Nous sommes tous des adverbes
Laurence Bur
Le Verbe est la parole de Dieu. Le Fils de Dieu est le Verbe incarné. Sa
venue est la venue du Verbe dans l'humanité. Le Verbe est Fils de Dieu et
Dieu. Du Père qui nous a créés, nous sommes les fils ; de l'Esprit, nous
recevons le souffle. Qui sommes-nous par rapport au Verbe, la parole de
Dieu, et Dieu, deuxième personne de la Trinité? «L'homme doit être auprès
du Verbe, adverbe», dit Maître Eckhart1. Comme le Verbe est
auprès de Dieu, nous devons être ad-verbes, auprès du Verbe. Le motif de
l'adverbe n'est pas accidentel, anecdotique chez le Frère prêcheur, mais
se trouve au coeur de sa pensée, puisqu'il dit lui-même : «c'est cela
que je vise dans tous mes sermons»2. Quelle est la teneur de
la relation à Dieu à laquelle Maître Eckhart entend appeler ses auditeurs,
et nous-mêmes, lorsqu'il les exhorte à être des adverbes?
Le verbe et l'adverbe : analyse grammaticale.
Grammaticalement, l'adverbe est un mot qui ne se tient, pour ainsi dire,
que
d'un autre mot. Un adverbe tout seul ne veut rien dire, ce qui n'est pas
tout à fait vrai de n'importe quel autre verbe. Si je dis à mon
interlocuteur
«écrire, prier,
marcher, partir...», il peut se représenter quelque chose, même si aucun
discours n'est construit. En revanche, si je dis
«tellement,
rapidement, un peu, etc...», il ne se représente rien. L'adverbe est donc
là pour et par le verbe. Reste que si l'adverbe n'est rien sans le
verbe, il permet aussi d'ajouter une détermination à un autre mot, le plus
souvent au verbe, voire à la phrase tout entière. L'adverbe peut servir à
colorer le verbe (il parle vite, il parle peu, il parle trop : voilà
différentes colorations du verbe par l'adverbe), de sorte que parfois le
verbe ne peut se passer de l'adverbe.
Si l'homme est un ad-verbe, cela signifie donc, analogiquement, qu'il ne
se tient que du Verbe. Ontologiquement, c'est bien ce que soutient Maître
Eckhart avec sa thèse du néant de la créature : seul Dieu est, la créature
est néant, elle n'est rien en comparaison de l'être qui revient à Dieu.
Le néant de la créature est un néant relatif à l'être de Dieu et non pas
un néant absolu. Mais pour exprimer cette thèse
ontologique, relative à l'être de l'homme et à celui de Dieu, point n'est
besoin de recourir au vocabulaire du verbe et de l'adverbe.
L'idée de l'adverbe dit donc quelque chose de plus sur l'homme que
simplement ceci, à savoir que son être ne se tient que de l'être de Dieu.
Si l'homme ne se tient que du Verbe et que le Verbe est la parole de Dieu,
l'homme ne se tient que de la parole de Dieu. La parole
de Dieu constitue l'homme. Il n'est ce qu'il est, ou plutôt ce qu'il est
appelé à être, que pour autant qu'il entretient un certain rapport à la
parole de Dieu. C'est ce rapport qu'il faut préciser pour comprendre ce
que Maître Eckhart appelle l'adverbe.
Le détachement et l'Ad-verbe
Dans le sermon 9, Quasi Stella matutina, Maître Eckhart compare la
position de l'adverbe vis-à-vis du Verbe à celle de l'étoile de Vénus
vis-à-vis du soleil. L'adverbe doit être analogiquement au verbe ce que
l'étoile de Vénus est au soleil, c'est-à-dire toujours également proche,
dit Maître Eckhart. L'homme qui veut être adverbe doit «être toujours à
côté de Dieu et en présence de Dieu, en sorte que rien ne puisse
l'éloigner de Dieu, ni le bonheur, ni le malheur, ni aucune
créature»3. Avoir tout laissé, s'être d'abord laissé soi-même, afin
d'être toujours également proche de Dieu, voilà (en résumé) ce que Maître
Eckhart appelle le détachement, l'attitude devant les choses à laquelle il
ne cesse d'exhorter ses auditeurs. L'homme détaché est celui qui n'a plus
aucune souffrance dans son coeur, celui dont, pour reprendre les termes
mêmes de Maître Eckhart4, le coeur ne serait pas même ému
«s'il voyait tuer de ses yeux son père et tous ses amis». Mais l'appel au
détachement n'est pas pour autant un appel à une sorte d'insensibilité
stoïcienne. Le détachement n'est pas insensibilité, impassibilité, il est
bien plutôt une sorte de suprasensibilité, de suprapassibilité5,
qui consiste à savoir reconnaître Dieu en toutes choses. L'homme détaché,
celui qui en toutes choses est également proche de Dieu, voit Dieu avant
de voir ses propres souffrances, si l'on peut dire. S'il ne souffre pas,
c'est donc non pas par apathie, mais parce qu'au-delà de toutes les causes
de souffrance, il voit Dieu, ou plutôt il sait qu'il est vu de Dieu, et
cela lui suffit.
