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Vivre de la vie de Dieu





Matthieu Cassin

Vivre. Quel moment mieux que ce temps qui suit Pâques pourrait se prêter à ce sujet ? Car la vie, la mort et la Résurrection du Christ transforment dès aujourd'hui, ou plutôt depuis notre baptême, notre vie ; il nous fait participer à sa Vie, nous appelle à y participer. Peut-être oublie-t-on parfois que le Christ est venu pour sauver chaque homme, et donc pour transformer sa vie ; non seulement pour lui apprendre à vivre, mais pour lui apprendre à bien vivre, et à vivre ainsi heureux. C'est parce que tout l'homme, et non son seul esprit ou sa seule âme, est concerné par le Salut, et par la Vie divine que le Christ est venu nous offrir que l'enseignement du Christ et de l'Église porte sur l'homme tout entier ; porte aussi sur toute la vie de l'homme, dans ses rapports aux autres hommes, à tous les degrés de l'échelle, famille, communauté locale, pays, humanité, et dans son rapport à la Création toute entière. Je ne prétends pas traverser ici toute l'ampleur de la Bonne Nouvelle du Salut, mais simplement, en parcourant une fois de plus l'histoire de la bienveillance de Dieu pour l'homme, revenir sur quelques aspects de cette vie à laquelle le Christ appelle chacun.

Dans cette marche, c'est l'Esprit Saint qui, je l'espère, sera le guide ; « Je crois en l'Esprit Saint, qui est Seigneur et qui donne la vie1. » Qui, mieux que l'Esprit de Vie, pourrait nous guider ici ? C'est par lui que nous participons à la vie du Christ, c'est lui qui nous guide, murmurant au coeur le chemin de bonheur où Dieu appelle ; c'est lui qui éclaire les consciences et qui emplit de la présence divine. Lui qui a parlé par les Prophètes, qu'il rappelle à nos coeurs la bonté sans cesse renouvelée du Père, donnée dans le Fils.

L'Alliance et le renouvellement de la vie

À l'ouverture de la Genèse, Dieu crée avec amour et donne la vie à profusion. Pourtant, ce que Dieu lui donnait, Adam, plutôt que de le recevoir, chercha à s'en emparer ; quand Dieu apprenait à l'homme à être, à vivre, et à le connaître, l'homme chercha à s'emparer lui-même de la connaissance du bien et du mal ; non que Dieu la gardât pour lui ; mais l'homme refusa et refuse encore de la recevoir : il veut la prendre. Alors, la vie éternelle que Dieu lui donnait, la vie divine à laquelle il le conduisait, l'homme la perdit. Mais Dieu n'abandonna pas l'homme à la mort ni à la solitude : par Noé, et par l'Alliance qu'il conclut avec lui au Déluge 2, Dieu proposa à l'homme de renouer le fil que celui-ci avait cherché à briser ; par une pédagogie nouvelle, forcément différente de celle du Jardin - car l'homme ne vivait plus auprès de Dieu et comme en son intimité - Dieu chercha à nouveau à apprendre à l'homme le chemin du bonheur, à conduire l'homme vers la vie divine.

Pour cela, par un apprentissage progressif, Dieu montra à l'homme les chemins du bonheur --- les chemins de l'humanité. Car Dieu commence par apprendre à l'homme à être homme ; et les législations mosaïques, si elles mettent à part des autres peuples le peuple hébreu, lui montre également un chemin d'humanité, dans le traitement des membres de la communauté, mais aussi pour l'étranger. Il faut tout autant, bien sûr, apprendre aux hommes Dieu ; et Dieu se donne peu à peu à connaître, sous ses différents aspects, ses différents noms --- que l'on veuille, dans la différence des noms, dans les différentes attitudes de Dieu pour son peuple, voir des couches rédactionnelles, des influences diverses ou toute autre forme de composition n'y change rien. C'est ainsi que l'on peut lire la législation donnée au peuple au désert, un enseignement pour la vie entre les hommes, une loi, et indissociablement, un enseignement qui règle le rapport à Dieu, qui apprend à l'homme à entrer en relation avec Dieu ; et ces deux aspects ne sont pas dissociables, ils ne font qu'un.

