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«Et par lui tout a été fait »

Jérôme Moreau



«Sans doute le texte «Celui qui mange ma chair et boit mon sang »

trouve son application dans le mystère eucharistique,

mais le vrai corps du Christ et son vrai sang, c'est aussi

la Parole des Écritures, c'est-à-dire la doctrine divine. »

saint Jérôme

L'essence de l'Univers est d'être non seulement en perpétuel mouvement, mais encore en métamorphose constante. C'est le constat qui s'impose depuis plus d'un siècle, à la lumière des théories physiques sur la naissance de l'Univers et des théories biologiques sur le développement de la vie sur Terre, si incomplètes ou insatisfaisantes qu'elles soient par ailleurs sur des points parfois essentiels. Sans remettre en cause sur le fond le fait que Dieu soit bien le Créateur de toutes choses, ce mouvement de création incessante de l'Univers contraint à penser la Création, non sur le mode d'une réalisation passée et définitive, mais sur le mode d'un achèvement progressif, en cours à chaque instant. Si la Création a une fin, celle-ci est en avant, à venir.

La science nous permet de reconnaître deux étapes décisives par leur signification dans l'histoire de l'Univers: l'apparition de la vie, puis, avec l'homme, d'un être conscient et libre. Peut-on pour autant parler de fin de l'Évolution, un terme est-il atteint qui donnerait son sens à la Création tout entière? Si cet événement est sans aucun doute décisif, il ne semble pas qu'il constitue pourtant une fin en soi. Qu'avec l'homme soit apparu un être pleinement conscient, capable de réflexion, et par dessus tout capable de répondre à l'amour de Dieu, voilà qui est exceptionnel. Mais d'un autre côté nous n'en finirions pas de recenser les faiblesses humaines et de relever les marques d'une imperfection qui pourrait suggérer, comme aiment à le faire nombre d'auteurs de science-fiction, que nous ne sommes qu'un stade intermédiaire et que des êtres supérieurs, ou même parfaits, doivent nous succéder un jour.

C'est méconnaître une troisième étape, plus décisive sans doute que les deux premières, et que nous, chrétiens, proclamons: l'Incarnation, Dieu fait homme. Il nous a été révélé que, si nous suivions le Christ, nous pouvions atteindre la perfection de notre être. Si l'Évolution n'est pas achevée, nous en sommes pourtant le terme biologique et nous pouvons grâce au Christ prolonger le mouvement qui anime l'Univers pour achever la Création. À défaut d'en être capables par nous-mêmes, avec nos propres forces, nous sommes néanmoins en mesure de participer au mouvement de création de l'Univers pour le mener à son terme. Nous pouvons collaborer, à l'échelle de notre verbe humain, avec le Verbe créateur de toutes choses.

L'émergence de l'esprit

Dans Le phénomène humain, Teilhard de Chardin s'emploie à montrer que l'on ne peut pas objectivement penser l'apparition et l'évolution de la vie sur notre planète sans reconnaître au sein de la matière un mouvement qui lui est coextensif et qui l'oriente. Aux lois physiques qui régissent la matière, il faut ajouter un mouvement qui influe sur la matière de l'intérieur. Comme il l'affirme: « coextensif à leur Dehors, il y a un Dedans des Choses. » D'un côté, des forces qui agissent selon des lois mathématiques, de manière mécanique et homogène; de l'autre, une force qui pousse la matière toujours dans le même sens: celui de l'organisation, par des stades de plus en plus complexes.

Pour exprimer cette dualité, Teilhard de Chardin distingue deux types d'énergie. L'une, entendue en son sens traditionnel, désigne l'ensemble des forces qui s'exercent sur ou à travers un élément, et qui le rendent « solidaire de tous les éléments de même ordre. » Il l'appelle « énergie tangentielle ». L'autre énergie, appelée « énergie radiale », entraîne l'élément « dans la direction d'un état toujours plus complexe et centré, vers l'avant. » Sachant que le système homogène des forces physico- chimiques n'exprime pas une contrainte absolue mais une régularité statistique, aucun élément ne saurait y être complètement soumis; dès lors, une certaine quantité d'énergie tangentielle est libre et peut subir l'effet de l'énergie radiale, qui tend à donner à l'élément une organisation plus complexe, en particulier en le faisant s'associer avec d'autres éléments pour former, de fait, un nouvel élément de complexité plus élevée. C'est ainsi que l'on passe de l'atome à la molécule, puis des molécules simples aux méga-molécules, puis, par un imperceptible palier, des méga-molécules aux micro-organismes, suivis des cellules, dont le degré décourage déjà d'en pouvoir faire le tour. Et la vie vient à peine d'émerger.

