Le travail pour le Royaume de Dieu dans le magistère de Jean Paul II
A. V.
Au terme du pontificat de Jean-Paul II, voici quelques réflexions à
partir de citations bibliques qui nous aideront a découvrir un aspect de la
grande valeur et de la transcendantalité du travail humain, dans la
perspective de la construction du Royaume de Dieu.
La situation originale et la chute
Le besoin de travailler n'est pas une conséquence du péché originel,
car, avant même qu'il se produise, « Yahvé Dieu prit l'homme et l'établit
dans le jardin d'Éden pour le cultiver et le garder »1. Travail qui, en
tout cas, « ne lui ferait de la peine, comme maintenant, mais lui
donnerait la satisfaction d'exercer une puissance naturelle »2. Dieu a
permit que l'homme travaille la terre plutôt comme une bénédiction qui lui
permettrait de faire refléter en elle sa présence, la soumettre et la faire
plus pleinement sienne. Dieu a voulu créer le monde en état « de voie »
pour que soit l'homme, à travers son travail, qui l'amène à sa perfection.
« Dieu n'est pas absent de sa création ; mais il couronne l'homme de
gloire et de beauté3, en le faisant, avec son autonomie et sa
liberté, presque son représentant dans le monde et dans
l'histoire »4.
Cependant, l'homme commit le péché original. À cause du péché, l'homme
ne peut plus amener de bonne manière le monde à sa perfection. Désormais,
l'homme a besoin d'être sauvé.
La rédemption et le règne de Christ
Il s'est donc produit l'incarnation du Verbe, l'entrée de l'éternel
dans le temps, par laquelle le temps même est sauvé5. Voici l'événement
central de l'histoire et, à la fois, le but de l'histoire, « la plénitude
des temps »6. Pour cela, toute l'histoire s'ordonne en fonction de Lui,
qui est le roi de l'univers par droit éternel, car il est Dieu, et par
droit de conquête, de rédemption et de rançon :
« Il est l'Image de Dieu invisible, Premier-Né de toute créature, car
c'est en lui qu'ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la
terre, les visibles et les invisibles, Trônes, Seigneuries,
Principautés, Puissances ; tout a été créé par lui et pour lui. [...]
il fallait qu'il obtînt en tout la primauté [...] et par lui a
réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans
les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix »7.
Les âmes comme les peuples lui appartient et, comme le dit le prophète
Daniel dans sa prophétie sur les derniers temps, « à lui fut conféré
empire, honneur et royaume, et tous les peuples, nations et langues le
servirent »8.
Autour du Royaume de Dieu gravitent presque toutes les Écritures. Les
paraboles, qui commencent généralement par « le Royaume de Dieu est
semblable à... »9. Quelques textes nous prient à ne pas penser que le
Royaume est une chose purement humaine, comme le croyaient beaucoup de
juifs. D'autres textes nous prient à ne pas penser que le Royaume est une
chose pour laquelle on ne doit pas collaborer.
L'homme est invité à collaborer
Christ, en sauvant l'homme, a sauvé tout ce qui concerne l'homme : la
liberté, le temps, l'histoire, la culture, la philosophie et aussi le
travail.
Ce n'est pas que le Christ soit arrivé et que tout se soit fini. Il
est vrai que le Royaume de Dieu nous est déjà arrivé, car Dieu s'est fait
homme, mais de telle façon que nous sommes incorporés à ce Royaume, en nous
faisant participants en tant que coopérateurs de l'édification de ce
Royaume au milieu des hommes. Etant donné que l'Homme a été sauvé, il est
invité à coopérer pour conduire le monde à sa consommation :
« L'homme n'est pas un témoin inactif de l'entrée de Dieu dans
l'histoire. Jésus nous invite à chercher attentivement le Royaume de
Dieu et sa justice et à faire de cette recherche notre souci
principal10. A ceux qui pensaient que le Royaume de Dieu
allait apparaître à l'instant même11, il prescrivit une attitude
active au lieu d'une attitude passive, en leur racontant la parabole
des dix mines à faire fructifier12 ».13
Renouvellement de toutes les choses dans les Christ
On construit le Royaume de Dieu dans la mesure que l'on ordonne toutes
les choses à Dieu. Tout ce que l'on fera dans cette perspective resplendira
dans le Ciel. C'est pour cela que le Concile Vatican II, après avoir dit
que nous sommes déjà parvenus à la fin des temps et que le renouvellement
de l'univers est irrévocablement établi, affirme que cette rénovation d'une
certaine manière est anticipée réellement dans ce siècle14.
