de Dieu, non point seulement oeuvre de tisserands humains reliant d'un fil simple deux étoffes à jamais dissemblables, mais témoignage du travail de communion de l'Alliance divine, d'une union à l'oeuvre et en acte. Notre-Dame de Strasbourg paraît un miroir, humain, symbolique, de la réalité divine de l'Alliance ; il n'est que de s'y promener, d'y promener un oeil attentif, pour y lire, presque à livre ouvert, une histoire de l'Alliance :


Par chaque pierre à sa juste place, l'église témoigne d'un équilibre, d'une profonde et folle alliance, et ce que ressent Claudel dès l'abord se confirme à lire le langage sculpté des portails, la langue de pierre qui nous parle de "mariage", de "lien", et d'une "conscience séjournante" dans le temple de Dieu; en trois points particulièrement, le motif de l'Alliance affleure, transparent, sur le grand visage de l'église. Au fil de ces trois lieux, de ces trois étapes, ou moments, de l'Alliance, le portail latéral, la façade et son triple portail, le grand pilier du croisillon sud, répartis en l'église comme les stations d'une procession sont placées pour la méditation sur le chemin de l'oeil et de l'âme, se dit de l'homme à Dieu, de Dieu à l'homme, le chemin nouveau d'une nouvelle - éternelle et immémoriale - alliance, comme un anneau d'or passé au doigt du monde, ce grand doigt de l'épousée levée au dessus de l'Alsace, à ce grand et gracieux doigt de Notre-Dame. La noce du Chant des Chants à nouveau célébrée, toujours nouvelle, l'Alliance renouvelée et jamais reniée, d'un Amour de Dieu qui ne cesse d'appeler les hommes aux noces de l'Épousée :



Noces célébrées en la cathédrale, par la cathédrale, noces perpétuelles où Dieu rappelle que son amour ne passe jamais, comme la charité paulinienne, miroir de Dieu en l'homme ("car à présent nous voyons comme dans un miroir, mais alors ce sera face à face", II Cor. XIII, 12):


Cette fidélité, ce don de l'amour divin, la cathédrale nous appelle à le rechercher et à le lire en elle, dans l'image de l'Église et de la Synagogue au portail Sud, dans l'architecture de la flèche et l'enseignement sculpté des grands portails, et enfin, comme une image de la grâce et de l'Alliance accomplie, dans le pilier du Jugement qui nous fait entrevoir le Royaume.


Par la double porte étroite : miroir des deux Alliances
Lorsqu'on s'avance, dans la lumière brumeuse du matin, vers la cathédrale de Strasbourg, on trouve fermé le triple ordre des grands portails ; il faut alors contourner l'église, et entrer au transept sud, par un très ancien et très humble portail, deux portes étroites fendant un grand cube, massif, épais, de pierre rose, s'insinuant au plus fort, au plus puissant de l'édifice, là où sa chair est la plus compacte, la plus vieille, la plus robuste, comme le coeur immémorial de tout l'édifice. Là veillent et demeurent, à gauche et à droite, de chaque côté du Père qui est au milieu sous l'horloge, deux vénérables et magnifiques statues gothiques, à peine plus grandes que l'humaine dimension. Ce sont les deux alliances, l'église et la Synagogue, chacune gardant une porte. Elles sont ici, entre de puissants contreforts, comme à la racine même de la cathédrale, en son coeur le plus profond, et comme sur les veines où circule secrètement le sang de pierre qui irrigue la flèche, le sang de pierre qui monte et s'élève vers Dieu ; en ce lieu où l'église semble un soulèvement de la terre à l'appel de Dieu, un allégement de la matière et de la pesanteur à l'appel muet de la grâce, et où l'on voit, derrière la masse puissante, tellurique, de l'église, la flèche jaillir d'elle et fendre l'air, vrille de sang rose semblant monter sans cesse, sans poids. L'église et la Synagogue sont là, en ce noeud intime de la grâce et de la pesanteur, sur une frontière indécise qui est celle, peut-être, de l'Alliance. Elles sont de la même matière que l'église et que la flèche -elles sont d'une pierre vivante, et elles font au visiteur une manière de cortège solennel, comme pour l'inviter à entrer dans la grâce, à franchir les deux portes étroites qui semblent celles du Royaume, et qui ont la forme même des tables de la loi de Moïse, mais elles sont muettes, ou peut-être y entend-on l'invitation du Christ à entrer au Royaume et le commandement nouveau qu'il nous laisse en signe de la nouvelle Alliance "Je vous laisse un commandement nouveau : aimez vous les uns les autres"...