L'apparition des micro-organismes et, de manière plus flagrante, de la cellule, marque une étape, et même un palier, dans l'histoire de l'Univers avec l'apparition ou plutôt, faudrait-il dire, l'émergence de la vie: on est passé du domaine de la Physico-chimie, qui n'étudie que « des effets d'ensemble », obéissant « collectivement à des lois mathématiques », au monde de la Biologie, où les éléments, « moins nombreux et en même temps mieux individualisés, échappent petit à petit à l'esclavage des grands nombres. Ils laissent transparaître leur fondamentale et non-mesurable spontanéité. » Avec ce seuil s'opère une « synthèse », concept essentiel de la pensée de Teilhard de Chardin. La même matière, les mêmes éléments, mais organisés de manière plus complexe, et ainsi changeant radicalement de nature. La nouvelle organisation a une cohérence d'un ordre irréductible à la cohérence physico-chimique dont elle est issue. C'est d'ailleurs ce qui permet à la Biologie au sens large de pouvoir opérer, de comprendre le vivant, alors même que la physique et la chimie ne sont pas des sciences achevées. C'est que, avec l'apparition de micro-organismes, le stade physico-chimique de l'Univers a rencontré à la fois un accomplissement et un dépassement.

Je passe sur le détail du stade biologique, que l'on se représente sans mal, pour arriver au franchissement d'un nouveau seuil, avec l'homme. Il n'est pas difficile de constater que l'homme tranche sur le monde biologique dont il est issu. Pour reprendre l'adage scolastique, « totum, sed non totaliter », l'homme est « tout entier » issu du monde biologique, mais il n'y est pas « totalement » soumis, on ne peut l'y réduire. L'homme se présente comme un être libre, parvenant à échapper au déterminisme naturel qui, sans être total, n'en est pas moins rigoureux. C'est ce que permet de comprendre la notion de conscience chez Bergson, qui exprime la capacité d'un individu à répondre à une même situation par différentes actions. Cette capacité va en s'accroissant chez les vertébrés à mesure que le système nerveux se complexifie, pour aboutir chez l'homme à un choix de réponses illimité. Cette liberté s'exprime à travers la maîtrise croissante de l'homme sur son environnement, par le biais d'une intelligence faite pour appréhender l'homogène, la régularité, et donc pour comprendre et anticiper les mouvements de la nature. L'homme représente en ce sens un achèvement du stade biologique de l'histoire de l'Univers.

Il apparaît cependant de plus en plus clairement, depuis un siècle environ, que la maîtrise technique du monde qui va de pair avec l'inflation du discours scientifique ne suffit pas à justifier aux yeux de l'homme sa propre existence. Il a le sentiment de demeurer à un stade intermédiaire, inachevé, proprement insatisfaisant. Cela s'explique par une conscience limitée de la synthèse qui se produit en lui: par nature, elle se limite en effet à la conscience de son insertion dans le monde comme un corps, remarquablement efficace. En termes teilhardiens, l'homme ne prend spontanément la mesure de son existence que sous le biais de l'énergie tangentielle, qui représente l'achèvement de la phase biologique, son couronnement, et ne perçoit pas qu'en lui l'énergie radiale a pris en même temps une dimension nouvelle. L'homme se perçoit comme couronnement, non comme dépassement, c'est-à-dire comme élément d'une nouvelle phase d'un ordre différent. Cela engendre un déséquilibre entre la mise en oeuvre de chacune des deux énergies, l'une étant étouffée au profit de l'autre, empêchant l'homme de comprendre qui il est, ce qui crée ce que Husserl n'a pas hésité à qualifier de « détresse »: la personne qui ne cherche à se comprendre que par le biais d'un discours scientifique ne peut qu'échouer et se manquer elle-même.

