"La pierre que les bâtisseurs ont rejetée, est devenue la pierre d'angle."
"Seigneur, pourquoi m'as-tu abandonné?" (Psaume 21)
"Dis, Jésus-Christ de Nazareth -
N'as-tu pas un bras pour moi?"
(Emily Dickinson)
"...Tu m'as répondu !
Et je proclame ton nom devant mes frères,
Et je te loue en pleine assemblée."
(Psaume 21)
"La Grâce d'être - choisie -
Pour Moi - surpassait la Couronne,
Signe même de la Grâce,
C'était qu'elle fût Mienne"
(Emily Dickinson)
Depuis les sommets et les cols des Vosges, si l'on s'arrête un instant sur le fil bleu de la montagne, devant quelque échancrure de la forêt qui dévoile, à travers sa déchirure, le vaste tissu turquoise de la plaine, et si l'on tend l'oeil à la ligne droite de l'horizon, on y décèle, au milieu de la grande tache que fait la ville, une petite griffure, une sorte d'égratignure, infime mais bien visible ; on en reconnaît d'emblée, et presque d'instinct, la silhouette. C'est la cathédrale de Strasbourg dont on distingue, sous la flèche, la masse grisée, posée exactement sous et sur l'horizon, comme une agrafe reliant, alliant ciel et terre. L'habit qui fut déchiré, semble ici, quoique imparfaitement encore, recousu, comme une préfigure du vêtement sans couture du Christ en gloire. Les hommes ont posé ici, au point de rencontre de deux pièces de tissu dissemblables, le signe d'une alliance à la gloire de Dieu, non point seulement oeuvre de tisserands humains reliant d'un fil simple deux étoffes à jamais dissemblables, mais témoignage du travail de communion de l'Alliance divine, d'une union à l'oeuvre et en acte. Notre-Dame de Strasbourg paraît un miroir, humain, symbolique, de la réalité divine de l'Alliance ; il n'est que de s'y promener, d'y promener un oeil attentif, pour y lire, presque à livre ouvert, une histoire de l'Alliance :
"Mon oeil d'un seul trait a parcouru et reconnu tout le symbolisme de cette cuve: les piliers, ou principes, dans un ordre à la fois successif et simultané sur qui s'appuie tout l'édifice de notre foi ; les arches dans l'élévation de leur courbe effort, qui sont à la fois le mariage entre elles de vérités réciproques et ce lien de la charité qui compose les âmes à travers la distance et le temps ; les croisées enfin suivant l'orientation de leur office qui transforment le bain de clarté universelle en rayon démonstratif et en conscience séjournante. Conserve le dépôt, dit l'Apôtre."1
Par chaque pierre à sa juste place, l'église témoigne d'un équilibre, d'une profonde et folle alliance, et ce que ressent Claudel dès l'abord se confirme à lire le langage sculpté des portails, la langue de pierre qui nous parle de "mariage", de "lien", et d'une "conscience séjournante" dans le temple de Dieu; en trois points particulièrement, le motif de l'Alliance affleure, transparent, sur le grand visage de l'église. Au fil de ces trois lieux, de ces trois étapes, ou moments, de l'Alliance, le portail latéral, la façade et son triple portail, le grand pilier du croisillon sud, répartis en l'église comme les stations d'une procession sont placées pour la méditation sur le chemin de l'oeil et de l'âme, se dit de l'homme à Dieu, de Dieu à l'homme, le chemin nouveau d'une nouvelle - éternelle et immémoriale - alliance, comme un anneau d'or passé au doigt du monde, ce grand doigt de l'épousée levée au dessus de l'Alsace, à ce grand et gracieux doigt de Notre-Dame. La noce du Chant des Chants à nouveau célébrée, toujours nouvelle, l'Alliance renouvelée et jamais reniée, d'un Amour de Dieu qui ne cesse d'appeler les hommes aux noces de l'Épousée :
"Sous le pommier je t'ai réveillée
là même où ta mère te conçut,
là où conçut celle qui t'a enfanté.
Pose-moi comme un sceau sur ton coeur,
comme un sceau sur ton bras.
Car l'amour est fort comme la Mort,
La passion inflexible comme le Shéol.
Ses traits sont des traits de feu,
une flamme de Yahvé."2
Noces célébrées en la cathédrale, par la cathédrale, noces perpétuelles où Dieu rappelle que son amour ne passe jamais, comme la charité paulinienne, miroir de Dieu en l'homme ("car à présent nous voyons comme dans un miroir, mais alors ce sera face à face", II Cor. XIII, 12):
"Les grandes eaux ne pourront éteindre l'amour,
Ni les fleuves le submerger."3
Cette fidélité, ce don de l'amour divin, la cathédrale nous appelle à le rechercher et à le lire en elle, dans l'image de l'Église et de la Synagogue au portail Sud, dans l'architecture de la flèche et l'enseignement sculpté des grands portails, et enfin, comme une image de la grâce et de l'Alliance accomplie, dans le pilier du Jugement qui nous fait entrevoir le Royaume.