Les Prophètes proclament encore et encore cet appel de Dieu ; car cela est de l'ordre de l'appel, non de l'obligation : pas plus qu'il n'a contraint Adam à l'obéissance et à l'adoration, Dieu ne contraint Israël. Mais de génération en génération, les prophètes rappellent au peuple qu'ils ont un Dieu qui les aime et les conduit ; les aime et veut les faire vivre, quel que soit leur corruption, leur éloignement --- et une fois encore, cet éloignement et cette corruption concernent indissociablement le rapport aux hommes et le rapport à Dieu, puisque l'un révèle et manifeste l'autre ; ils ne sont pas plus dissociables que ne l'est une vie humaine. Dieu promet la vie à l'homme et veut l'y conduire : le prophète Osée s'entend ordonner de prendre pour femme une prostituée et adultère, pour manifester l'amour du Seigneur pour son peuple, son épouse, qui le trompe et le bafoue avec les idoles. « C'est pourquoi je vais la séduire, je la conduirai au désert et je parlerai à son coeur. Là, je lui rendrai ses vignobles, et je ferai du Val d'Akor une porte d'espérance. Là, elle répondra comme aux jours de sa jeunesse, comme aux jours où elle montait du pays d'Égypte. Il adviendra en ce jour-là --- oracle du Seigneur --- que tu m'appelleras 'Mon mari', et tu ne m'appelleras plus "Mon Baal"3. » Si le Seigneur veut faire revenir à lui Israël, c'est qu'il connaît le chemin du bonheur et peut lui enseigner à vivre, c'est qu'il est lui-même la vie et se donne à connaître.

« Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie5. »

Le chemin que Dieu indiquait par ses Prophètes, il le révèle pleinement en son Fils ; le chemin qu'il indiquait au peuple d'Israël, il l'offre à tout homme ; la voix qui criait dans le désert, la Parole même du Père, est maintenant incarnée et manifestée. Et c'est sa vie qu'il donne à l'homme, son Fils unique qu'il offre pour révéler son amour. La Vie vient dans le monde montrer aux hommes comment vivre de la vie de Dieu, il vient manifester son amour et répandre son Esprit. C'est principalement l'Évangile selon St Jean que je suivrai, car c'est celui qui est sans doute le plus riche en formules explicites sur le sujet. Non que les autres transmettent un autre message ! mais la lumière y est différemment orientée ; sans doute y voit-on tout aussi bien --- et parfois mieux --- l'exemple vivant du Christ, ses gestes, l'accomplissement des Écritures ; ici, pourtant, c'est un autre fil que je voudrais suivre.

Partons de l'entretien avec Nicodème, en Jn 3. C'est l'origine même de la vie véritable de l'homme qui est ici interrogée.

Comment un homme peut-il naître, étant vieux ? Peut-il une seconde fois entrer dans le sein de sa mère et naître ?

En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d'eau et d'Esprit, nul ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. Celui qui est né de la chair est chair, celui qui est né de l'Esprit est esprit.




Il ne faut pas d'emblée réduire la portée de ces mots : ce n'est pas simplement par métaphore qu'il est ici parlé de renaissance ; plongé par le Baptême dans la mort et la Résurrection du Christ, l'homme vit bien d'une vie nouvelle, qui est éternelle. « Vous vous êtes dépouillés du vieil homme avec ses agissements, et vous avez revêtu le nouveau, celui qui s'achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l'image de son Créateur6. » Comment exprimer mieux que par ces mots de l'apôtre Paul ce qu'est cette vie nouvelle ? Le Christ nous donne de participer à sa vie, qui est la vie divine. « Et vous de même, considérez que vous êtes morts au péché et vivants à Dieu dans le Christ Jésus7. » En effet, cette vie nous est communiquée au baptême, et nous y participons déjà.

Ce thème revient sans cesse en St Jean, où Jésus se dit source vive8 auprès de la Samaritaine, pain de vie, « Oui, telle est la volonté de mon Père, que quiconque voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour9 », lumière, « Je suis la lumière du monde. Qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais aura la lumière de la vie10. », Bon Pasteur qui donne sa vie pour ses brebis, pour que ses brebis aient la vie, et la vie en abondance11.

Le Christ appelle tout homme à se convertir, à changer de vie pour entrer dans la vie de Dieu ; et il est cette vie. Par le geste et la parole, par la manifestation de cette Parole divine qu'il est en vérité, il enseigne ce qu'est cette vie divine, toute entière don et amour. « C'est pour cela que le Père m'aime, parce que je donne ma vie, pour la reprendre. Personne ne me l'enlève ; mais je la donne de moi-même12. » « Il n'est pas de plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis13. » Ce à quoi le Christ invite, c'est à entrer dans cette logique de dépossession et de don qui est la logique même de la vie de Dieu.