Que s'est-il donc passé avec l'homme et qui représente un dépassement décisif, de portée proprement cosmique ? L'énergie radiale qui constitue le « Dedans des choses », latent au stade physico-chimique et encore contraint au stade biologique, se libère : l'Évolution subit alors un retournement complet, puisque désormais ce n'est plus à la complexité extérieure d'un être d'un être qu'elle se mesure, mais à sa complexité interne, à son énergie radiale. En d'autres termes, le Dedans des choses enfin surgi au grand jour, exprime le mouvement d'une Évolution qui se joue désormais sur le plan spirituel. La complexité du système nerveux humain est suffisante pour constituer un seuil au delà duquel le corps n'a plus à se modifier: l'esprit, qui s'est révélé comme moteur de toute évolution, n'a plus besoin de reposer sur une transformation de l'énergie tangentielle d'un corps pour poursuivre sa marche vers l'avant. Cela ne signifie cependant pas que l'esprit doive se séparer du corps: l'homme constitue une synthèse, c'est-à- dire qu'il donne sens et organise d'une façon nouvelle tous les éléments qui le constituent. L'esprit émerge du corps, il est une synthèse de sa vitalité: sans le corps, dans tous ses aspects, pas d'esprit1. Teilhard de Chardin le rappelle: « pour penser, il faut manger ». Mais il ajoute aussi: « que de pensées diverses, en revanche, pour le même morceau de pain! » Un gouffre sépare désormais deux substances qui, pour être intimement liées, n'en sont pas moins devenues irréductibles l'une à l'autre, et asymétriques, puisque c'est l'esprit seul, comme nouveau degré de synthèse, qui assume le mouvement de l'Évolution (et non, une fois encore, sa pérennisation dans des corps sans lesquels il n'y aurait pas de vie, même spirituelle).

Esthétique et métaphysique

La spiritualisation de l'Évolution a trois conséquences radicalement nouvelles sur la nature de son déroulement. La première est que, désormais intériorisée, l'Évolution se poursuit à travers chaque être humain, de façon individuelle, et non plus au niveau collectif d'une espèce: chacun d'entre nous est responsable en lui-même de la poursuite du mouvement. D'autre part, si spirituelle qu'elle soit devenue, l'Évolution n'en continue pas moins à progresser par paliers, définis à la fois par un certain degré d'énergie radiale, mais aussi par un certain type d'énergie tangentielle: à un niveau donné d'élévation spirituelle correspond une organisation particulière, une certaine cohérence. Chacun de ces paliers constitue comme une nouvelle espèce, une espèce qui ne compterait cependant qu'un seul représentant, dont le support serait l'individu dont l'esprit est ainsi conformé. Enfin, troisième conséquence, l'énergie radiale et l'énergie tangentielle tendent à converger. En effet, le sens de l'Évolution est d'aller de synthèse en synthèse vers une forme d'organisation toujours plus unifiée, par le haut. Si l'on représente l'énergie radiale et l'énergie tangentielle par deux axes, l'énergie radiale est de bout en bout un axe vertical orienté vers le haut, tandis que l'énergie tangentielle dans la matière inanimée tend à se diriger vers le bas; avec l'émergence de la vie, la pesanteur qu'elle exerce sur l'énergie radiale est moindre, elle tend à monter vers l'horizontale, qu'elle atteint avec l'homme. Dès lors, subissant de plus en plus l'influence de l'énergie radiale, elle tend à se spiritualiser à son tour, et donc à s'orienter verticalement, au fur et à mesure des synthèses intermédiaires successives par lesquelles l'esprit tend à se ressaisir lui- même.

Reste à savoir comment l'esprit peut se ressaisir lui-même en passant de palier en palier, comment chacun d'entre nous, en soi-même, pourra s'accomplir en poursuivant le mouvement cosmique qui passe à travers lui.

Tout objet qui se présente à la conscience requiert de l'esprit un effort d'attention spécifique. Cet effort, naturellement, est double: comprendre un objet, un être, c'est appréhender ce qui le constitue fondamentalement, à savoir la conjonction particulière d'énergie radiale et d'énergie tangentielle qui le définit. L'effort d'attention de l'esprit consistera à recréer en lui-même, de manière à l'éprouver, cette conjonction, en se mettant au niveau de complexité interne de l'objet et en mesurant le degré de son extension tangentielle, son développement. Il s'agit d'un phénomène d'intuition qui consiste à la fois à adopter le niveau permettant de comprendre l'être, et à mesurer de quelle façon ce niveau est réalisé, étendu, en un système cohérent. Donner à l'esprit le moyen de d'élever, c'est donc en premier lieu le confronter à des êtres caractérisés par un niveau d'énergie radiale supérieure à celui du palier où il se trouve placé, spontanément, pour susciter un nouvel effort qui l'élève. Mais c'est aussi lui donner les moyens de produire cet effort, car pour peu que le niveau d'énergie radiale soit trop élevé, c'est-à-dire se situe plusieurs paliers (ou niveaux de synthèse) au-dessus, l'esprit ne pourra franchir d'un seul mouvement ces différents paliers, pas plus que le mouvement d'Évolution de la vie n'a pu passer directement d'un type d'être vivant à un autre type bien plus élevé, sans susciter plusieurs formes de vie intermédiaires.