Par la double porte étroite : miroir des deux Alliances
Lorsqu'on s'avance, dans la lumière brumeuse du matin, vers la
cathédrale de Strasbourg, on trouve fermé le triple ordre des grands
portails ; il faut alors contourner l'église, et entrer au transept
sud, par un très ancien et très humble portail, deux portes étroites
fendant un grand cube, massif, épais, de pierre rose, s'insinuant au
plus fort, au plus puissant de l'édifice, là où sa chair est la plus
compacte, la plus vieille, la plus robuste, comme le coeur immémorial
de tout l'édifice. Là veillent et demeurent, à gauche et à droite, de
chaque côté du Père qui est au milieu sous l'horloge, deux vénérables
et magnifiques statues gothiques, à peine plus grandes que l'humaine
dimension. Ce sont les deux alliances, l'église et la Synagogue,
chacune gardant une porte. Elles sont ici, entre de puissants
contreforts, comme à la racine même de la cathédrale, en son coeur le
plus profond, et comme sur les veines où circule secrètement le sang
de pierre qui irrigue la flèche, le sang de pierre qui monte et
s'élève vers Dieu ; en ce lieu où l'église semble un soulèvement de la
terre à l'appel de Dieu, un allégement de la matière et de la
pesanteur à l'appel muet de la grâce, et où l'on voit, derrière la
masse puissante, tellurique, de l'église, la flèche jaillir d'elle et
fendre l'air, vrille de sang rose semblant monter sans cesse, sans
poids. L'église et la Synagogue sont là, en ce noeud intime de la
grâce et de la pesanteur, sur une frontière indécise qui est celle,
peut-être, de l'Alliance. Elles sont de la même matière que l'église
et que la flèche -elles sont d'une pierre vivante, et elles font au
visiteur une manière de cortège solennel, comme pour l'inviter à
entrer dans la grâce, à franchir les deux portes étroites qui semblent celles du Royaume, et qui ont la forme même des tables de la loi de Moïse, mais elles sont muettes, ou peut-être y entend-on l'invitation du Christ à entrer au Royaume et le commandement nouveau qu'il nous laisse en signe de la nouvelle Alliance "Je vous laisse un commandement nouveau : aimez vous les uns les autres"...
Regardons en effet les deux statues. Elles reprennent une iconographie médiévale fréquente et pour ainsi dire canonique: l'Église, triomphante, brandit la croix comme une lance, un étendard de gloire, tandis que la Synagogue se détourne, lance brisée, yeux baissés et bandés, le front de pierre rose comme rougissant sous le bandeau, tout cela semble familier. L'Église glorifiée, la Synagogue honteuse, condamnée, livrée aux sarcasmes pour n'avoir su reconnaître le Christ; et en toile de fond l'image du juif traître, infidèle, du juif hors de l'alliance, "ce visage juif que nous avions dissimulé, voire défiguré, cette synagogue à qui nous avions bandé les yeux." 4. Ailleurs5 souvent, mais non pas ici: yeux bandés, lance brisée, mais non point laide et non moins noble, la Synagogue de Strasbourg n'est pas méprisable ni méprisée; le bandeau de l'erreur qui couvre ses yeux est léger, ténu, à peine un voile, on le sent transparent, on sent que la Synagogue entrevoit, voit la grâce à travers, que la lumière ne s'arrête pas à ce fin tissu qui ne dérobe à la Synagogue que les contours précis de la connaissance du salut -et non point le salut. Claudel fait remarquer à son sujet qu'elle "est orientée dans le sens qu'il faut, mais (...) se présente à nous dans une espèce de déhanchement oblique, toute vêtue d'une robe au plis onduleux, pareils au plis de l'eau qui fuit." L'Église, en face, se présente droite, raide, croix levée, dressée et presque hautaine; son orgueil est justifié, son assise est ferme, son sol et son alliance solide, mais elle paraît presque trop méprisante face à l'humble Synagogue; car la Synagogue ne tourne pas le dos à la Grâce, elle garde un portail, une porte aussi du Royaume, et l'on voit, à côté de la voie droite, presque trop, de l'Église, se dessiner en elle une voie plus douce, plus humble. Il y a là presque un avertissement à l'orgueilleuse Église, un rappel que les chemins de la Grâce sont mystérieux, mais que l'Alliance de Dieu est fidèle et ferme, qu'elle embrasse tant la Synagogue que l'Église, et que trop d'humain orgueil serait malvenu lorsque l'Alliance est donnée par Dieu comme une grâce:
"Il renverse les puissants de leur trône
et élève les humbles.
(...)
Il relève Israël son serviteur,
il se souvient de son amour,
de la promesse faite à nos pères,
en faveur d'Abraham et de sa race à jamais."
Comme le merveilleux chant du Magnificat, l'image de l'Église et de la Synagogue semble rappeler l'éternelle validité de la double Alliance, et répudier l'orgueil excessif, humain, trop, humain; en l'Église est louée par le sculpteur sa puissance et sa fierté légitime, mais condamné son orgueil, son mépris de l'ancienne Alliance. Car comme l'affirme Claudel de la statue de la Synagogue, en laquelle il voit aussi une représentation de l'Imagination face à la Foi:
"Tout n'est pas fini avec elle! Et la voici qui tourne le visage vers ce livre blanc dans sa main que l'on ne peut lire qu'avec des yeux bandés."