Regardons en effet les deux statues. Elles reprennent une iconographie médiévale fréquente et pour ainsi dire canonique: l'Église, triomphante, brandit la croix comme une lance, un étendard de gloire, tandis que la Synagogue se détourne, lance brisée, yeux baissés et bandés, le front de pierre rose comme rougissant sous le bandeau, tout cela semble familier. L'Église glorifiée, la Synagogue honteuse, condamnée, livrée aux sarcasmes pour n'avoir su reconnaître le Christ; et en toile de fond l'image du juif traître, infidèle, du juif hors de l'alliance, "ce visage juif que nous avions dissimulé, voire défiguré, cette synagogue à qui nous avions bandé les yeux." 4. Ailleurs5 souvent, mais non pas ici: yeux bandés, lance brisée, mais non point laide et non moins noble, la Synagogue de Strasbourg n'est pas méprisable ni méprisée; le bandeau de l'erreur qui couvre ses yeux est léger, ténu, à peine un voile, on le sent transparent, on sent que la Synagogue entrevoit, voit la grâce à travers, que la lumière ne s'arrête pas à ce fin tissu qui ne dérobe à la Synagogue que les contours précis de la connaissance du salut -et non point le salut. Claudel fait remarquer à son sujet qu'elle "est orientée dans le sens qu'il faut, mais (...) se présente à nous dans une espèce de déhanchement oblique, toute vêtue d'une robe au plis onduleux, pareils au plis de l'eau qui fuit." L'Église, en face, se présente droite, raide, croix levée, dressée et presque hautaine; son orgueil est justifié, son assise est ferme, son sol et son alliance solide, mais elle paraît presque trop méprisante face à l'humble Synagogue; car la Synagogue ne tourne pas le dos à la Grâce, elle garde un portail, une porte aussi du Royaume, et l'on voit, à côté de la voie droite, presque trop, de l'Église, se dessiner en elle une voie plus douce, plus humble. Il y a là presque un avertissement à l'orgueilleuse Église, un rappel que les chemins de la Grâce sont mystérieux, mais que l'Alliance de Dieu est fidèle et ferme, qu'elle embrasse tant la Synagogue que l'Église, et que trop d'humain orgueil serait malvenu lorsque l'Alliance est donnée par Dieu comme une grâce:



Comme le merveilleux chant du Magnificat, l'image de l'Église et de la Synagogue semble rappeler l'éternelle validité de la double Alliance, et répudier l'orgueil excessif, humain, trop, humain; en l'Église est louée par le sculpteur sa puissance et sa fierté légitime, mais condamné son orgueil, son mépris de l'ancienne Alliance. Car comme l'affirme Claudel de la statue de la Synagogue, en laquelle il voit aussi une représentation de l'Imagination face à la Foi:



Ainsi, dans un curieux renversement, la Synagogue aux yeux bandés n'en voit que mieux la vérité intérieure de sa propre Alliance, éternelle, avec Dieu. Et si, lance brisée, elle est impuissante à conquérir, à accomplir la mission de l'Église, elle n'en est pas pourtant rejetée hors de l'Alliance; nous sommes invités à repenser les rapports entre les deux Alliances, et peut-être la nécessité profonde de la fidélité juive à la première Alliance, et de la fidélité de Dieu envers Israël; à la condamnation de l'Alliance juive si souvent mise en scène au Moyen-âge, succède ici la compréhension de l'économie intime d'une Alliance double, d'une double fidélité, d'une double voie vers Dieu, comme il y a deux portes à ce portail, et l'une d'elle appuyée contre la Synagogue, car Dieu ne renie jamais son Alliance. Pour reprendre le mot de Lévinas, "pour la première fois, ce retardement incorrigible de l'Histoire Sainte est à l'heure", pour la première fois la Synagogue paraît seconder l'Église, non comme une contradiction, un reste vétuste du passé, mais comme un pressant et nécessaire rappel:



Ainsi, le face à face de l'Église, à juste titre orgueilleuse et fière, mais qui doit se méfier d'être trop certaine, trop encombrée de certitudes, et de la Synagogue ondoyante, en proie au doute, révèle l'économie subtile d'une double Alliance indissoluble; la certitude du salut et l'attente du salut se complètent en quelques sorte, comme la double voix des Psaumes, entre confiance et doutes.


Psaumes des Alliances. En effet, l'étrange rapport des deux statues, de la fière certitude de l'Église et de l'humble attente et impuissance de la Synagogue, rappelle le double mouvement qui parcourt les Psaumes, entre crainte de l'abandon et confiance inébranlable en Dieu. L'Église semble dire: "Le Seigneur est mon refuge, en Lui je ne crains rien", et proclamer "il est avec nous le Seigneur de l'Univers, citadelle pour nous le Dieu de Jacob" (Psaume 43), tandis que la Synagogue, sa lance brisée, s'inquiète: "Seigneur, pourquoi m'as-tu abandonné?" (Psaume 21): le cri de Jésus sur la croix a pour elle son sens premier d'appel lancé à la fidélité de Dieu. Elle ne doute pas pourtant de l'Alliance, les yeux bandés elle voit l'amour du Seigneur pour elle, et elle en est transformée, gracieuse, féminine, elle sait même sans voir qu'elle est belle, et qu'elle est l'Épousée. L'appel désespéré qu'elle lance est aussi un cri d'espérance, qui se sait entendu, et l'interrogation outragée, insolente:



cette accusation terrible portée contre Dieu, s'achève toujours en un cri de confiance:

Car la Synagogue a éprouvé dans les âges et dans les épreuves, dans ces flux et reflux de la grâce qui parcourent l'Ancien Testament, et jusqu'au fond du sentiment d'abandon et d'injustice, jusque dans l'exil à Babylone, que l'amour de Dieu est éternel:

Ainsi le cri d'Israël, est toujours jusque dans les doutes un psaume de louange, et c'est la familiarité de l'Alliance avec Dieu, la sincérité de la louange, la fidélité en l'église et en l'amour, qui permet d'adresser à Dieu même des reproches. Si le Rabbin de Berditshev, au XVIIIe siècle, peut rédiger les actes d'un "Procès à Dieu" ("A Din-Toyre mit Got"), et de s'adresser à lui sur le ton de la plus irrévérencieuse familiarité: "A gut morgn dir, Ryboyne-shel-oylom!", littéralement "salut, Maître de l'Univers", pour lui reprocher d'abandonner Israël:

c'est que cette familiarité dans l'invective, proche de la tradition même des psaumes, jaillit d'une confiance profonde en Dieu:

Et le poème peut alors s'achever sur un cri de louange: "Que Son nom soit célébré et glorifié.", sur un cri de foi qui évoque la confiance inébranlable du "credo" de Maïmonide: "Ani Maamin, je crois en la venue du Messie, avec une foi absolue je crois, et même s'il tarde à venir je l'attendrais, car je crois." Ce chant, "Ani Maamin", fut chanté dans le ghetto aux cortèges des morts, fut chanté dans les heures les plus noires du peuple juif; impuissante avec sa lance brisée, la Synagogue ne baisse pas le front de honte, mais en signe d'humilité, de confiance et d'acceptation, en signe d'accueil à l'Alliance et à la grâce. Ainsi, les figures symétriques et dissemblables de l'Église et la Synagogue évoquent-elles peut-être le parcours intime de chacun de nous au sein de l'Alliance, comme les deux visages d'une seule et même Alliance telle que la déploient les psaumes, entre sentiment d'abandon et confiance infinie, entre fierté de l'élection et humilité dans les malheurs. C'est le double mouvement du Psaume XXI (celui même que prononce le Christ sur la croix), de la détresse à la louange, du cri:

au soulagement de confiance, à la louange d'un Seigneur toujours fidèle malgré les doutes et les aveuglements des hommes qui parfois ne voient pas sa grâce: après un silence, le psaume reprend,