Ou bien les hasards de la vie feront que l'esprit pourra rencontrer les uns après les autres des êtres d'énergie radiale progressivement plus élevée, mais ne compter que sur ces hasards, c'est courir le risque de ne jamais progresser, ou alors très lentement. Ou bien il faudra trouver un moyen de faire franchir à l'esprit, un à un, les paliers: il faut pour cela pouvoir mobiliser à volonté des objets pourtant absents sur lesquels l'esprit pourra fixer son attention, mais en même temps les mobiliser de façon à faire passer l'esprit du niveau où il se trouve à un niveau supérieur. Il s'agit de diriger l'attention directement, en elle-même, par un moyen de nature spirituelle; mais cet outil doit aussi avoir une structure qui lui permette d'influer de manière précise, proportionnée, sur l'esprit. Il faut donc un outil de nature à la fois spirituelle et matérielle, et qui permette d'embrasser toute l'étendue du réel. Cet outil, à n'en pas douter, c'est le langage. Chaque mot, chaque phrase, requiert de l'esprit une forme d'attention particulière, laquelle peut être dirigée par la mise en rapport de certains mots et par le recours à certains structures. Le langage requiert donc de manière immédiate la mise en oeuvre d'un certain effort, tout en pouvant le diriger. La particularité du langage est d'avoir une certaine souplesse, puisqu'un même mot, voire un même énoncé, peut avoir des significations différentes et donc mobiliser l'esprit de différentes manières. Mais il y a deux manières pour un mot ou un énoncé d'être polysémique, et trois manières d'utiliser le langage, correspondant au recours à l'une ou l'autre de ces manières, ou à aucune.

Le premier registre d'utilisation du langage tend à l'homogénéité, à l'univocité. Il prétend pouvoir rendre compte du réel, ou d'une réalité donnée, de façon claire et définitive. À un énoncé correspond un objet, de sorte que le langage a la même structure, la même cohérence que le domaine qu'il étudie. De manière générale, ce type d'utilisation du langage correspond à un usage scientifique (science étant entendu non pas au sens de méthode de recherche, mais de savoir acquis), visant à donner de son objet une vision homogène et universelle. C'est la vision que nous pouvons avoir communément du langage, lorsque, sous la force de l'habitude, nous ne cherchons pas à approfondir les choses. Notons pour finir qu'il s'agit d'un registre, et non d'un langage, ce qui signifie que c'est une manière d'utiliser le langage qui peut se retrouver à tous les niveaux, c'est une façon de faire qui permet de structurer l'emprise de l'esprit sur un niveau de réalité.

Le deuxième registre joue sur la souplesse et la polysémie du langage pour en enrichir le champ: sans changer de niveau, il s'agit de permettre au langage de décrire de nouvelles réalités, en mettant en relation différents mots ou signification qui ne l'avaient jamais été. Il y a création, mais au niveau de l'énergie tangentielle: un palier est prolongé, des aspects nouveaux en sont révélés, mais il s'agit plus d'une découverte que d'une invention. Ce registre peut à première vue être considéré comme littéraire, au sens où la littérature viserait à l'expression d'une personne dans sa singularité, ou du moins esthétique, au sens où l'esthétique, étymologiquement, désigne une « perception » du monde individuelle, personnelle. Ce registre a pour principal procédé la métaphore, entendue au sens large, comme procédé rapprochant deux mots et croisant leur sens pour en faire surgir un nouveau.