Ainsi, dans un curieux renversement, la Synagogue aux yeux bandés n'en voit que mieux la vérité intérieure de sa propre Alliance, éternelle, avec Dieu. Et si, lance brisée, elle est impuissante à conquérir, à accomplir la mission de l'Église, elle n'en est pas pourtant rejetée hors de l'Alliance; nous sommes invités à repenser les rapports entre les deux Alliances, et peut-être la nécessité profonde de la fidélité juive à la première Alliance, et de la fidélité de Dieu envers Israël; à la condamnation de l'Alliance juive si souvent mise en scène au Moyen-âge, succède ici la compréhension de l'économie intime d'une Alliance double, d'une double fidélité, d'une double voie vers Dieu, comme il y a deux portes à ce portail, et l'une d'elle appuyée contre la Synagogue, car Dieu ne renie jamais son Alliance. Pour reprendre le mot de Lévinas, "pour la première fois, ce retardement incorrigible de l'Histoire Sainte est à l'heure", pour la première fois la Synagogue paraît seconder l'Église, non comme une contradiction, un reste vétuste du passé, mais comme un pressant et nécessaire rappel:
"... les juifs tendus vers les temps messianiques n'attendent pas vainement, comme tant de chrétiens le pensent encore, un événement survenu il y a près de vingt siècles. L'attente messianique des juifs aurait tout son sens pour un chrétien qui espère le retour de son Sauveur, qui attend la Parousie. Tout n'est donc pas consommé, même pour un chrétien. Et les juifs sont nécessaires à l'avenir d'une humanité qui, à force de se savoir sauvée, n'a plus rien à attendre. La présence des juifs rappelle aux conformistes de toute espèce que tout n'est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes." 6
Ainsi, le face à face de l'Église, à juste titre orgueilleuse et fière, mais qui doit se méfier d'être trop certaine, trop encombrée de certitudes, et de la Synagogue ondoyante, en proie au doute, révèle l'économie subtile d'une double Alliance indissoluble; la certitude du salut et l'attente du salut se complètent en quelques sorte, comme la double voix des Psaumes, entre confiance et doutes.
Psaumes des Alliances. En effet, l'étrange rapport des deux statues, de la fière certitude de l'Église et de l'humble attente et impuissance de la Synagogue, rappelle le double mouvement qui parcourt les Psaumes, entre crainte de l'abandon et confiance inébranlable en Dieu. L'Église semble dire: "Le Seigneur est mon refuge, en Lui je ne crains rien", et proclamer "il est avec nous le Seigneur de l'Univers, citadelle pour nous le Dieu de Jacob" (Psaume 43), tandis que la Synagogue, sa lance brisée, s'inquiète: "Seigneur, pourquoi m'as-tu abandonné?" (Psaume 21): le cri de Jésus sur la croix a pour elle son sens premier d'appel lancé à la fidélité de Dieu. Elle ne doute pas pourtant de l'Alliance, les yeux bandés elle voit l'amour du Seigneur pour elle, et elle en est transformée, gracieuse, féminine, elle sait même sans voir qu'elle est belle, et qu'elle est l'Épousée. L'appel désespéré qu'elle lance est aussi un cri d'espérance, qui se sait entendu, et l'interrogation outragée, insolente:
"Où donc, Seigneur, est ton premier amour,
Celui que tu jurais à David sur ta foi?"7,
cette accusation terrible portée contre Dieu, s'achève toujours en un cri de confiance:
"Béni soit le Seigneur pour toujours! Amen! Amen!"8
Car la Synagogue a éprouvé dans les âges et dans les épreuves, dans ces flux et reflux de la grâce qui parcourent l'Ancien Testament, et jusqu'au fond du sentiment d'abandon et d'injustice, jusque dans l'exil à Babylone, que l'amour de Dieu est éternel:
"L'amour du Seigneur sans fin je le chante;
ta fidélité, je l'annonce d'âge en âge.
Je le dis: C'est un amour bâti pour toujours;
ta fidélité est plus stable que les cieux.
Tu as dit: avec mon peuple j'ai fait une alliance
j'ai juré à David mon serviteur:
J'établirai sa dynastie pour toujours,
je te bâtis un trône pour la suite des âges."9
Ainsi le cri d'Israël, est toujours jusque dans les doutes un psaume de louange, et c'est la familiarité de l'Alliance avec Dieu, la sincérité de la louange, la fidélité en l'église et en l'amour, qui permet d'adresser à Dieu même des reproches. Si le Rabbin de Berditshev, au XVIIIe siècle, peut rédiger les actes d'un "Procès à Dieu" ("A Din-Toyre mit Got"), et de s'adresser à lui sur le ton de la plus irrévérencieuse familiarité: "A gut morgn dir, Ryboyne-shel-oylom!", littéralement "salut, Maître de l'Univers", pour lui reprocher d'abandonner Israël:
"Moi, Levi-Itskhok, fils de Sarah de Berditchev,
Je suis venu Te porter une plainte:
Celle de Ton peuple Israël.
Que reproches-tu à ton peuple Israël?
Pourquoi harcèles-Tu sans fin ton peuple Israël?
Pourquoi doit-il toujours être responsable de tout?",
c'est que cette familiarité dans l'invective, proche de la tradition même des psaumes, jaillit d'une confiance profonde en Dieu:
"Dieu du Ciel, Père chéri! Nombreux sont les peuples du monde!
Les Mèdes, les Perses et les Babyloniens!
Les Russes prétendent que leur Tsar est tout-puissant, les Anglais que leur roi est le vrai roi, les Allemands que leur royaume est le royaume.
Mais moi (...), je tiens à dire ceci: Le seul Roi est celui qui est assis sur le Trône céleste.
Et encore ceci: Je ne bougerai pas d'ici avant que notre souffrance ne s'achève."