Car la parole et l'alliance de Dieu sont fidèles: ce sont les hommes parfois qui oublient la promesse, l'Église et la Synagogue qui, d'orgueil ou de dépit, s'aveuglent: toutes deux sont montrées comme elles sont, imparfaites mais présentes à Dieu, et jamais oubliées de Dieu: la Synagogue le sait, qui garde en main une Loi qu'elle peut lire les yeux bandés, parce qu'elle la connaît par coeur et par grâce.

En frappant à la double porte de l'Alliance, par la prière et le psaume, on passe entre l'Église et la Synagogue, les deux Alliances éternelles, double reflet d'une même Alliance, dont la flèche unique tendue vers les cieux est le symbole, et que détaillent les sculptures des grands portails.


Le grand livre, ou visage, de la façade: une théologie de l'Alliance.
Pendant que nous contemplions le portail latéral, la lumière a monté et inonde la flèche - ce n'est pas encore l'embrasement du soir qui chaque jour renouvelle la façade, mais une douce lumière ombrée qui invite à la contemplation. La façade est un mur, immense et ajouré, et transparent au ciel, couronné par cette flèche unique et gigantesque qui, en s'élevant, semble se prolonger de ciel, semble bâtie d'autant de vent que de pierre tant elle s'évide, s'allège pour monter, à la grâce de Dieu. Non point un déséquilibre que cette flèche unique qui attire en elle toutes forces ascendantes, mais une gigantesque machine à monter, à élever jusqu'aux âmes, une machine faite de vrilles sans fin et d'infinis escaliers. Claudel, méditant, vient de découvrir que la cathédrale, comme la cigogne, n'a qu'une patte,

La fierté même de l'architecte, son regard joyeux, que seraient-ils sans la grâce de Dieu qui semble seule maintenir l'édifice? Un homme, certes, a décoché la flèche, en a tracé le plan; mais "Dieu m'a placé comme une flèche choisie", et la flèche est comme un signe visible, ascendant, de son Alliance. Voici que Claudel entend encore un psaume, une célébration de la présence d'un Dieu allié aux hommes: "Sa corne sera élevée dans la gloire" (Psaume III, 9), chante-t-il en note devant cette "invitation verticale qui aboutit à la foudre", ce point de passage entre la terre et le ciel où Claudel voit "le devoir vertical, la vocation verticale". La flèche est un appel de Dieu, et Claudel ouvre plus loin une parenthèse en parlant de

Si l'église est bien signe d'Alliance, c'est bien qu'il s'y imprime un double mouvement, réciproque, celui de la prière, de l'adresse à Dieu, du psaume, et celui, qui lui donne sens, de la vocation, de l'appel de Dieu, devoir et vocation inscrits dans cette verticalité de la pierre.

témoignent d'une architecture qui est avant tout théologique, construction de l'esprit qui se rencontre à Dieu; ainsi, Claudel peut comparer la flèche à un article de pure théologie, en même temps qu'à une "machine" qui rend sensible le vent de l'Esprit et de la grâce (car la théologie est la parole en langue humaine de l'Esprit, la Pentecôte de la Sagesse):

Plus qu'un simple signe et symbole, la cathédrale est donc un appareil, un outil efficace de l'Alliance, qui manifeste le souffle de l'Esprit. La façade, Bible ouverte, met en place au triple jeu de ses portails, toute une théologie de l'Alliance, que la flèche va porter haut dans le ciel, pour proclamer et chanter l'Alliance; car si l'architecture même de la flèche est une architecture de l'Alliance, elle s'aide et s'appuie sur une pédagogie d'imagier médiéval, elle prend sa source dans un exposé sculpté de l'Alliance, déroulé tout au long des portails, par un ensemble savamment composé d'images et de signes. Au portail central est détaillé le récit de la Passion, clef de la Nouvelle Alliance, reliée à l'Ancienne par l'image du Christ aux Limbes, guidant derrière lui les Justes de l'Ancien Testament. Le portail central est la clef de lecture de la façade, centrant le message de l'alliance sur l'incarnation et la passion du Christ; de gauche à droite, les trois portails égrènent ainsi une histoire du Salut: à gauche l'Incarnation, la Nativité, au centre la Passion, et à droite le Jugement; et c'est ce troisième portail qui est le plus intéressant pour comprendre l'Alliance que fonde la Passion du Christ incarné, c'est ce portail qui concentre la plus haute théologie de l'Alliance et de la Grâce.