Je qualifierais le troisième registre de métaphysique, en tant qu'il permet d'opérer des synthèses et de s'élever. Son procédé est en effet l'image: son utilisation consiste à rapprocher deux ou plusieurs réalités, de préférence concrètes, que l'esprit ne peut rapprocher dans un seul effort d'attention qu'en augmentant précisément cet effort plus haut que ne le nécessitent chacun des objets évoqués. Ainsi, lorsque Bergson tente de faire comprendre ce qu'est la durée, dans l'esprit, par rapport au temps de la matière, il a recours aux images conjuguées d'un tapis qui se déroule et d'un tapis qui s'enroule, ou encore d'un élastique qui s'étirerait sans fin. Ces images en apparence contradictoires permettent d'imprimer une direction particulière à l'esprit qui, passant de l'une à l'autre et tentant de les concilier, peut parvenir enfin à appréhender le sens nouveau d'un mot comme durée, qui couramment signifiera autre chose de proche, mais d'un registre radicalement différent. On peut parler également d'analogie pour désigner le terme du processus: l'utilisation d'un même mot selon des registres différents tout en ayant conscience des différents sens qu'il prend à chaque niveau. Ainsi, le terme de Dedans qu'emploie Teilhard de Chardin recouvre une réalité très différente selon le niveau envisagé : ne s'exprimant qu'à partir de l'homme, il peut cependant a posteriori être reconnu comme principe vital à l'oeuvre dans les êtres vivants, et comme une force dans la matière qui la pousse imperceptiblement à l'organisation. Un même terme désigne une réalité qui reste la même tout au long de l'échelle des êtres en même temps qu'elle se modifie profondément, de manière incommensurable d'un niveau à l'autre. Le registre métaphysique d'utilisation du langage, recourant à l'image pour mettre en valeur des analogies, permet de hiérarchiser les niveaux d'être et de faire passer l'esprit de l'un à l'autre. Il est donc pleinement créateur, puisque c'est lui qui permet à l'esprit d'accéder à un niveau supérieur de conscience, ce qui, on l'a vu, est le sens de l'Évolution.

Ajoutons que, puisque l'énergie tangentielle tend à rejoindre l'énergie radiale au fur et à mesure des synthèses, le registre esthétique tend à se rapprocher du registre métaphysique à mesure que l'on s'élève. La distinction, nette à première vue, entre métaphore et image, tend à s'estomper progressivement, et le registre esthétique, expression individuelle ou description d'une vision personnelle du monde, tend à assumer de plus en plus la fonction métaphysique du registre analogique2.

Reste un problème de taille: si le sens de l'Évolution est d'aller vers toujours plus de synthèse, si l'unité complète est en avant de nous, le sens profond de l'Univers et donc de nos existences nous échappe, et nous échappera toujours. Si le verbe humain semble capable, techniquement, d'élever l'esprit de plus en plus haut vers la synthèse personnelle totale, il n'est pas pour autant capable de discerner, de lui-même, la direction dans laquelle devra se faire la synthèse. Pour la reconnaître, il lui faudrait suivre en lui-même la direction de l'Évolution, ce qui n'est possible qu'à condition d'avoir la connaissance de sa fin, laquelle par définition n'est pas connue. En effet, chacun de nous reste déterminé par ses caractéristiques personnelles, chacun de nous est unique et c'est de façon unique, toujours biaisée, que nous pouvons ressaisir en nous le mouvement de l'Évolution. Ce qu'il y a de plus universel en nous demeure marqué d'un seau personnel. L'analyse permet certes des progrès, mais plus l'on s'élève, plus l'hétérogène et la pure qualité dominent sur l'homogène et le quantifiable et moins l'intelligence a de prise. La métaphysique n'a donc réellement de portée qu'en tant qu'elle redescendrait un mouvement d'élévation déjà parcouru pour tenter de faire voir comment le niveau supérieur peut être compris à partir du niveau inférieur: d'elle-même, elle ne peut trouver les ressources pour opérer des synthèses. Le métaphysicien ne peut que transmettre, il ne peut créer véritablement. Du moins, en tant que la métaphysique est un discours qui prétend donner sens à toute l'expérience humaine, la métaphysique ne progresserait qu'autant que l'expérience humaine a progressé: mais elle n'est pas responsable d'un progrès qu'elle ne peut qu'étudier après coup, et en aucun cas susciter.

Le verbe humain semble capable de création, c'est-à-dire de poursuite du mouvement de création qui anime l'Univers tout entier dans un élan d'Évolution, mais dans le même temps il ne semble l'être qu'à condition que lui soit révélé d'abord le terme de son parcours. Si la métaphysique a pour fonction d'indiquer aux hommes le sens de son existence, au sens théorique de signification comme au sens pratique d'orientation, sommes-nous condamnés à nous tromper, à errer, ne progressant que par hasard ou infiniment lentement ?

Verbe et Création

Ce qui empêche l'homme de progresser, c'est que son esprit a du mal à vaincre la pente naturelle de toute forme de vie qui tend à convertir sans cesse l'énergie radiale en énergie tangentielle: autrement dit, la matière exerce une pression sur l'esprit qui tend à le figer sans cesse, à peine a- t-il pu s'élever, en une nouvelle forme stable d'organisation. Les moments où l'esprit se libère pour s'élever sont brefs, et ne lui permettent pas de contempler le terme du chemin qu'il parcourt.