Et le poème peut alors s'achever sur un cri de louange: "Que Son nom soit célébré et glorifié.", sur un cri de foi qui évoque la confiance inébranlable du "credo" de Maïmonide: "Ani Maamin, je crois en la venue du Messie, avec une foi absolue je crois, et même s'il tarde à venir je l'attendrais, car je crois." Ce chant, "Ani Maamin", fut chanté dans le ghetto aux cortèges des morts, fut chanté dans les heures les plus noires du peuple juif; impuissante avec sa lance brisée, la Synagogue ne baisse pas le front de honte, mais en signe d'humilité, de confiance et d'acceptation, en signe d'accueil à l'Alliance et à la grâce. Ainsi, les figures symétriques et dissemblables de l'Église et la Synagogue évoquent-elles peut-être le parcours intime de chacun de nous au sein de l'Alliance, comme les deux visages d'une seule et même Alliance telle que la déploient les psaumes, entre sentiment d'abandon et confiance infinie, entre fierté de l'élection et humilité dans les malheurs. C'est le double mouvement du Psaume XXI (celui même que prononce le Christ sur la croix), de la détresse à la louange, du cri:
"Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?
Le salut est loin de moi, loin des mots que je rugis.
Mon Dieu j'appelle tout le jour,
et tu ne réponds pas.",
au soulagement de confiance, à la louange d'un Seigneur toujours fidèle malgré les doutes et les aveuglements des hommes qui parfois ne voient pas sa grâce: après un silence, le psaume reprend,
"Tu m'as répondu!
Et je proclame Ton nom devant mes frères,
je le loue en pleine assemblée."
Car la parole et l'alliance de Dieu sont fidèles: ce sont les hommes parfois qui oublient la promesse, l'Église et la Synagogue qui, d'orgueil ou de dépit, s'aveuglent: toutes deux sont montrées comme elles sont, imparfaites mais présentes à Dieu, et jamais oubliées de Dieu: la Synagogue le sait, qui garde en main une Loi qu'elle peut lire les yeux bandés, parce qu'elle la connaît par coeur et par grâce.
"Au moins - prier - reste - reste -
O Jésus - dan les Airs -
Je ne sais où est ta chambre -
Je frappe - partout -
Toi qui au Sud déchaînes le Séisme -
Et la Maelstrom, dans la Mer -
"Dis, Jésus-Christ de Nazareth -
N'as-tu pas un bras pour moi?"10
En frappant à la double porte de l'Alliance, par la prière et le psaume, on passe entre l'Église et la Synagogue, les deux Alliances éternelles, double reflet d'une même Alliance, dont la flèche unique tendue vers les cieux est le symbole, et que détaillent les sculptures des grands portails.
Le grand livre, ou visage, de la façade: une théologie de l'Alliance.
Pendant que nous contemplions le portail latéral, la lumière a monté et inonde la flèche - ce n'est pas encore l'embrasement du soir qui chaque jour renouvelle la façade, mais une douce lumière ombrée qui invite à la contemplation. La façade est un mur, immense et ajouré, et transparent au ciel, couronné par cette flèche unique et gigantesque qui, en s'élevant, semble se prolonger de ciel, semble bâtie d'autant de vent que de pierre tant elle s'évide, s'allège pour monter, à la grâce de Dieu. Non point un déséquilibre que cette flèche unique qui attire en elle toutes forces ascendantes, mais une gigantesque machine à monter, à élever jusqu'aux âmes, une machine faite de vrilles sans fin et d'infinis escaliers. Claudel, méditant, vient de découvrir que la cathédrale, comme la cigogne, n'a qu'une patte,
"C'est vrai, la cathédrale n'a qu'une patte, mais ça suffit, et l'on a parfaitement bien fait de l'empêcher d'en avoir deux, car c'est trop de deux pour une cible unique. Dieu m'a posé comme une flèche choisie, dit le Prophète. Celle-ci est partie, elle vibre! Et moi, je suis en bas comme ce petit architecte en pierre que j'ai vu au musée, qui s'est mis à genoux devant son oeuvre, afin probablement de la rendre plus haute, et qui la parcourt de la base au faîte, la tête renversée! La flèche est partie, c'est lui qui l'a décochée!"
La fierté même de l'architecte, son regard joyeux, que seraient-ils sans la grâce de Dieu qui semble seule maintenir l'édifice? Un homme, certes, a décoché la flèche, en a tracé le plan; mais "Dieu m'a placé comme une flèche choisie", et la flèche est comme un signe visible, ascendant, de son Alliance. Voici que Claudel entend encore un psaume, une célébration de la présence d'un Dieu allié aux hommes: "Sa corne sera élevée dans la gloire" (Psaume III, 9), chante-t-il en note devant cette "invitation verticale qui aboutit à la foudre", ce point de passage entre la terre et le ciel où Claudel voit "le devoir vertical, la vocation verticale". La flèche est un appel de Dieu, et Claudel ouvre plus loin une parenthèse en parlant de
"ce croisement des lignes qui ouvre issue à la prière et au désir dans le sens de la hauteur. (Dans les églises normandes la flèche qui s'élève au dessus du transept est creuse et constitue une espèce d'appel d'air, d'échelon à mi-chemin entre les anges et nous.)"
Si l'église est bien signe d'Alliance, c'est bien qu'il s'y imprime un double mouvement, réciproque, celui de la prière, de l'adresse à Dieu, du psaume, et celui, qui lui donne sens, de la vocation, de l'appel de Dieu, devoir et vocation inscrits dans cette verticalité de la pierre.
