Libérer la source
François Garagnon
Ce texte est extrait de Jade et les sacrés mystères de la
vie., Monte-Cristo, 1991.
Armelle Guy
Il faut devenir des sources, il faut que les autres aient envie de se
désaltérer à notre source. Vous avez remarqué ? On ne dit pas : « je meurs
d'espoir », pourtant on dit : « je meurs de soif. » C'est bien la preuve
que c'est drôlement important, la soif, puisque notre vie en dépend. Il y
a énormément de gens qui continuent à vivre sans s'apercevoir qu'ils sont
morts. Je veux dire qu'ils existent mais ils ne vivent pas vraiment.
Vivre, c'est pas seulement respirer, bouger, se lever, travailler et aller
chercher de l'argent à la banque ! À la fin de votre vie, vous croyez que
vous vous en souviendrez de tout ça ? Ce sera un foutu pêle-mêle, il n'y
aura pas grand chose à retenir, d'ailleurs c'est simple : vous serez
complètement gâteux, et vous mélangerez tout ! Bien que vous ayez vécu des
milliards de milliards d'instants, eh bien c'est comme si rien ne s'était
passé véritablement. Alors vous vous direz : « C'était donc ça la vie ? »
Et ce sera comme si vous n'aviez rien vu passer...
Vous trouver ça intelligent, vous, d'en arriver là ?
Tenez, je
suis sûre que vous avez plein de projets dans la tête, pas vrai ? Oh !
bien sûr, il y a projet et projet. Il y a ce que vous voulez avoir, mais
ça c'est votre affaire. Ce qui est beaucoup plus intéressant, c'est ce que
vous vous voulez être. Souvent, vous pensez à ce que vous avez toujours
voulu faire. Seulement, cet idéal, vous trouvez toutes sortes d'excuses
pour pas le réaliser : la force des choses, le manque de temps, les
impératifs de la vie quotidienne... Alors, vous vous dites : « On verra ça
plus tard. » Mais qu'est-ce que ça veut dire « plus tard » ? Vous voulez
que je vous le dise ? Eh bien, ça veut dire « jamais» !
Si vous pouvez le faire et que vous le faites pas, à quoi
ça sert
que vous puissiez le faire ? Vous êtes pas plus avancés que celui qui ne
peut pas. Vous êtes moins avancés. Parce que celui qui ne peut pas, ce
n'est pas de sa faute, tandis que vous, c'est que vous gâchez votre
talent. C'est comme si vous êtes heureux et que vous ne le montrez pas :
comment les autres, ils peuvent savoir que vous êtes heureux ? c'est comme
si vous l'étiez pas ! D'ailleurs, le bonheur, c'est tellement grand, c'est
tellement abondant, qu'on ne peut pas le garder rien que pour soit tout
seul ; ou alors, ce n'est pas du cent pour cent pur bonheur : c'est un
mélange de plaisir, d'égoïsme, d'émoustillement, un tralala qui n'a rien à
voir avec l'Alleluia.
Je vais vous le dire : le rêve, ça s'use que si on ne s'en
sert
pas ! Si vous attendez que vos rêves prennent la poussière, eh bien vous
serez bientôt un vieil épouvantail plein de toiles d'araignées !
Si vous réalisez pas vos projets maintenant, c'est que ce sont des
ballons de baudruche, ou bien, c'est que vous n'êtes pas chiche. De deux
choses l'une : soit vous vous hissez au-dessus de vous-même pour être à la
hauteur, à la hauteur de vos rêves, soit vous restez un p'tit bout d'homme
sans intérêt qui fait du terre-à-terre toute sa vie parce qu'il a
soi-disant pas le temps de regarder les étoiles... Voilà, voilà.
Vous savez pourquoi les gens, y z'osent pas? Eh bien parce
qu'ils
ont fait de leur vie un petit filet d'eau? Ils ont peur de manquer, alors
ils ouvrent le robinet tout doucement, ils font du goutte-à-goutte pour
s'économiser.
Je vais vous dire : Raphaël, c'est un ami à moi. Lui,
c'est pas un
filet d'eau, c'est une vraie cascade ! Je lui ai demandé une fois comment
il faisait pour avoir tant à dépenser et, à force de se donner, s'il avait
pas peur d'être sec. Il a ri aux éclats, Raph', pas pour se moquer, mais
parce que dans ces moments-là, il dit que je suis un sacré bout d'chou.
Là, il m'a dit : « Jade, vraiment, tu es irrésistible! », et puis il m'a
tout expliqué : - Tu as déjà regardé une cascade ? C'est comme une chute
et une renaissance perpétuelle. L'eau n'arrête pas de tomber, à profusion.
On dirait même que plus elle s'enfuit, et plus elle arrive ! Plus elle
dépense d'énergie et de fougue, et plus elle est généreuse ! Plus l'eau
s'exprime de manière impulsive et entière, et plus elle est pure ! Eh
bien, toi, c'est pareil. « Tu as entendu parler des nappes phréatiques ?
c'est l'eau de dessous la terre qui alimente les puits et les sources...
Eh bien, je crois, moi, qu'on a des sortes de nappes phréatiques qui
sillonnent notre être tout entier. Si on ne sait pas libérer la source, eh
bien elle se tarit, et on devient des coeurs secs... C'est pour cette
raison qu'il faut devenir des sources pour les autres. Pour pas qu'ils
meurent de soif. Bien sûr, on ne s'improvise pas source, on devient. Tu
penses peut-être qu'il faut avoir beaucoup d'eau pour en donner. Et là, tu
te trompes. Monsieur Saint-Exupéry a dit: « Plus tu donnes, plus tu
t'enrichis ; plus tu vas puiser à la source véritable, plus elle est
généreuse. » Tu comprends ? »
Je dois avouer que c'était pas facile à comprendre. Pour
résumer
la pensée de Raph' : plus on fait les choses gratuitement, et plus on
devienr riche. Ah bon ! Vous croyez que si je vais voir un marchand, et
que je lui dis : « Plus tu donnes, plus tu t'enrichis », il va me prendre
au sérieux ? Il va éclater de rire, oui, et il va me dire : « Toi, tu es
bien gentille, mais je ne t'emploierais pas comme caissière ! »
J'ai bien réfléchi, et je me suis dit que ce n'était pas
une
affaire d'argent, mais une affaire de coeur. C'est vrai qu'on peut
faires des choses pour son bon plaisir. Mais le plus grand plaisir...
c'est le plaisir de faire plaisir. Au plaisir de Dieu ! Gratis pro
Deo ! Raph', il appelle ça la sublime gratuité. Il dit : « À quoi sert de
thésauriser dans son coeur ? Les sentiments qui ne sont pas donnés sont
perdus ! » Quand on a compris ça, on ne donne plus au goutte-à-goutte, on
donne en cascade. Plus les sentiments jaillissent, plus ils arrivent en
trombe ! Plus tu libères ta source, et plus son flot grossit !
Plus tu donnes, plus tu t'enrichis... Et si je faisais
fortune,
comme ça ? Chiche !... Ca me déplairait pas, moi, de devenir milliardaire
en sentiments !
Jade et les sacrés mystères de la Vie, Monte-Cristo, 1991.