Pour que l'esprit humain puisse de manière enfin continue et prolongée s'élever, que lui faut-il? Nous avons vu que l'outil est le langage, mais il lui faudrait un langage d'un type déterminé: un langage qui soit tout à la fois métaphysique et esthétique, c'est-à-dire pleinement analogique et personnel. D'une part donc ce langage devra recourir à des images permettant à l'esprit un renversement complet de perspectives, lui donnant les moyens de s'affranchir de la pesanteur de la matière, c'est-à-dire des images qui susciteront un effort d'attention qui aille complètement à l'encontre de tous les types de réflexes créés par l'habitude. D'autre part, ce langage devra être un langage personnel, vivant, qui puisse recouvrir une expérience humaine. Ce verbe ultime doit réaliser l'union d'un renversement complet de perspective qui révèle le sens de l'Univers et l'inscription dans une réalité humaine qui puisse orienter nos existences. Ce Verbe doit à la fois avoir l'étoffe d'un mouvement esthétique et réaliser le terme d'un mouvement métaphysique, pour s'inscrire dans l'humanité tout en la dépassant, réalisant ainsi la synthèse la plus élevée à laquelle nous puissions aspirer, à la fois homme et Dieu.

Or ce Verbe existe. Nous l'avons rencontré. En Jésus de Nazareth, fils de Joseph, nous reconnaissons le Christ, Fils de Dieu, Verbe fait chair. Et de fait, l'Évangile qu'il proclame et qu'ont repris les évangélistes est à la fois une parole de ce monde, qui nous touche dans notre humanité, et une Parole divine qui dépasse notre condition. Que l'on songe à cette femme de Samarie, tout étonnée de voir un Juif lui demander de l'eau, contrairement à tout ce qu'elle savait sur le mépris des Juifs pour les Samaritains, et plus encore étonnée de voir cet homme qui n'a pas de cruche lui dire que c'est elle qui devrait lui demander à boire. Que dire quand cet homme lui parle d'une eau qui étanche à jamais la soif, et devient « source d'eau jaillissant en vie éternelle » (Jn 4, 9-14)? Toutes les habitudes sociales, toutes les certitudes de la femme sur l'ordre du monde sont renversées. En même temps, les paroles du Christ sont connaissance de l'homme, comme en témoigne cette femme: « Il m'a dit tout ce que j'ai fait. » Ces paroles touchent au plus profond de l'expérience de chacun pour la renverser de fond en comble et orienter nos vies vers Dieu. Ce mouvement est si profond qu'il s'agit à proprement parler d'une seconde naissance, image qui elle aussi surprend l'interlocuteur du Christ, Nicodème: « Comment un homme peut-il naître, étant vieux? ». Attaché à la solidité de ses croyances sur la marche matérielle du monde, Nicodème ne comprend pas. C'est que « ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l'Esprit est esprit. Ne t'étonne pas si je t'ai dit: il vous faut naître à nouveau »(Jn 3, 3-7). Le Christ est venu nous apporter une Parole de vie, bouleversante, pour nous arracher à la pesanteur de nos vies et nous permettre de reconnaître le sens de nos existences. Ce sens, c'est l'amour. Le commandement nouveau (mais qui ne se substitue pas aux commandements précédents, qui en constitue la synthèse) est un commandement d'amour: « celui qui a mes commandements et qui les garde, c'est celui- là qui m'aime; or celui qui m'aime sera aimé de mon Père » (Jn 14, 21).

Une métaphysique aura pour fonction de redescendre de cet amour infini du Père pour montrer, palier par palier, selon le principe de l'analogie, la forme qu'il prend à chaque étape de l'Évolution, en se réalisant progressivement, désir en l'animal, amour en l'homme, par exemple. Cette métaphysique dont la fin est de permettre de comprendre le sens de notre vie et de savoir l'orienter vers Dieu, ne prendra cependant pas une forme unifiée, unique, puisqu'elle devra permettre à chacun, pour lui-même, de franchir les paliers qui le séparent de cet amour infini, paliers qui ne sont pas les mêmes, ni en même nombre, chez tous. De sorte que conviendra à certains un discours plus simple, qui enflammera l'esprit aussitôt, tandis que pour d'autres l'effort devra être décomposé par un jeu d'images plus précis. Tel devra être le rôle de la philosophie: détailler autant que possible les paliers qui mènent à la découverte par l'esprit de l'amour infini du Père, pour permettre à tous de parcourir les étapes intermédiaires qui les empêchent d'appréhender le sens des paroles de l'Évangile.