"Les grands vides dont le rapport entre eux constitue la matrice de notre comprésence en Dieu, (...)"
témoignent d'une architecture qui est avant tout théologique, construction de l'esprit qui se rencontre à Dieu; ainsi, Claudel peut comparer la flèche à un article de pure théologie, en même temps qu'à une "machine" qui rend sensible le vent de l'Esprit et de la grâce (car la théologie est la parole en langue humaine de l'Esprit, la Pentecôte de la Sagesse):
"Autour du donjon central, contre-butant ce vaisseau, cet appareil destiné à transformer la clarté diffuse en vision intérieure, on a pourvu aux ascensions de la pierre; ça monte en pointe à tous les angles du plan. C'est beau à regarder de loin, cette cité de géants, ce conciliabule encapuchonné de docteurs, ce collège de prêtres! Et comme chaque tour est coiffée d'un système de quatre guérites tournantes, on dirait un établissement de moulins destiné à exploiter le grand vent qui vient de la mer. Ainsi un article de Saint-Thomas portant à sa cime suspendu tout cet ensemble d'arguments affilés qui répondent de tous côtés aux objections."
Plus qu'un simple signe et symbole, la cathédrale est donc un appareil, un outil efficace de l'Alliance, qui manifeste le souffle de l'Esprit. La façade, Bible ouverte, met en place au triple jeu de ses portails, toute une théologie de l'Alliance, que la flèche va porter haut dans le ciel, pour proclamer et chanter l'Alliance; car si l'architecture même de la flèche est une architecture de l'Alliance, elle s'aide et s'appuie sur une pédagogie d'imagier médiéval, elle prend sa source dans un exposé sculpté de l'Alliance, déroulé tout au long des portails, par un ensemble savamment composé d'images et de signes. Au portail central est détaillé le récit de la Passion, clef de la Nouvelle Alliance, reliée à l'Ancienne par l'image du Christ aux Limbes, guidant derrière lui les Justes de l'Ancien Testament. Le portail central est la clef de lecture de la façade, centrant le message de l'alliance sur l'incarnation et la passion du Christ; de gauche à droite, les trois portails égrènent ainsi une histoire du Salut: à gauche l'Incarnation, la Nativité, au centre la Passion, et à droite le Jugement; et c'est ce troisième portail qui est le plus intéressant pour comprendre l'Alliance que fonde la Passion du Christ incarné, c'est ce portail qui concentre la plus haute théologie de l'Alliance et de la Grâce.
Regardons d'abord le tympan, où est détaillé le Jugement. Trois registres horizontaux le découpent, inscrits dans une ogive étroite, aussi vont-ils se rétrécissant au fur et à mesure que le regard monte et franchit les étapes: en bas, les trompettes angéliques, ces mêmes trompettes que nous verrons au grand pilier des Anges, réveillent les morts; au centre, la foule des hommes se presse vers l'enfer, séparée par un ange; en haut, dans le plus étroit registre, siège le Christ, frappant le sol de sa croix. Et c'est au point exact de contact avec la croix que se tient, en-dessous, l'ange qui sépare les âmes, manifestation de la puissance rédemptrice de la Passion et de la Croix. Mais c'est le registre médian, ce registre où la croix manifeste, au travers du geste de l'ange, sa puissance efficace, qui nous intéresse le plus, et qui définit les termes de l'Alliance entre Dieu et les hommes. Les hommes nous sont montrés dans la pente naturelle du péché: tous, sans exceptions, justes et méchants, rois et évêques, se précipitent en direction de l'enfer et de sa gueule ouverte; mais au point précis que désigne la croix, une faille se forme, une fissure, un ange sépare; étrange ange d'ailleurs, on lui a rogné les ailles, et s'il n'était que lui seul tourne la tête à l'envers de l'enfer, que lui seul s'oppose à la pesanteur, à la gravité qui précipite les hommes dans les flammes, on croirait un homme. De part et d'autre de cette fissure angélique, les hommes se pressent et se bousculent, pressés par l'enfer; il n'y sont pas poussés, il s'y dirigent spontanément, pour ainsi dire inconsciemment: il faut une grâce, un don de Dieu, pour interrompre le mouvement. Et cette grâce, cette Alliance, ne s'adresse plus au seuls élus, mais à tout homme: l'Ange s'intéresse moins aux saints à sa droite qu'il a d'ores et déjà sauvés, qu'il a séparés de la foule infernale, mais à cette foule justement à sa gauche, qu'il tente de retenir, tirant par la manche, appelant. C'est le signe d'une Alliance proposée désormais à chaque homme, et renouvelée jusqu'au dernier instant, d'un effort désespéré de Dieu pour sauver chaque homme; cet ange, investi de la puissance de la croix qui le surplombe, répète la parabole de la brebis égarée: sa mission n'est pas auprès de ceux qui sont déjà dans l'Alliance, mais auprès de ceux qui se sont perdus et qui, aveuglément, continuent de marcher droit à leur perte: ce qu'ouvre l'espace d'une double Alliance réunissant l'Église et la Synagogue, c'est l'Alliance offerte à tous, à tous hommes et nations, et non plus aux seuls élus.