Regardons d'abord le tympan, où est détaillé le Jugement. Trois registres horizontaux le découpent, inscrits dans une ogive étroite, aussi vont-ils se rétrécissant au fur et à mesure que le regard monte et franchit les étapes: en bas, les trompettes angéliques, ces mêmes trompettes que nous verrons au grand pilier des Anges, réveillent les morts; au centre, la foule des hommes se presse vers l'enfer, séparée par un ange; en haut, dans le plus étroit registre, siège le Christ, frappant le sol de sa croix. Et c'est au point exact de contact avec la croix que se tient, en-dessous, l'ange qui sépare les âmes, manifestation de la puissance rédemptrice de la Passion et de la Croix. Mais c'est le registre médian, ce registre où la croix manifeste, au travers du geste de l'ange, sa puissance efficace, qui nous intéresse le plus, et qui définit les termes de l'Alliance entre Dieu et les hommes. Les hommes nous sont montrés dans la pente naturelle du péché: tous, sans exceptions, justes et méchants, rois et évêques, se précipitent en direction de l'enfer et de sa gueule ouverte; mais au point précis que désigne la croix, une faille se forme, une fissure, un ange sépare; étrange ange d'ailleurs, on lui a rogné les ailles, et s'il n'était que lui seul tourne la tête à l'envers de l'enfer, que lui seul s'oppose à la pesanteur, à la gravité qui précipite les hommes dans les flammes, on croirait un homme. De part et d'autre de cette fissure angélique, les hommes se pressent et se bousculent, pressés par l'enfer; il n'y sont pas poussés, il s'y dirigent spontanément, pour ainsi dire inconsciemment: il faut une grâce, un don de Dieu, pour interrompre le mouvement. Et cette grâce, cette Alliance, ne s'adresse plus au seuls élus, mais à tout homme: l'Ange s'intéresse moins aux saints à sa droite qu'il a d'ores et déjà sauvés, qu'il a séparés de la foule infernale, mais à cette foule justement à sa gauche, qu'il tente de retenir, tirant par la manche, appelant. C'est le signe d'une Alliance proposée désormais à chaque homme, et renouvelée jusqu'au dernier instant, d'un effort désespéré de Dieu pour sauver chaque homme; cet ange, investi de la puissance de la croix qui le surplombe, répète la parabole de la brebis égarée: sa mission n'est pas auprès de ceux qui sont déjà dans l'Alliance, mais auprès de ceux qui se sont perdus et qui, aveuglément, continuent de marcher droit à leur perte: ce qu'ouvre l'espace d'une double Alliance réunissant l'Église et la Synagogue, c'est l'Alliance offerte à tous, à tous hommes et nations, et non plus aux seuls élus.

