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L'incarnation du Verbe dans la liturgie de la messe

Jean-Rémi Lanavère

Lorsqu'une parole nous est adressée, l'attitude la plus naturelle est celle de l'écoute. Une parole est faite pour être entendue par des oreilles attentives, à plus forte raison lorsqu'il s'agit de la Parole de Dieu. Pourtant, ce que Dieu le Père nous a révélé, et qu'il continue de nous révéler, c'est que sa Parole n'est pas seulement faite pour être entendue : elle est destinée à être mangée, elle est une véritable nourriture pour l'homme, la seule qui puisse le rassasier pleinement. Le sacrement de l'Eucharistie est précisement ce sacrement par lequel le Verbe de Dieu, son Fils Jésus-Christ, se donne en nourriture pour le genre humain. Mais il faudrait dire que c'est la messe dans son ensemble qui signifie et réalise cette dynamique par laquelle le Verbe se donne à entendre et à manger. Comment la liturgie signifie et réalise à la fois ce mouvement, par lequel le Verbe de Dieu devient une véritable nourriture, c'est ce que nous allons essayer de rendre manifeste, en ayant bien à l'esprit qu'il ne s'agit là que d'une approche du mystère de la messe parmi d'autres, qui sont sans doute plus fondamentales.

L'assemblée liturgique

Le rassemblement de personnes que constitue la messe dominicale est par lui-même l'expression d'un mystère essentiel, celui de l'Église. Or le terme grec ekklésia, qui a donné «église», vient du verbe grec «ekkalein», «appeler hors», et signifie donc «convocation». Il traduit l'hébreu «qahal», et désigne dans l'Ancien Testament l'assemblée du peuple élu devant Dieu, en particulier l'assemblée du Sinaï où Israël reçut la Loi et fut constitué par Dieu comme son peuple saint. Autrement dit, c'est Dieu le Père qui, en convoquant des tribus disparates, les constitua comme son peuple : c'est la convocation par le Seigneur qui cause l'unité de son peuple, c'est sa Parole qui rassemble et unifie. L'assemblée liturgique est donc, par le seul fait de son existence, une manifestation de la présence du Verbe parmi nous. Le Christ nous le dit : «Que deux ou trois, en effet, soient réunis en mon nom, je suis là au milieu d'eux» (Mt,18, 20). L'assemblée chrétienne est ainsi un mystère en soi, le mystère de l'Eglise, Corps mystique du Christ. Les chrétiens rassemblés à la messe sont le corps du Christ; dès ce moment, le Christ, avant même la consécration du pain et du vin à son corps et à son sang, est là, présent. Aussi le prêtre s'adresse-t-il à l'assemblée en disant : «Dominus vobiscum» ce qui se peut traduire «le Seigneur est avec vous», tout autant que «le Seigneur soit avec vous». C'est là le mystère de l'assemblée chrétienne: une présence du Christ, du Verbe, invisible, mais réelle(quoique non substantielle, comme celle que réalise la consécration eucharistique), au milieu de ceux qui sont rassemblés en son nom, i.e. pour prier «per ipsum et cum ipso et in ipso». Bossuet le dit de manière admirable: «L'Eglise, c'est Jésus-Christ, mais Jésus-Christ répandu et communiqué.» Là où est l'Eglise, là est Jésus, Fils et Verbe de Dieu, deuxième personne de la Sainte Trinité.