Sous ce tympan, le sculpteur a déposé une parabole de l'Alliance et du Salut: il a représenté, sur la gauche le Christ et les vierges sages, et sur la droite le Diable et les vierges folles. C'est par le Diable que l'on est séduit d'abord: il est jeune, beau, souriant, on boirait aisément le miel de ses paroles, on mangerait avec plaisir la pomme qu'il tend, offerte, tentatrice: si séduisant que les plus proches des vierges, toutes à leur joie insouciante, ne voient même pas leur malheur et leur lampe vide - mais celles qui suivent, à moins que ce ne soient, comme le fait remarquer Claudel, la même vierge aux différents moments de son épreuve, pleurent et désespèrent, et leur c[/oe]ur a compris ce que leurs yeux ne peuvent voir, mais que le visiteur distingue bien: dans le dos du Tentateur, dérobé à leur vue par les plis du vêtement, rampent crapauds et serpents. L'affliction des vierges folles, passées le temps de l'affliction, est sincère. En face, leur faisant miroir, les vierges sages font cortège au Christ, vieux, barbu, bien peu séduisant à l'abord - il faut bien le regarder pour comprendre sa beauté. Mais c'est là qu'à nouveau, comme avec l'Église et la Synagogue, le sculpteur nous lance un avertissement, et renverse la morale évangélique attendue: si les vierges les plus proches du Christ sont douces, humbles, rayonnantes de la lumière de la promesse tenue et de l'Alliance, les dernières du rang, brandissant leur lampe pleine avec un sourire satisfait, tombent en péché d'orgueil et de cruauté, se moquent, en garces trop sures de leur salut, des malheureuses vierges folles en pleurs; mais celles-ci peut-être sont sauvées par leur repentir, et les trop sages, trop fières, perdues peut-être par leur orgueil; il faut se méfier, semble-t-on nous dire, des certitudes qui oublient la grâce de Dieu, car c'est de lui que viennent l'Alliance et le Salut. L'alliance et la Grâce vont et viennent des vierges sages aux vierges folles: là aussi, peut-être, l'Alliance, c'est-à-dire l'appel de Dieu, s'adresse-t-il particulièrement aux égarées: c'est elles, dans leur affliction, que le Christ regarde. L'on entend presque les lamentations des vierges folles:
"Vous savez bien comme je suis
-Hélas! mes soeurs, hélas, mes soeurs
Vous savez bien comme je suis
Je l'ai brisé et l'huile fuit.
(...) L'heure des noces a sonné
-Mes soeurs, mes soeurs saintes, mes soeurs -
L'heure des noces a sonné...
Personne ne m'en a donné."
Mais il n'est pas dit que la noce leur soit à jamais fermée, et que leur repentir ne trouve pas pardon:
"Je l'attendrai jusqu'à la mort
-Mes soeurs, où mourrais-je, mes soeurs?-
Je l'attendrai jusqu'à la mort
Et plus loin et plus tard encore
Comme un cri pâle l'attendrait..."
(...)
"Je pleure et j'élève vers Lui
-Hélas, mes soeurs, hélas! mes soeurs -
Je pleure et j'élève vers lui
Mes folles mains pleines de nuit."11
Car comme l'attente de la Synagogue, la patience de la vierge folle trouvera peut-être réconfort dans la noce éternelle de l'Alliance. Et les deux rangs de vierges semblent, par leur regard, célébrer le passage, à travers le portail, de la noce, de la noce muette et de l'Alliance de Dieu avec les hommes.
Noces muettes. Car ce sont bien des noces qui se célèbrent entre les deux cortèges de vierges sages et folles, des noces non dites mais célébrées dans les jardins de pierre: dans l'espace vide, ouvert, blanc entre les deux cortège de Vierges, se lit un cantique des cantiques inexprimé. Car tout est organisé en vue du sens, les deux rangs de vierges convergeant vers le tympan du Jugement, et ce sens est celui d'une Alliance joyeuse, du festin de l'Époux et de l'Épousée. Si toute la façade est construite dans des ajourements, des harpes de pierre, on dirait que c'est pour créer le jardin merveilleux où se poursuivent les amants, l'époux et l'épouse:
"Mon bien aimé a passé la main par la fente
et pour lui mes entrailles ont frémi.
Je me suis levé pour ouvrir à mon bien-aimé (...)
J'ai ouvert à mon bien-aimé,
Mais tournant le dos, il avait disparu."12
L'histoire de l'Alliance exprimée dans les psaumes semble ainsi reprise, avec ses déceptions et sa confiance joyeuse, par l'architecture même de la façade, où l'air poursuit la pierre et l'esprit la chair dans les étages d'un miraculeux jardin. L'ajourement des murs ménages des niches, des passages secrets, comme les lieux même du jeu de l'époux et de l'épousée:
"Mais où t'es-tu caché
me laissant gémissante mon ami
après m'avoir blessé
tel le cerf tu as fui
j'ai couru criant tu étais parti."13
Comme le poursuite divine de l'époux et de l'épousée, l'oeil dans cette façade cherche, se perd, avant de trouver le centre évident, la grande couronne de la rosace où s'accomplit la noce. Ainsi la façade toute entière semble un mémorial des noces d'Alliance, et semble vouloir nous appeler à l'essentiel, comme le petit quatrain de St Jean de la Croix:
"Oubli de ce qui est crée
et mémoire du créateur
faire attention à l'intérieur
l'ami ne cesser de l'aimer."14
Le jeu de poursuite, le Cantique des Cantiques où est entraîné le regard, nous ramène à l'essentiel, au couronnement de l'Alliance, à l'appel à aimer: portés à l'évidence par le grand gâble du portail central, surgissant devant la rosace, apparaissent comme l'Époux et l'Épousée, la Vierge et le Christ en gloire, signe d'une Alliance conclue au coeur de l'humain, d'une noce muette de Dieu avec l'humanité même en l'homme, d'une noce non plus seulement avec un peuple, mais avec chaque homme dans le secret de son coexur, sous la couronne dorée de l'Alliance divine.