Ainsi l'exprimait Karol Wojtyla, avant d'être pape, au moment
d'expliquer l'eschatologie du Concile :
« Cette vérité sur le caractère de l'Église est celle qui prépare le
monde à la rénovation déjà commencé dans le Christ15. Avec
l'Incarnation du Verbe éternel, le monde et l'humanité portent en soi
le germe de la plénitude des temps16. Voici la conception essentiel
de l'eschatologie conciliaire ».17
Dans la mesure que nous ordonnons les choses vers Dieu et que nous
préparons le renouvellement de toutes les choses dans le Christ, nous
serons en train d'anticiper maintenant ce qui arrivera à la fin de
l'histoire. Tout ce que nous ferons resplendira, purifié, au Ciel. Ainsi
l'affirme aussi le Concile Vatican II :
« Tous les fruits excellents de notre nature et de notre industrie,
que nous aurons propagés sur terre selon le commandement du Seigneur
et dans son Esprit, nous les retrouverons plus tard, mais purifiés de
toute souillure, illuminés, transfigurés, lorsque le Christ remettra à
son Père [...] Mystérieusement, le Royaume est déjà présent sur cette
terre ; il atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra ».18
Cette collaboration nous vaut d'être les protagonistes de l'histoire
Si, par grâce de Dieu, nous accomplissons nos travaux de cette
manière, ils seront historiques, dans le meilleur sens du mot. Le Pape Jean
Paul II le disait ainsi lors d'un discours en 1982, disant aux jeunes que
ceux qui regardent le Christ peuvent conduire l'histoire jusqu'a sa
réalisation :
« Seulement celui qui se compromet dans le présent, sans se laisser
`prendre' par lui, mais en restant avec le regard du coeur fixée dans
`les choses d'en haut, où est le Christ assis à la droite de Dieu'19
peut orienter l'histoire jusqu'à sa réalisation ».20
Le reste, malgré les apparences, restera toujours en marge de
l'histoire réel : confondus, pleins d'occupations, mêlés à des choses qui
apparaissent comme très importantes mais qui, au final, se révèlent,
toutes, vides, vaines, sans sens. Car les choses trouvent leur consistance
dans le Verbe.
Selon la manière dont nous accomplissons notre travail, nous pouvons
êtres sûrs que celui-ci est soit vain et que ses fruits vont disparaître
complètement, soit « historique » et que ses fruits vont demeurer pour
toujours et resplendir dans le Ciel.
La vision fataliste n'est pas forcément la « catholique »
Ce dont nous sommes en train de parler -- la mission de notre travail
comme anticipation ici-bas du Royaume des Cieux -- s'oppose à la vision
fataliste de beaucoup de catholiques qui, face à la situation de
déchristianisation dramatique du monde actuel, se résignent à ne vouloir
rien changer. En se servant de quelques passages bibliques, comme « Mon
Royaume n'est pas de ce monde », ils disent que le règne social du Christ
est quelque chose de périmé et qu'on doit abandonner l'illusion de vouloir
voir des sociétés catholiques et les Églises pleines. Jean Paul II se
réfère à cette attitude :
« Telle est l'attitude découragée de ceux qui renoncent à tout
engagement à l'égard de l'histoire et de sa transformation. Ceux-là
sont convaincus que rien ne peut changer, que tout effort est destiné
à être vain, que Dieu est absent et en rien intéressé par ce minuscule
point de l'univers qu'est la terre. Déjà, dans le monde grec, certains
penseurs enseignaient cette perspective et la deuxième Epître de
Pierre réagit sans doute également face à cette vision fataliste, aux
conséquences pratiques évidentes. En effet, si rien ne peut changer,
quel sens cela a-t-il d'espérer ? Il ne reste qu'à se mettre en marge
de la vie, en laissant le mouvement répétitif de la vie humaine
accomplir son cycle éternel. Dans cette lignée, de nombreux hommes et
femmes sont désormais abattus, en marge de l'histoire, privés de
confiance, indifférents à tout, incapables de lutter ou d'espérer. En
revanche, la vision chrétienne est illustrée de façon limpide par
Jésus, alors que, `les Pharisiens lui ayant demandé quand viendrait le
Royaume de Dieu, il leur répondit : ``la venue du Royaume de Dieu ne se
laisse pas observer, et l'on ne dira pas : `Voici, il est ici ! ou
bien : il est là!' Car voici que le Royaume de Dieu est au milieu de
vous''' (Lc 17, 20-21)»21.