La liturgie de la parole

Le premier des deux moments constitutifs de la messe est appelé «liturgie de la Parole» : bien qu'il ne s'agisse pas seulement de lectures de l'Ecriture Sainte (il y aussi le rassemblement, l'homélie, la profession de foi, la prière universelle), celles-ci sont au coeur de cette première partie de la messe et lui donnent son sens. Le CEC le dit bien (§1154): «La liturgie de la Parole est partie intégrante des cérémonies sacramentelles. Pour nourrir la foi des fidèles, les signes de la Parole de Dieu doivent être mis en valeur : le livre de la Parole (lectionnaire ou évangéliaire), sa vénération (procession, encens, lumière), le lieu de son annonce (ambon), sa lecture audible et intelligible, l'homélie du ministre qui prolonge sa proclamation, les réponses de l'assemblée(acclamations, psaumes de méditation, litanies, confession de foi).» Après chacune des deux premières lectures (quand il y en a deux), le lecteur dit : «Verbum Domini», à quoi l'assemblée répond: «Deo gratias.» Après avoir lu l'Evangile, le prêtre dit encore: «Verbum Domini», à quoi l'assemblée répond cette fois-ci: «Laus tibi, Christe». Autant de dialogues qui nous rappellent que le Christ est la Parole unique de l'Ecriture Sainte. Le CEC le dit encore très explicitement(§101-102): «Dans la condescendance de sa bonté, Dieu , pour se révéler aux hommes, leur parle en paroles humaines: en effet, les paroles de Dieu, exprimées en langues humaines, ont pris la ressemblance du langage humain, de même que le Verbe du Père éternel, ayant assumé l'infirmité de notre chair, est devenu semblable aux hommes. A travers toutes les paroles de l'Ecriture Sainte, Dieu ne dit qu'une seule Parole, son Verbe unique en qui il se dit tout entier.» Le CEC cite alors Saint Augustin : «Rappelez-vous que c'est une même Parole de Dieu qui s'étend dans toutes les Ecritures, que c'est un même Verbe qui résonne dans la bouche de tous les écrivains sacrés, lui qui, étant au commencement Dieu auprès de Dieu, n'y a pas besoin de syllabes parce qu'il n'y est pas soumis au temps.» Au §104 il est dit : «Dans l'Ecriture Sainte, l'Eglise trouve sans cesse sa nourriture et sa force, car en elle, elle n'accueille pas seulement une parole humaine, mais ce qu'elle est réellement: la Parole de Dieu.» «Le Christ, le Fils de Dieu fait homme, est la Parole unique, parfaite, indépassable du Père»(§65). Nous découvrons donc que, lors de la messe, le Verbe s'incarne d'abord en l'assemblée des fidèles qui y assistent et qui visibilisent ainsi le Corps mystique du Christ qu'est l'Eglise, puis dans la liturgie de la Parole, en se rendant audible pour nos oreilles d'hommes. Mais il est une troisième incarnation, la plus essentielle au mystère chrétien, qui s'accomplit à l'occasion de la célébration de la messe.