"Je me levai, et tout était quelconque -
Mais au déclin du Jour
Lui et Moi, de Majesté étions
Également - parés -
"La Grâce d'être - choisie -
Pour Moi - surpassait la Couronne,
Signe même de la Grâce,
C'était qu'elle fût Mienne"
Car telle est la Bonne Nouvelle: celle d'une porte du royaume désormais ouverte à tous, dans la charité partagée qui est le signe de l'Alliance, car comme l'amour de Dieu, la charité est fidèle et ne passe pas, pour reprendre les mots de St Paul (Épître aux Corinthiens). La grâce de Dieu et la charité partagée des hommes accomplissent l'Alliance: ainsi, au tympan central, derrière le Christ sortant des limbes, on voit le geste de tendresse d'un homme prenant la main d'une femme, pour l'emmener, derrière le Christ, vers le Royaume: la charité partagée des hommes accompagne la grâce divine et la seconde, elle est la réponse humaine à l'appel et à l'alliance, elle ouvre aux hommes la porte étroite du royaume.
Au pilier de l'alliance. La porte est ouverte; entrons. Derrière le double portail se dévoile alors une merveille, et comme un écho interne de la flèche, et comme le nerf même de l'église: le pilier du Jugement, mieux connu sous le nom de "pilier des Anges", et qui pourrait être, plus justement peut-être, pilier de l'Alliance. A Toulouse où me vient l'idée de cet article, il y a le Pilier de l'église des Jacobins, qui part d'un jet immense vers le ciel de la voûte où il explose en "palmier" -c'est le nom qu'on lui donne-; mais s'il est palmier, c'est palmier du jour des Rameaux, brandi d'un geste unique à la gloire du Christ, réponse à l'appel de la grâce, unissant la terre et ce ciel où la voûte tisse un serpent d'étoiles, dessine l'harmonie de l'univers créé. J'ai vu ce pilier, ce geste d'alliance, se colorer de la couleur des vitraux, et juste au milieu, un rayon de lumière blanc le frapper d'un cercle, comme une hostie, comme le signe de la présence divine. A Strasbourg aussi le pilier part d'un seul geste, d'un seul élan vers le ciel, de toutes la puissance ramassée en ses nervures. Mais il n'est pas nu, ni habillé de la seule lumière des vitraux: trois registres de statues l'animent, dessinant l'image harmonieuse de la Jérusalem céleste (il y a en tout douze statues). Si les portails nous content l'histoire de l'Alliance, le pilier nous dit son terme et son accomplissement en Dieu. Au premier registre sont les quatre évangélistes, qui répandent parmi les hommes la nouvelle de l'Alliance; ils sont dans leur gloire, ils sont dans la cité de Dieu. Plus haut viennent quatre anges sonnant les trompettes du Jugement; et enfin, tout en haut, où naît l'ébrasement de la voûte, le Christ en gloire et les âmes du purgatoire, entourés par trois bienheureux, devenus anges de la suite du Christ, qui tiennent en main les instruments de la Passion. Le Christ ici ne siège pas en juge: il accueille, et d'ailleurs il n'y a pas de damnés, seulement des bienheureux et des âmes en sursis, que le Christ attire à lui, qui montent irrésistiblement à lui. La Passion a accompli l'Alliance, la Cité de Dieu est en marche, dans l'harmonie verticale du pilier, Alliance inébranlable scellée pour l'éternité: tous les éléments de l'Alliance sont ici réunis autour de la figure radieuse du Christ, le mémorial de sa Passion et l'annonce des Évangiles. Et ce n'est plus tant le Jugement que le Royaume qui apparaît: plus encore que pilier du Jugement ou pilier des Anges, il devrait s'appeler pilier de l'Alliance, ou pilier des Hommes-faits-Anges, pilier des Hommes devenus Anges par la grâce de l'Alliance.
Dans une petite loggia, une cantoria qui domine le transept, se tient depuis des siècles un petit personnage de pierre à l'oeil narquois, qui contemple le pilier de l'oeil sceptique de celui qui sait et connait bien son affaire; un architecte, dit la légende, qui, voyant monter vers les cieux le pilier du Jugement, paria qu'il s'écroulerait avant son terme, et pour enjeu de ce pari déclarant qu'il attendrait là, immobile, l'effondrement. Il y est toujours, ignorant du miracle de la grâce et de l'alliance qui semble seule maintenir le pilier; il y est toujours, témoin d'une alliance qui ne passe pas. Et il est aussi -ou un de ses frères incrédules- au pied de la flèche, tout aussi fixement narquois depuis autant de siècles... car la flèche et le pilier sont de même nature: symboles d'une alliance immortelle, éternelle, entre Dieu et les hommes.
Les bras bleus ouverts de Marie. Il y a un autre regard, près du pilier des Anges, que celui, moqueur, du brave bourgeois incrédule; il y a, profondément plongé dans toute la longueur de la nef, le regard de Marie, sur ce beau vitrail moderne qui ferme l'abside dans un geste ouvert; l'épaisseur vide de la nef est l'écrin d'un regard, entre la grand rose de la façade et le visage doux d'une Vierge à l'enfant; toute l'église semble traversée de ce bleu vibrant, illuminée par la couronne d'étoiles dorées15 qui tissent un ciel de l'Alliance, comme à la voûte des Jacobins de Toulouse ce long dévidoir d'un fil ténu de bleu piqueté d'or et d'astres; un ciel aussi, ouvert, le manteau bleu de Marie, un ciel ou plutôt une brèche dans le ciel qui laisse voir la grâce de l'Alliance, en cet enfant humble et lumineux qu'elle tient contre elle. Ici se conjure l'échec de l'Alliance qu'évoque la chanson de Leonard Cohen16:
"Mais quand il a compris que seuls les hommes perdus le voyaient,
Il a dit qu'on voguerait
Jusqu'à ce que les vagues nous libèrent,
Mais lui-même fut brisé
Bien avant que le ciel s'ouvre,
Délaissé, presque un homme,
Il a coulé sous votre sagesse comme une pierre."