Sous ce tympan, le sculpteur a déposé une parabole de l'Alliance et du Salut: il a représenté, sur la gauche le Christ et les vierges sages, et sur la droite le Diable et les vierges folles. C'est par le Diable que l'on est séduit d'abord: il est jeune, beau, souriant, on boirait aisément le miel de ses paroles, on mangerait avec plaisir la pomme qu'il tend, offerte, tentatrice: si séduisant que les plus proches des vierges, toutes à leur joie insouciante, ne voient même pas leur malheur et leur lampe vide - mais celles qui suivent, à moins que ce ne soient, comme le fait remarquer Claudel, la même vierge aux différents moments de son épreuve, pleurent et désespèrent, et leur c[/oe]ur a compris ce que leurs yeux ne peuvent voir, mais que le visiteur distingue bien: dans le dos du Tentateur, dérobé à leur vue par les plis du vêtement, rampent crapauds et serpents. L'affliction des vierges folles, passées le temps de l'affliction, est sincère. En face, leur faisant miroir, les vierges sages font cortège au Christ, vieux, barbu, bien peu séduisant à l'abord - il faut bien le regarder pour comprendre sa beauté. Mais c'est là qu'à nouveau, comme avec l'Église et la Synagogue, le sculpteur nous lance un avertissement, et renverse la morale évangélique attendue: si les vierges les plus proches du Christ sont douces, humbles, rayonnantes de la lumière de la promesse tenue et de l'Alliance, les dernières du rang, brandissant leur lampe pleine avec un sourire satisfait, tombent en péché d'orgueil et de cruauté, se moquent, en garces trop sures de leur salut, des malheureuses vierges folles en pleurs; mais celles-ci peut-être sont sauvées par leur repentir, et les trop sages, trop fières, perdues peut-être par leur orgueil; il faut se méfier, semble-t-on nous dire, des certitudes qui oublient la grâce de Dieu, car c'est de lui que viennent l'Alliance et le Salut. L'alliance et la Grâce vont et viennent des vierges sages aux vierges folles: là aussi, peut-être, l'Alliance, c'est-à-dire l'appel de Dieu, s'adresse-t-il particulièrement aux égarées: c'est elles, dans leur affliction, que le Christ regarde. L'on entend presque les lamentations des vierges folles:

Mais il n'est pas dit que la noce leur soit à jamais fermée, et que leur repentir ne trouve pas pardon:

Noces muettes. Car ce sont bien des noces qui se célèbrent entre les deux cortèges de vierges sages et folles, des noces non dites mais célébrées dans les jardins de pierre: dans l'espace vide, ouvert, blanc entre les deux cortège de Vierges, se lit un cantique des cantiques inexprimé. Car tout est organisé en vue du sens, les deux rangs de vierges convergeant vers le tympan du Jugement, et ce sens est celui d'une Alliance joyeuse, du festin de l'Époux et de l'Épousée. Si toute la façade est construite dans des ajourements, des harpes de pierre, on dirait que c'est pour créer le jardin merveilleux où se poursuivent les amants, l'époux et l'épouse:

L'histoire de l'Alliance exprimée dans les psaumes semble ainsi reprise, avec ses déceptions et sa confiance joyeuse, par l'architecture même de la façade, où l'air poursuit la pierre et l'esprit la chair dans les étages d'un miraculeux jardin. L'ajourement des murs ménages des niches, des passages secrets, comme les lieux même du jeu de l'époux et de l'épousée:

Comme le poursuite divine de l'époux et de l'épousée, l'oeil dans cette façade cherche, se perd, avant de trouver le centre évident, la grande couronne de la rosace où s'accomplit la noce. Ainsi la façade toute entière semble un mémorial des noces d'Alliance, et semble vouloir nous appeler à l'essentiel, comme le petit quatrain de St Jean de la Croix:

Le jeu de poursuite, le Cantique des Cantiques où est entraîné le regard, nous ramène à l'essentiel, au couronnement de l'Alliance, à l'appel à aimer: portés à l'évidence par le grand gâble du portail central, surgissant devant la rosace, apparaissent comme l'Époux et l'Épousée, la Vierge et le Christ en gloire, signe d'une Alliance conclue au coeur de l'humain, d'une noce muette de Dieu avec l'humanité même en l'homme, d'une noce non plus seulement avec un peuple, mais avec chaque homme dans le secret de son coexur, sous la couronne dorée de l'Alliance divine.

Car telle est la Bonne Nouvelle: celle d'une porte du royaume désormais ouverte à tous, dans la charité partagée qui est le signe de l'Alliance, car comme l'amour de Dieu, la charité est fidèle et ne passe pas, pour reprendre les mots de St Paul (Épître aux Corinthiens). La grâce de Dieu et la charité partagée des hommes accomplissent l'Alliance: ainsi, au tympan central, derrière le Christ sortant des limbes, on voit le geste de tendresse d'un homme prenant la main d'une femme, pour l'emmener, derrière le Christ, vers le Royaume: la charité partagée des hommes accompagne la grâce divine et la seconde, elle est la réponse humaine à l'appel et à l'alliance, elle ouvre aux hommes la porte étroite du royaume.