Si le détachement ne se laisse donc pas confondre avec l'insensibilité, il
n'est pas non plus un appel à se détourner du monde. Maître Eckhart est
avant tout
un prédicateur, qui a passé, comme beaucoup d'autres à son époque, une
bonne partie de son temps à marcher, sur les grands chemins, de couvent en
couvent, pour y apporter un enseignement spirituel, et qui, comme il le
répète souvent, ne considère pas que Dieu se trouve à un endroit plutôt
qu'à un autre, dans une cellule monastique plutôt que sur une place
publique par exemple6. L'appel à laisser les choses n'est
donc pas
un appel à
laisser le monde au sens où il faudrait le quitter. Le détachement
n'est pas une distance physique, matérielle vis-à-vis des choses,
c'est bien plutôt une disposition intérieure, un autre regard sur les
choses. Être adverbe, auprès du Verbe, ce n'est pas dès lors, comme on
pourrait finalement le penser, un appel à être
nécessairement physiquement
auprès du Verbe, un appel à une vie seulement contemplative, où l'on
serait
supposé être plus proche de Dieu qu'ailleurs. Être auprès du Verbe désigne
une capacité d'accueil, une réceptivité, qui n'est pas réductible à une
manière de vivre plutôt qu'à une autre. Voilà pourquoi, dans son sermon,
extrêmement audacieux, sur Marthe et Marie, Maître Eckahrt montre que
Marthe est tout autant, et, selon lui, peut-être plus, auprès du Verbe que
Marie, car Marie est celle qui croit qu'elle doit ne plus rien faire et
rester physiquement proche du Christ pour être auprès de lui, tandis que
Marthe est celle qui, toujours selon Eckhart, a compris qu'elle peut être
auprès de Dieu «en toutes circonstances.» Comme le dit Maître Eckhart,
«elle se tient à même les choses, non pas dans les
choses»7.
Lorsque Marthe demande à Jésus d'ordonner à Marie de l'aider, ce
n'est dès lors pas par animosité envers Marie, dit Eckhart, c'est bien
plutôt par
bienveillance : pour que Marie sorte de l'illusion selon laquelle il
faudrait ne plus rien faire pour être auprès de Dieu. Le détachement
réside donc bien dans ce que Maître Eckhart appelle, en parlant de Marthe,
une «tournure d'esprit libre», ce qu'on peut appeler une disposition
intérieure, et non pas obligatoirement dans une attitude de retrait
physique vis-à-vis des choses.
Si être ad-verbe, c'est ainsi être détaché, ce n'est ni au sens d'une
insensibilité à tout le reste, ni au sens d'un délaissement des choses.
Etre adverbe désigne d'abord une disposition, une capacité d'accueil du
Verbe.
Accueillir le Verbe
Le détachement n'a pas sa fin en lui-même, mais il est la condition, au
sens à la fois logique et
existentiel (au sens où l'on parle de la condition humaine) de l'accueil
du Verbe, c'est-à-dire de la parole de Dieu. Être adverbe comporte donc un
versant qui peut apparaître de prime abord comme passif, qui correspond
à l'accueil de la parole. Accueillir la
parole c'est l'écouter, la dire, la répéter, la remâcher, se la dire. Il y
va d'une véritable ingestion et digestion de la
parole. Si la parole de Dieu doit être mangée par celui qui la reçoit,
c'est dire qu'elle n'est pas un message, ou alors pas un message comme
les autres. Au sens rigoureux, le message est ce qui part d'un émetteur et
aboutit à un récepteur, réceptacle, lui-même destiné à devenir émetteur.
Le récepteur n'est que le lieu de transit du message, qui ne fait jamais
que passer. Si l'adverbe doit être réceptif à la parole de Dieu, il est
tout sauf un tel réceptacle. La parole de Dieu informe, au sens fort,
celui qui la
reçoit. Lorsque le Christ dit : «Jeune homme, je te le dis, lève-toi»
(Luc,
7, 14), aussitôt «le mort se dressa sur son séant et se mit à parler».
Que le jeune homme se mette à parler montre, dit Maître Eckhart dans le
sermon 18, où il interprète ce passage de l'Évangile, que sa, notre,
parole
se constitue en réponse à la parole de Dieu. La Parole rend possible
la parole. La parole de Dieu, dite ici par celui-là même qui est cette
parole, celui-là
même qui dit toujours ce qu'il est, cette Parole prononcée par celui qui
est la Parole, est donc toujours un acte. Lorsque le Christ dit, il fait.