La liturgie eucharistique

Nous avons déjà souligné par deux fois que la Parole de Dieu qui est lue à la messe n'a pas seulement pour but d'instruire, ou plutôt, si elle instruit, ce n'est pas simplement pour éclairer les intelligences, mais c'est pour opérer une action transformante sur ceux qui l'écoutent. Cela requiert qu'elle ne soit pas seulement comprise, mais assimilée, comme une nourriture qui se confond avec notre propre organisme. La demande du Notre Père : « donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour » vaut pour la faim physique, mais elle vaut aussi (CEC §2835) « pour une autre faim dont les hommes dépérissent.» Lors de la tentation au désert, Jésus répond à Satan qui lui enjoint de transformer les pierres en pain : « Il est écrit : Ce n'est pas de pain seul que vivra l'homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu », ce qui est une citation d'un passage du livre du Deutéronome. Dans le livre d'Amos, le Seigneur dit : « Voici venir des jours où j'enverrai la faim dans le pays, non pas une faim de pain, non pas une soif d'eau, mais d'entendre la Parole de Yahvé.» Le CEC poursuit dans son commentaire de cette demande du Notre Père : «C'est pourquoi le sens spécifiquement chrétien de cette quatrième demande concerne le pain de Vie : la Parole de Dieu à accueillir dans la foi, le Corps du Christ reçu dans l'Eucharistie.» Le Christ nous révèle en effet, en instituant le sacrement de l'Eucharistie, que lui-même, la Parole de Dieu, se donne en nourriture sous les espèces visibles de pain et du vin qui, consacrés par le prêtre, sont réellement son corps et son sang. L'incarnation du Verbe franchit alors un pas de plus, et l'on pourrait appliquer au sacrement de l'Eucharistie ce qui est écrit dans le prologue de Saint Jean : «et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous»,en mettant le verbe «planter sa tente», qu'on rend par «habiter», au présent : chaque fois qu'est célébrée une messe, c'est Jésus-Christ, réellement présent dans son Eucharistie, qui «plante sa tente parmi nous», ce qui trouve un écho dans l'emploi du mot «tabernacle» (litt:tente) pour désigner l'endroit où l'on conserve les hosties consacrées. De même que Le Christ est le «Verbe de Vie», il est le «Pain de Vie», le «pain vivant descendu du ciel». «Qui mangera ce pain vivra à jamais. Et même, le pain que je donnerai, c'est ma chair pour la vie du monde»(Jn,6,48-51). L'Ecriture Sainte contient trois préfigurations de L'Eucharistie qui mettent en relief l'aspect de réconfort quotidien qui appartient au pain:la manne, le pain d'Elie, la multiplication des pains. Mais si l'on veut mettre en relief l'aspect nutritif de la Parole de Dieu, de son Verbe, on peut trouver une préfiguration de l'Eucharistie dans le passage étonnant du livre d'Ezéchiel où le prophète mange le livre que Yahvé lui tend (Ez, 2-3sq). «[Yahvé] me dit : «Fils d'homme, ce qui t'est présenté, mange-le ; mange ce volume et va parler à la maison d'Israël.» J'ouvris la bouche et il me fit manger ce volume, puis il me dit: «Fils d'homme, nourris-toi et rassasie-toi de ce volume que je te donne.» Je le mangeai et, dans ma bouche, il fut doux comme du miel.» On retrouve la même manducation de la Parole de Dieu dans le livre de l'Apocalypse, au chapitre 10. Cet aspect nutritif parce que verbal de l'Eucharistie, bien qu'il ne soit pas qu'un aspect d'un tel sacrement, qui est avant toute chose un sacrifice, mérite tout de même notre attention, notamment en ce qu'il met en avant le caractère sacramentel de notre rapport à la Parole de Dieu: pour nous, avant que d'être un livre, la Parole de Dieu est une personne vivante qui se rend substantiellement présente par le sacrement de l'Eucharistie.

Si l'Eglise peut être vue comme une extension de l'Incarnation («l'Eglise, c'est l'Evangile qui continue», Card. Charles Journet), si la liturgie de la Parole incarne pour nous sous forme de paroles humaines le Verbe de Dieu, Parole co-éternelle au Père, deuxième personne de la Trinité, et si par les paroles de la consécration prononcées sur le pain et sur le vin, Jésus-Christ, Verbe de Dieu le Père, se rend présent substantiellement afin que nous puissions le manger, alors la liturgie de la messe réalise, selon trois modes différents, le mouvement de la venue du Verbe parmi nous, de l'Emmanuel. Toute l'histoire du Salut pourrait être résumée dans la liturgie: Dieu nous convoque, comme il a fait des tribus des Hébreux son ekklésia, puis il nous parle dans la liturgie de la Parole, comme il n'a cessé de parler au peuple qu'il s'était constitué par l'Ancienne Alliance, puis ce Verbe se fait chair, présent dans l'Eucharistie, reproduisant ainsi le mouvement par lequel Dieu le Père envoya son Fils parmi les hommes. La messe ne signifie et ne réalise donc qu'un seul mouvement, celui de l'Incarnation du Verbe. «Liturgie de la Parole et liturgie eucharistique constituent ensemble un seul et même acte du culte ; en effet, la table dressée pour nous dans l'Eucharistie est à la fois celle de la Parole de Dieu et celle du Corps du Seigneur»(CEC §1346). Cette dynamique fondamentale de la liturgie eucharistique est à l'imitation de ce que fit le Seigneur lui-même devant les disciples d'Emmaüs : après leur avoir expliqué les Ecritures, il «prit le pain, dit la bénédiction, puis le rompit et le leur donna.» «L' Eglise ne cesse de présenter aux fidèles le Pain de Vie pris sur la Table de la Parole de Dieu et du Corps du Christ»(CEC §103): puissions-nous toujours rendre grâce au Seigneur pour ce que, à chaque messe, dans la communion avec l'Esprit Saint, son Verbe se donne en nourriture pour la vie éternelle.

J-R.L.


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