La Vie en Christ

C'est le chemin de cette conversion que je voudrai esquisser ici, non point comme un parcours ou une direction, mais comme des bribes, des fragments de cette vie que le Christ donne, et que l'homme doit apprendre, découvrir et choisir sans cesse, car sans cesse il l'abandonne.

Tout d'abord, cet apprentissage de la vie divine ne peut se faire qu'à l'écoute de l'Esprit, qui est la Vie --- et cette écoute est celle de la Parole, tout aussi bien lecture personnelle qu'écoute de la Parole proclamée. Mais il ne peut se faire non plus sans une conformation sans cesse renouvelée au Christ, que l'Esprit accomplie en celui qui l'écoute, que les sacrements accomplissent en ceux qui les reçoivent. Nicolas Cabasilas, à qui j'emprunte le titre de cette partie, insiste particulièrement sur l'Eucharistie comme moyen de se conformer à la vie du Christ, de vivre en lui de la vie qui est celle du Ressuscité ; et quelle plus belle manière d'accepter peu à peu, d'habituer la chair à ce que ce soit le Christ qui vive en nous, que la communion à sa chair et à son sang, donnés ?

Ceci, toutefois, ne peut être coupé de la part concrète de l'enseignement ; si les préceptes de la Loi, accomplis en Christ, ont perdu de leur importance factuelle, comment l'Incarnation pourrait-elle conduire à l'oubli de la chair de l'homme, de sa vie dans le monde ? l'amour du prochain est affirmé comme le commandement qui résume toute la loi : « Le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même14. » Vivre de la vie de Dieu ne peut être un projet solitaire et qui ne concerne que soi, une amélioration croissante de ses possibilités et de ses capacités ; ce ne peut être que vivre pour ses frères et avec eux, touché par le plus petit d'entre eux, touché par chacun des hommes comme par un frère. Et cela veut dire qu'il faut prendre les moyens matériels pour venir en aide à tous ceux qui en ont besoin, quelle que soit la nature de ce besoin, matériel, spirituel, intellectuel.

Cet amour des frères, et la communauté de sang que crée l'unique appartenance au corps du Christ, étendent ce devoir non seulement à chaque frère pris individuellement, mais à l'ensemble de la communauté. Vivre de la vie de Dieu, c'est aussi faire en sorte que toute communauté humaine réponde à ces exigences de fraternité ; il faut pour cela s'engager, d'une façon ou d'une autre, dans la vie des communautés auxquelles nous appartenons. Comment se dire frère de ceux qui nous entourent sans chercher à faire de ces communautés de véritables fraternités ? sans simplement les rendre accueillantes et vivantes ? et cela vaut à tous les degrés, famille, aumônerie, École, quartier, paroisse, région, État, Église. Bien sûr, il est impossible à chacun, pour toutes les communautés qui l'entourent, d'être au plus haut degré animateur, source de vitalité, présence transparente et continuelle de l'amour divin ; mais il est possible à chacun de ne pas abandonner à d'autres ce qu'il peut faire.

Bien sûr, je pense aux dernières péripéties politiques, mais surtout à ce qu'elles révèlent de désintérêt, de négligence de la part de chacun. Non que je veuille mettre sur les épaules de chacun la culpabilité entière de la misère du monde. Mais je veux simplement rappeler que tout chrétien doit chercher en tout lieu et en tout temps, par tous les moyens, à faire grandir l'homme, c'est-à-dire à le faire devenir homme, à faire grandir la charité et la fraternité, à tourner son frère vers Dieu en se tournant lui-même tout entier vers lui. Il n'est pas nécessaire pour cela de partir au bout du monde, ni même dans les quartiers les plus déshérités ; il suffit parfois de ne pas se taire, de prendre une partie de la charge, d'abandonner librement de son temps quand le besoin s'en fait sentir. Il faut aussi et sans cesse revenir à la source de notre foi, l'approfondir par tous les moyens dont nous disposons, et en chercher sans cesse de nouveau, y compris dans l'étude.

Sans cesse revenir à la source de vie qu'est l'Esprit de Dieu, qu'est la communion à la vie divine offerte en Christ, pour mieux nourrir notre propre vie, et la vie de tous ceux qui nous entourent. Accepter chaque fois de se convertir, pour conformer notre vie à la vie de Dieu. Qu'il fasse naître en chacun, par l'Esprit de son Fils, la Vie qui est la sienne et nous conduise ainsi à lui dans la plénitude de la joie, un avec tous nos frères.

M.C.


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