Bien qu'il soit vrai qu'il faille s'occuper en premier lieu de notre
propre conversion et ne pas perdre de vue le Ciel, il ne faut pas négliger
une présence actuelle du Royaume de Dieu, et pas seulement d'une façon
spirituelle. Sans non plus vouloir prétendre qu'un ordre juste et une
culture de la liberté puisse équivaloir au Ciel, ce qui serait tomber dans
le « sécularisme », il faut ne pas oublier qu'être catholique c'est
travailler pour le Royaume et pour la volonté du Coeur du Christ, qui est
que tous les hommes soient sauvés. Comment serait-il possible qu'ici un
homme soit sauvé, sans que soit possible aussi qu'advienne une culture de
la liberté et un ordre social où les hommes vivent selon le Christ ?
L'espérance intra historique du Concile Vatican II et Jean Paul II
Cette perspective est présente tout au long du Concile Vatican II et
dans l'origine même du Concile. En effet, Jean XXIII, dans le discours
d'inauguration dit, entre autres choses :
« Le Concile oecuménique Vatican II [...] prépare et consolide le
chemin vers l'unité du genre humain, que constitue le fondement
nécessaire pour que la ville terrestre ressemble à la ville
céleste »22.
Comment est-il alors possible que la perspective d'un « vrai
chrétien » soit que, dans ce monde, la ville de ce monde n'arrive jamais à
être à l'image de la ville céleste ?
Nous trouvons le même espoir manifesté par Jean XXIII à plusieurs
reprises chez Jean-Paul II, qui nous invite à ne pas oublier que lorsque
l'on parle du Royaume des Cieux, nous parlons, d'une part, du Ciel et,
d'autre part, de la ville de ce monde qui peut être bâtie conformément au
Royaume des Cieux.
Ce dernier aspect est souligné par le Pape quand il dit que l'Esprit
Saint construit le Royaume de Dieu dans le cours de l'histoire :
« Il importera donc de redécouvrir l'Esprit comme Celui qui construit
le Royaume de Dieu au cours de l'histoire et prépare sa pleine
manifestation en Jésus Christ, en animant les hommes de l'intérieur et
en faisant croître dans la vie des hommes les germes du salut
définitif qui adviendra à la fin des temps » 23.
Il arrive de même lorsqu'il est dit que le Royaume de Dieu se réalise
progressivement. Ce qui suppose son insertion dans le temps :
« Le Royaume doit transformer les rapports entre les hommes et se
réalise progressivement, au fur et à mesure qu'ils apprennent à
s'aimer, à se pardonner, à se mettre au service les uns des autres.
[...] Le Royaume concerne les personnes humaines, la société, le monde
entier. Travailler pour le Royaume signifie reconnaître et favoriser
le dynamisme divin qui est présent dans l'histoire humaine et la
transforme. Construire le Royaume signifie travailler pour la
libération du mal dans toutes ses formes. En un mot, le Royaume de
Dieu est la manifestation et la réalisation de son dessein de salut
dans sa plénitude »24.
L'histoire a été déjà sauvée, mais Dieu a voulu nous faire participer
à cela, aussi à travers notre travail. Si nous reconnaissons et favorisons,
par grâce, le dynamisme divin, nous travaillerons pour le Royaume, et ce
que nous ferons sera présent dans la plénitude de l'histoire. Ce Royaume,
comme dit le Pape, intéresse tout le monde. Nous devons prétendre que ce
Royaume imprègne toutes les structures de la société, qu'il imprègne tout.
Exigences du Royaume
Ce Royaume, qui se réalise progressivement et tend à transformer les
rapports humains, n'arrivera pas de n'importe quelle manière. Il ne
consistera pas en une sorte de « paix perpétuelle » kantienne d'une société
tolérante basée sur des « valeurs humaines », tels que la liberté, la
fraternité et l'égalité, si le Christ n'est pas au milieu. Sans le Christ
nous ne pourrons que répéter avec Pie XI et le prophète Jérémie : « Nous
espérions la paix : rien de bon ! le temps de la guérison : voici
l'épouvante ! »25 ou, avec Pie X, « la ville ne s'édifiera pas mais
comme Dieu l'a édifié, la société ne s'édifiera pas si l'Église n'y met pas
les fondations et dirige ses travaux»26.