C'est pourquoi lorsque la
parole de Dieu entre dans l'âme, elle agit sur l'âme, ici elle la fait
elle-même venir à la parole. Tel est le sens de l'expression «parole
vivante»: le Christ est la parole de Dieu, à savoir la parole vivante,
c'est-à-dire une parole qui, entrant dans l'âme, y vit et la fait
vivre. En entrant dans l'âme, la parole y fait entrer la vie de la parole,
c'est-à-dire, pour Eckhart, la vie du Fils. «Lorsque la Parole parle dans
l'âme, et que l'âme répond dans la parole vivante, alors le Fils devient
vivant dans l'âme», dit-il, toujours dans le sermon 18. Recevoir la
parole, c'est alors recevoir le Fils dans l'âme, accueillir la naissance
du
Fils dans l'âme. Comment comprendre cette naissance du Verbe dans
l'adverbe?
Naissance et engendrement du Verbe dans l'âme
La réception du Verbe par l'homme détaché parfaitement, par l'adverbe,
n'a donc en vérité rien de passif, puisque cette réception est aussi
bien, doit être, naissance du Verbe dans l'âme. La réception est
simplement la condition de la naissance, de la fécondité, par laquelle
l'âme rend en quelque sorte à Dieu ce qu'elle a reçu de lui. Il s'agit de
recevoir le Verbe pour pouvoir le produire ensuite. L'adverbe est donc
producteur du Verbe, il devient lui-même Verbe.
Donner naissance au Verbe signifie devenir soi-même Verbe,
c'est-à-dire, le Verbe étant rattaché à la deuxième personne de la
Trinité, devenir Fils. Je donne naissance au Verbe, par le Verbe, signifie
donc que je deviens moi-même Verbe-Fils. Ce thème de la naissance du Fils
dans le coeur des croyants n'est pas propre à Maître Eckhart, puisqu'on
en
trouve des traces dans les écrits des Pères grecs
dès le iiième siècle. Ainsi, à la fin de la Lettre à Diognète,
il
est dit par exemple que le Verbe «renaît sans cesse dans le coeur des
saints». Origène, qui a contribué à diffuser le thème de la naissance de
Dieu, dit aussi en exposant sa théologie du baptême,
que «l'Église forme et enfante sans cesse, dans les baptisés,
le Verbe» 8.
Si le Verbe doit ainsi naître dans le coeur des croyants, c'est
donc qu'il n'est pas né une fois pour toutes, mais qu'il est toujours en
train de naître. Par conséquent, l'Incarnation n'a pas eu lieu une fois
pour
toutes, mais
elle doit pour ainsi dire se produire dans la vie de chaque homme.
Voilà pourquoi Maître Eckhart peut dire que «le Fils est né en tout temps
et est toujours en voie de naître»9. Le Verbe n'a pas pris chair
une fois pour toutes, mais chaque homme est en quelque sorte appelé à lui
prêter son
humanité pour qu'il prenne chair en lui. Voilà ce qu'exprime Maxime le
Confesseur dans une formule admirable : «[c'est] toujours et en tout homme
que le Verbe de Dieu veut réaliser le mystère de son Incarnation»10.
Ce mystère
se réalise en nous lorsque nous devenons Fils de Dieu, c'est-à-dire
lorsque se trouve réalisée en nous-mêmes l'adéquation entre ce nous sommes et
la parole de Dieu. Lorsqu'il n'y a plus d'écart entre ce que nous sommes
et ce que la parole veut que nous soyons, le Verbe s'est fait chair. Voilà
du moins ce qui est contenu dans l'idée de naissance du Verbe dans
l'âme.
Maître Eckhart ne se contente pas de reprendre le thème de la naissance du
Verbe dans
l'âme, mais il lui
ajoute une dimension nouvelle. En effet, il ne dit pas simplement que
le Fils doit naître en nous, que la grâce fait naître le Fils en nous,
il dit aussi que nous devons engendrer le
Fils. Le
Père engendre le Fils en nous et nous engendrons de concert avec lui.
Plus précisément : il y va d'une seule et même opération, d'un enfantement
simultané et identique du Verbe dans le Père et par le Père, et dans
l'homme détaché, par l'homme détaché. C'est une manière de rappeler que
l'homme est un
coopérateur de la grâce, que la grâce n'est pas un
unique mouvement descendant, mais un double mouvement, un mouvement
d'aller-retour, un mouvement ascendant et descendant, puisque le Père ne
peut engendrer le Verbe que pour autant que l'homme l'engendre aussi en
lui. C'est en ce sens que le Verbe peut avoir besoin de l'adverbe. La
parole de Dieu a besoin d'un coeur qui la recueille, s'y conforme
exactement, en vive, la fasse vivre.
Lorsque Maître Eckhart appelle les fidèles à être des adverbes, c'est donc
à ce double mouvement d'accueil de la parole de Dieu, du Verbe, et de
production, de co-engendrement du Verbe en Dieu qu'il les appelle. C'est
dire --- et c'est certainement là
ce qui se trouve en filigrane dans toute cette théorie du Verbe, ici très
résumée --- qu'ils les appelle à se tourner vers celle qui, la
première, a reçu et enfanté le Verbe, l'archétype de l'Ad-Verbe, la
Vierge-Mère, Marie. Devenir
adverbe, c'est prendre pour modèle la Vierge-Mère : recevoir le
Verbe, engendrer le Verbe,
prêter sa chair à Dieu.
L.B.