Car les cieux se sont ouverts en Marie sur un petit enfant, et l'annonce messianique des cieux ouverts de la nouvelle alliance est déjà accomplie, humblement, dans le regard de Marie qui embrasse l'humanité rassemblée dans la cathédrale. La nef, si reposante, si douce, est l'espace symbolique d'une alliance, dans la rencontre du regard divin qui inonde la rosace, et du regard humain, si humain de Marie. Miracle d'un Dieu presque humain, d'un pan du ciel incarné:
"La Vierge Marie est penchée au bord
De son coeur profond comme une fontaine
Et joint ses deux mains pour garder plus fort
Le ciel jaillissant dont elle est trop pleine."17
Le plus haut mystère de l'alliance est ainsi le plus humble, et l'on sent confusément que c'est cet enfant nouveau-né, et déjà le premier né d'entre les morts, qui maintient l'Alliance nouvelle, on pressent que c'est en sa force infiniment humble que le pilier des Anges, pilier d'alliance, et tout l'ordonnancement interne de l'édifice jusqu'à la flèche jaillissante, prend pour ainsi dire racine. Car il y a une puissance infinie dans le geste d'accueil de Marie, et ce geste dit aux hommes que l'Alliance est ouverte et offerte, et se geste des bras ascendants, des mains tendues et ouvertes, à la fois en signe d'accueil aux hommes et d'oraison à Dieu, chante "Magnificat", la gloire de Dieu et le salut des humains. C'est la Vierge du Magnificat, du Psaume de la Nouvelle Alliance - c'est un Psaume de Notre-Dame de Strasbourg, un Magnificat en image, qui vibre dans l'éclat bleu des bras ouverts:
"Mon âme exalte le Seigneur,
exulte mon esprit en Dieu, mon Sauveur!
Il s'est penché sur son humble servante (...)
Le puissant fit pour moi des merveilles
Saint est son nom!"
Marie, première touchée par la grâce de l'Alliance nouvelle, Marie, voisine de son fils qui siège au pilier, Marie sur son vitrail est l'humble maillon de l'Alliance, c'est par elle que le salut est donné à tous les hommes, et c'est grâce à son regard d'amour peut-être qu'au pilier du Jugement il n'y a que des âmes et des anges, et point de damnés; car c'est pour l'humanité entière qu'elle chante Magnificat, le plus beau psaume d'Alliance - elle est l'ouverture, l'aquiescement de ce monde à la grâce d'en-haut, un geste de tendresse de Dieu dans le monde. Je pense à ces très beau vers de jeunesse de René de Obaldia, écrit pendant sa captivité en Allemagne:
"Et vous êtes là
O la reine des pauvres hommes que voilà
Et vous souriez
A leurs jeux qui mettent des étoiles dans leurs yeux
(...)
Vous êtes là
Parmi tous ces dimanches
Et ces rires qui font parfois de la peine
Et toutes ces histoires
D'amour et de haine
Mère attentive infiniment
Et quand ils meurent sans savoir
Vous êtes là
Et recueillez leurs âmes entre vos mains si blanches."18
C'est la Vierge qui nous appelle, par son doux geste, à faire place à l'Alliance, à la rejoindre dans la tendresse du Fils (à Mouterhouse, dans une petite chapelle, il y a une Vierge qui accueille une foule immense sous la douce protection de son manteau). Faire place à la Mère, c'est faire place au Fils, c'est dire oui à L'Alliance comme au prêtre de la noce:
"La vierge qui porte
le verbe divin
vient srr le chemin
ouvrez-lui la porte."19
Car c'est dans ces bras ouverts de Marie que s'annonce le salut, et que le Royaume accompli au Pilier des Anges est désigné; et la Vierge, comme dans le "Rosaire" de Francis Jammes, attire en elle toutes les joies, les peines et les mystères du monde, pour les présenter à Dieu et renouveler en Lui l'Alliance:
"Par le petit garçon qui meurt près de sa mère
tandis que les enfants s'amusent au parterre;
et par l'oiseau blessé qui ne sait pas comment
son aile tout à coup s'ensanglante et descend;
par la soif et le faim et le délire ardent :
Je vous salue, Marie.
(...) Par les feux pastoraux qui descendent, la nuit,
sur le front des coteaux, ces apôtres qui prient;
par la flamme qui cuit le souper noir du pauvre;
par l'éclair dont l'Esprit allume comme un chaume,
Mais pour l'Eternité, le néant de chaque homme :
Je vous salue, Marie."
C'est par cette alliance qui pénètre jusqu'au coeur du monde par le mystère de l'Incarnation, et qu'après la traversée de noirceur, de doute et d'abandon du Journal d'un curé de campagne on peut, dans la paix de l'Alliance, entendre Dieu murmurer que
"Tout est grâce."
Article paru dans Sénevé
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