L'instauration du Royaume se réalise à travers un lien avec Jésus-
Christ, et dans la mesure où les hommes sont transformés par sa grâce.
Faisons attention à un autre discours de Jean-Paul II :
« Les disciples se rendent compte que le Royaume est déjà présent dans
la personne de Jésus et qu'il est instauré peu à peu dans l'homme et
dans le monde par un lien mystérieux avec lui.
Après la Résurrection, en effet, ils prêchaient le Royaume, annonçant
que Jésus est mort et ressuscité. Philippe, en Samarie «annonçait la
Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu et du nom dé Jésus Christ» (Ac 8,
12). A Rome, Paul «proclamait le Royaume de Dieu et enseignait ce qui
concerne le Seigneur Jésus Christ» (cf. Ac 28, 31). Les premiers
chrétiens annonçaient eux aussi, «le Royaume du Christ et de Dieu» (Ep
5, 5; cf. Ap 11, 15; 12, 10), ou bien «le Royaume éternel de notre
Seigneur et Sauveur Jésus Christ» (2 P 1, 11). C'est sur l'annonce de
Jésus Christ, avec qui s'identifie le Royaume, qu'est centrée la
prédication de l'Église primitive. Aujourd'hui, il faut de même unir
l'annonce du Royaume de Dieu (le contenu du «kérygme» de Jésus) et la
proclamation de l'événement Jésus Christ (c'est-à-dire le «kérygme»
des Apôtres). Les deux annonces se complètent et s'éclairent
réciproquement».27
Le Royaume de Dieu est, donc, le Royaume de ce qui acceptent la rançon
que le Christ a offert pour eux. Si on ne met par le Christ au centre, on
ne peut pas prétendre que l'homme soit sauvé d'une autre manière, malgré
ses bonnes intentions. Le Pape fait référence à cette sorte de « Royaume
des cieux laïque » :
« Or il ne s'agit pas là du Royaume de Dieu tel que nous le
connaissons par la Révélation et que l'on ne peut séparer ni du Christ
ni de l'Église. [...], Certes, il (le Royaume de Dieu) exige la
promotion des biens humains et des valeurs que l'on peut bien dire
«évangéliques», parce qu'elles sont intimement liées à la Bonne
Nouvelle. Mais cette promotion, à laquelle l'Église tient, ne doit
cependant pas être séparée de ses autres devoirs fondamentaux, ni leur
être opposée, devoirs tels que l'annonce du Christ et de son Evangile,
la fondation et le développement de communautés qui réalisent entre
les hommes l'image vivante du Royaume. Que l'on ne craigne pas de
tomber là dans une forme d' «ecclésiocentrisme»! Paul VI, qui a
affirmé l'existence d'«un lien profond entre le Christ, l'Église et
l'évangélisation », a dit aussi : «L'Église n'est pas à elle-même sa
propre fin, mais elle désire avec ardeur être tout entière du Christ,
dans le Christ et pour le Christ ; tout entière également des hommes,
parmi les hommes et pour les hommes».28
Pour finir, nous citerons un appel à la confiance que le Pape Jean-
Paul II a fait lors d'un discours à l'ONU en 1995 dans lequel il rappelle
que le Royaume de Dieu se construit d'une manière mystérieuse, parfois avec
des larmes et sans progrès apparent, à la façon du grain de sénevé...29.
Au lieu de nous décourager, il faut admirer la patience du Père, qui adapte
son action transformatrice aux lenteurs de la nature humaine blessée par le
péché30, et la Sagesse de Dieu qui guide les événements de l'histoire :
« Nous ne devons pas avoir peur de l'avenir [...] Nous sommes capables
de sagesse et de vertu. Avec ces dons et avec l'aide de la grâce de
Dieu, nous pouvons construire dans le siècle qui est sur le point
d'arriver et pour le prochain millénaire, une civilisation digne de la
personne humaine, une vraie culture de la liberté. Nous pouvons et
nous devons le faire ! Et, en le faisant, nous pourrons nous rendre
compte que les larmes de ce siècle ont préparé la voie d'un nouveau
printemps de l'esprit humain ».31
A.V.