L'esthétique aura également sa place, puisque l'Évangile opère autant comme renversement de notre façon de voir que comme une parole qui nous touche intimement. La parole métaphysique n'a pas de sens si elle ne peut toucher celui qui la reçoit. Un travail sur le plan esthétique consistera en l'élaboration d'un langage riche, précis, efficace, qui aura une étoffe permettant de rendre concret pour son destinataire l'objet envisagé, de lui donner vie. Le recours au registre esthétique pour contribuer à rendre compte d'une réalité de type métaphysique implique donc une parole que l'on peut qualifier de poétique, au sens courant comme au sens étymologique de « créateur ». Le langage poétique, selon une certaine acception tout au moins, est l'expression d'une ouverture personnelle à une réalité d'ordre supérieure, qu'il s'agit moins de comprendre, d'expliquer, que de percevoir avec justesse. Il rend décrit la rencontre entre un esprit et le monde, rencontre toujours singulière, inattendue, nouvelle et donc créatrice. Le poète n'est qu'acceptation de lui-même, du monde et du hasard qui les met en présence. Ces deux formes de langage, analogique et poétique, devront donc être mises en oeuvre parallèlement, et de manière convergente à mesure que l'on s'élève, pour faire accéder l'esprit à la révélation de l'Évangile.

À la question de Thomas: « Comment saurions-nous le chemin? », Jésus répond: 
« Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. » Or il ajoute: « Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même: mais le Père demeurant en moi fait ses oeuvres » (Jn 14, 5-10). Le chemin, c'est donc de suivre le Christ, et à travers lui, de faire demeurer en soi le Père pour qu'il agisse en nous. Notre verbe humain, capable de création, ne devient effectivement créateur qu'en se laissant conduire par le Père à travers la connaissance du Fils, dans une union par l'Esprit. Dès lors, on ne peut plus dire que notre verbe soit créateur, car ce n'est plus notre verbe qui crée, c'est Dieu qui à travers nous exerce sa puissance créatrice. Tout ce que nous pouvons faire, c'est nous laisser créer par le Verbe : notre verbe est capable de création, il est fait pour cela, mais cette capacité ne s'actualise que dans la rencontre du Verbe qui crée à travers lui. C'est pourquoi les théories de l'Évolution avançant que la vie émerge de la matière ne sont pas contradictoires avec l'affirmation que c'est Dieu qui crée les âmes. Le processus d'Évolution qui anime l'Univers aboutit à l'émergence d'esprits, d'une vitalité prise dans la forme d'un corps. L'esprit représente l'intersection d'un corps et d'un processus vital, de l'énergie tangentielle et de l'énergie radiale. L'âme est donc créée par un affranchissement de l'esprit des formes qu'il tend sans cesse à adopter, et qui constituent autant d'arrêts sur le chemin qui le conduit à l'unité. L'âme est l'esprit enfin pleinement libéré, conscient pleinement de son mouvement, de sa nature, c'est-à-dire un esprit porté par Dieu et retournant à Dieu. Ce qui, nous l'avons vu, ne se peut concevoir que si c'est Dieu lui-même qui agit à travers nous.

La contemplation du Verbe nous plonge au coeur du mystère de la Création, car le Verbe, en union parfaite avec le Père dans l'Esprit, n'est pas créateur que sur un plan spirituel, comme synthèse de l'Univers. Le Verbe crée au sens le plus étendu du terme, la Parole même de Dieu est créatrice, et ce particulièrement en deux occasions. La première est la Création même de l'Univers: « Dieu dit: « Que la lumière soit » et la lumière fut » (Gn 1, 3). La seconde est l'Incarnation du Verbe, prenant chair de la Vierge Marie: elle a accueilli et porté en elle la Parole de Dieu au point d'engendrer en son sein le Verbe éternel. Elle a su s'offrir à Dieu pour qu'il fasse sa Volonté en elle. Qu'elle soit dite « pleine de grâce » est particulièrement significatif: esthétiquement, la grâce désigne une absence d'effort et une harmonie parfaite; métaphysiquement, elle désigne l'accomplissement de la Volonté divine à travers une personne. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit d'exprimer une aisance telle qu'elle ne semble plus rencontrer aucun obstacle dans sa course harmonieuse, la matière ne rencontre plus aucun obstacle. Le Verbe par le mouvement même de son incarnation crée une harmonie dans la matière entièrement pliée à la Volonté divine. La grâce représente l'adéquation entre la volonté et la réalisation. À l'échelle de notre verbe, on peut penser à ce que serait une parole exprimant dans toutes ses nuances la substance d'une émotion ou d'une intuition, une parole précise et élégante.