Au pilier de l'alliance. La porte est ouverte; entrons. Derrière le double portail se dévoile alors une merveille, et comme un écho interne de la flèche, et comme le nerf même de l'église: le pilier du Jugement, mieux connu sous le nom de "pilier des Anges", et qui pourrait être, plus justement peut-être, pilier de l'Alliance. A Toulouse où me vient l'idée de cet article, il y a le Pilier de l'église des Jacobins, qui part d'un jet immense vers le ciel de la voûte où il explose en "palmier" -c'est le nom qu'on lui donne-; mais s'il est palmier, c'est palmier du jour des Rameaux, brandi d'un geste unique à la gloire du Christ, réponse à l'appel de la grâce, unissant la terre et ce ciel où la voûte tisse un serpent d'étoiles, dessine l'harmonie de l'univers créé. J'ai vu ce pilier, ce geste d'alliance, se colorer de la couleur des vitraux, et juste au milieu, un rayon de lumière blanc le frapper d'un cercle, comme une hostie, comme le signe de la présence divine. A Strasbourg aussi le pilier part d'un seul geste, d'un seul élan vers le ciel, de toutes la puissance ramassée en ses nervures. Mais il n'est pas nu, ni habillé de la seule lumière des vitraux: trois registres de statues l'animent, dessinant l'image harmonieuse de la Jérusalem céleste (il y a en tout douze statues). Si les portails nous content l'histoire de l'Alliance, le pilier nous dit son terme et son accomplissement en Dieu. Au premier registre sont les quatre évangélistes, qui répandent parmi les hommes la nouvelle de l'Alliance; ils sont dans leur gloire, ils sont dans la cité de Dieu. Plus haut viennent quatre anges sonnant les trompettes du Jugement; et enfin, tout en haut, où naît l'ébrasement de la voûte, le Christ en gloire et les âmes du purgatoire, entourés par trois bienheureux, devenus anges de la suite du Christ, qui tiennent en main les instruments de la Passion. Le Christ ici ne siège pas en juge: il accueille, et d'ailleurs il n'y a pas de damnés, seulement des bienheureux et des âmes en sursis, que le Christ attire à lui, qui montent irrésistiblement à lui. La Passion a accompli l'Alliance, la Cité de Dieu est en marche, dans l'harmonie verticale du pilier, Alliance inébranlable scellée pour l'éternité: tous les éléments de l'Alliance sont ici réunis autour de la figure radieuse du Christ, le mémorial de sa Passion et l'annonce des Évangiles. Et ce n'est plus tant le Jugement que le Royaume qui apparaît: plus encore que pilier du Jugement ou pilier des Anges, il devrait s'appeler pilier de l'Alliance, ou pilier des Hommes-faits-Anges, pilier des Hommes devenus Anges par la grâce de l'Alliance.

Dans une petite loggia, une cantoria qui domine le transept, se tient depuis des siècles un petit personnage de pierre à l'oeil narquois, qui contemple le pilier de l'oeil sceptique de celui qui sait et connait bien son affaire; un architecte, dit la légende, qui, voyant monter vers les cieux le pilier du Jugement, paria qu'il s'écroulerait avant son terme, et pour enjeu de ce pari déclarant qu'il attendrait là, immobile, l'effondrement. Il y est toujours, ignorant du miracle de la grâce et de l'alliance qui semble seule maintenir le pilier; il y est toujours, témoin d'une alliance qui ne passe pas. Et il est aussi -ou un de ses frères incrédules- au pied de la flèche, tout aussi fixement narquois depuis autant de siècles... car la flèche et le pilier sont de même nature: symboles d'une alliance immortelle, éternelle, entre Dieu et les hommes.