Ce qui apparaît alors, c'est l'écart entre la simplicité irréductible de cette intuition et son déroulement dans le discours par une succession de mots. La création n'est pas instantanée et il semble bien que cela soit une loi à l'échelle même de l'Univers: celui-ci va en effet vers une fin, la réflexion complète vers Dieu de toute la Création, qui ne peut être atteinte qu'au terme d'un processus extrêmement long, à notre échelle du moins. Cela semble tenir à ce que le monde, par nature, d'emblée, est dans un état de séparation par rapport à Dieu, son Créateur, qui rend nécessaire l'inscription dans la durée de tout progrès, par franchissement successif de paliers. La marche de l'Univers semble une lutte constante entre le retour vers Dieu et la séparation. Nous-mêmes sommes pris dans cette lutte et ne sommes que des êtres en création, tâchant de laisser l'Esprit agir en nous pour nous parfaire. Même parfaits, nous resterions encore inscrits dans une temporalité, où continûment devrait être reçue la grâce divine. Cela signifie que, en tant que créatures, nous ne pouvons recevoir la vie que de façon sans cesse renouvelée, et jamais définitive: nous ne vivons que de la vie proposée par Dieu et acceptée par nous. C'est un même rapport, analogiquement bien entendu, qui lie le Fils au Père: le Verbe s'inscrit dans la durée, c'est par lui que tout a été créé, il a pris notre humanité, mais en tant que Fils, il est parfaitement uni à la vie infinie du Père. Il est à la fois dans l'éternité divine et dans cette temporalité qui ne tient que par l'union avec Dieu, source infinie de toute vie. Si le verbe humain peut être comparé au Verbe, c'est dans ce rapport à Dieu en qui est puisée toute vie. C'est en ce sens que nos âmes sont éternelles: notre âme se nourrit de tout ce qui en nous vit de la vie de Dieu, et lui répond continûment. Nos âmes sont éternelles non par elles-mêmes, mais en tant qu'elles constituent une ouverture totale à Dieu. Tel est le rapport, sur un mode parfait et éternel, qui lie le Fils au Père. Seul le Père est éternel et hors du temps, mais le Fils qui participe à l'essence du Père par l'Esprit est éternel tout en s'inscrivant dans une temporalité. Le mystère de la Trinité est à l'oeuvre dans la Création, et c'est en nous pénétrant de ce mystère que nous pouvons participer de ce mouvement et accéder à l'éternité de la vision béatifique.

Comprendre l'Univers comme processus continu de création, c'est prendre conscience que nous-mêmes sommes pris dans un mouvement d'envergure cosmique qu'il nous appartient de ressaisir, de prolonger et éventuellement d'achever. En effet en nous s'est libéré le mouvement de création qui anime l'Univers, nous dotant d'un verbe analogiquement semblable au Verbe Créateur de toutes choses et capable de s'ouvrir à lui pour qu'il achève en nous la Création. Or ce mouvement de vie, ce mouvement qui spiritualise la matière, ce mouvement qui unifie tous les êtres, la Révélation nous a enseigné qu'il est un élan d'amour. Dès lors, tout nouveau palier atteint par l'esprit, tout accroissement d'énergie radiale, donc d'énergie spirituelle, est un accroissement d'amour. Le sens de nos vies est de découvrir en nous cette capacité à aimer, et surtout à aimer toujours plus, c'est-à-dire à métamorphoser notre manière d'aimer, car l'amour, principe fondamental de l'Univers présent depuis la Création, doit plus que tout se comprendre analogiquement: de l'attraction entre deux particules à l'amour mystique d'un saint ou d'une sainte pour le Christ, en passant par la pulsion qui jette l'une vers l'autre deux formes de vie de même espèce pour les faire s'accoupler, il y a tout une échelle qui touche aux deux extrêmes de l'Univers. Il ne suffit pas d'être homme pour aimer, tout comme il ne suffit pas d'être homme pour créer: il n'y a d'amour que comme ouverture toujours plus grande à Dieu à travers l'être ou les êtres aimés, dans une synthèse toujours plus élevée de la personnalité qui embrasse dans un même mouvement le corps et esprit. Il n'y a d'amour que dans la déprise de soi pour laisser le Verbe agir. Il n'y a d'amour que si nous nous laissons traverser et guider par l'être aimé jusqu'à Dieu.

J.M.


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