Les bras bleus ouverts de Marie. Il y a un autre regard, près du pilier des Anges, que celui, moqueur, du brave bourgeois incrédule; il y a, profondément plongé dans toute la longueur de la nef, le regard de Marie, sur ce beau vitrail moderne qui ferme l'abside dans un geste ouvert; l'épaisseur vide de la nef est l'écrin d'un regard, entre la grand rose de la façade et le visage doux d'une Vierge à l'enfant; toute l'église semble traversée de ce bleu vibrant, illuminée par la couronne d'étoiles dorées15 qui tissent un ciel de l'Alliance, comme à la voûte des Jacobins de Toulouse ce long dévidoir d'un fil ténu de bleu piqueté d'or et d'astres; un ciel aussi, ouvert, le manteau bleu de Marie, un ciel ou plutôt une brèche dans le ciel qui laisse voir la grâce de l'Alliance, en cet enfant humble et lumineux qu'elle tient contre elle. Ici se conjure l'échec de l'Alliance qu'évoque la chanson de Leonard Cohen16:

Car les cieux se sont ouverts en Marie sur un petit enfant, et l'annonce messianique des cieux ouverts de la nouvelle alliance est déjà accomplie, humblement, dans le regard de Marie qui embrasse l'humanité rassemblée dans la cathédrale. La nef, si reposante, si douce, est l'espace symbolique d'une alliance, dans la rencontre du regard divin qui inonde la rosace, et du regard humain, si humain de Marie. Miracle d'un Dieu presque humain, d'un pan du ciel incarné:

Le plus haut mystère de l'alliance est ainsi le plus humble, et l'on sent confusément que c'est cet enfant nouveau-né, et déjà le premier né d'entre les morts, qui maintient l'Alliance nouvelle, on pressent que c'est en sa force infiniment humble que le pilier des Anges, pilier d'alliance, et tout l'ordonnancement interne de l'édifice jusqu'à la flèche jaillissante, prend pour ainsi dire racine. Car il y a une puissance infinie dans le geste d'accueil de Marie, et ce geste dit aux hommes que l'Alliance est ouverte et offerte, et se geste des bras ascendants, des mains tendues et ouvertes, à la fois en signe d'accueil aux hommes et d'oraison à Dieu, chante "Magnificat", la gloire de Dieu et le salut des humains. C'est la Vierge du Magnificat, du Psaume de la Nouvelle Alliance - c'est un Psaume de Notre-Dame de Strasbourg, un Magnificat en image, qui vibre dans l'éclat bleu des bras ouverts:

Marie, première touchée par la grâce de l'Alliance nouvelle, Marie, voisine de son fils qui siège au pilier, Marie sur son vitrail est l'humble maillon de l'Alliance, c'est par elle que le salut est donné à tous les hommes, et c'est grâce à son regard d'amour peut-être qu'au pilier du Jugement il n'y a que des âmes et des anges, et point de damnés; car c'est pour l'humanité entière qu'elle chante Magnificat, le plus beau psaume d'Alliance - elle est l'ouverture, l'aquiescement de ce monde à la grâce d'en-haut, un geste de tendresse de Dieu dans le monde. Je pense à ces très beau vers de jeunesse de René de Obaldia, écrit pendant sa captivité en Allemagne:

C'est la Vierge qui nous appelle, par son doux geste, à faire place à l'Alliance, à la rejoindre dans la tendresse du Fils (à Mouterhouse, dans une petite chapelle, il y a une Vierge qui accueille une foule immense sous la douce protection de son manteau). Faire place à la Mère, c'est faire place au Fils, c'est dire oui à L'Alliance comme au prêtre de la noce:

Car c'est dans ces bras ouverts de Marie que s'annonce le salut, et que le Royaume accompli au Pilier des Anges est désigné; et la Vierge, comme dans le "Rosaire" de Francis Jammes, attire en elle toutes les joies, les peines et les mystères du monde, pour les présenter à Dieu et renouveler en Lui l'Alliance:

C'est par cette alliance qui pénètre jusqu'au coeur du monde par le mystère de l'Incarnation, et qu'après la traversée de noirceur, de doute et d'abandon du Journal d'un curé de campagne on peut, dans la paix de l'Alliance, entendre Dieu murmurer que

F.S.


Article paru dans Sénevé


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