Sur le chemin d'Emmaüs...
Isabelle Marchal
Deux hommes parlent sur la route d'Emmaüs des événements passés à
Jérusalem quelques jours plus tôt, de leurs espoirs déçus, de leurs doutes
et de leur incompréhension. Et Jésus est là, au milieu d'eux, qui fait
route avec eux, « mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître ». Il
commence par s'enquérir du sujet de leur discussion puis, voyant leur
désarroi, « commençant par Moïse et parcourant tous les prophètes, il leur
interprète dans toutes les Ecritures ce qui le concernait ».
Mystère de la Parole incarnée, du Verbe fait chair pour dire aux hommes
l'Amour infini du Père...Cette scène des pèlerins d'Emmaüs suit, dans
l'évangile de Luc (24, 13-35), le récit de la découverte du tombeau vide,
le matin de Pâques, lorsque les femmes « ne trouvèrent pas le corps du
Seigneur Jésus »1 et que les anges les invitèrent à se rappeler
ses paroles qui annonçaient sa résurrection. On pourrait ainsi dire, comme
Jean Guitton, que le récit des disciples d'Emmaüs semble résumer
l'Évangile tout entier, situé « dans cet intervalle où finissait
l'histoire visible de Jésus pour commencer sa présence invisible
»2 et
c'est cet acte de foi auquel furent appelés les deux disciples et l'Église
toute entière à travers eux : aussi il nous laisse infiniment à méditer,
nous dont la foi repose sur « ce que nous ont transmis ceux qui furent dès
le début témoins oculaires et serviteurs de la Parole »3. De la
parole
concrète à la Parole liturgique en passant par l'interprétation des
Écritures, le Verbe se manifeste dans toute sa gloire : ayant accompli par
sa mort et sa résurrection ce qu'avaient annoncé les Prophètes, il restait
au Christ, avant de rejoindre son Père, à « ouvrir l'esprit de ses
disciples à l'intelligence des Écritures »4, afin qu'ils puissent en
rendre
témoignage au monde. Ce chemin d'Emmaüs est donc un chemin d'écoute et
d'accueil de la Parole, sur lequel tout chrétien est invité à progresser
et à ouvrir son coeur « sans intelligence, lent à croire tout ce qu'ont
annoncé les Prophètes » à la grâce divine.
Parole et Écritures
Le Verbe de Dieu expliquait les Écritures : c'est la belle et profonde
unité du message de Dieu qui surgit de cette explication, bien plus qu'une
quelconque opposition de l'oralité et l'écrit, du singulier et du pluriel.
Jésus a accompli véritablement ce qui avait été écrit par les Prophètes et
cet accomplissement, l'envoi du Verbe fait chair, sa crucifixion pour le
salut des hommes, a résumé toutes les paroles des prophètes. Le Christ est
bien cette « Parole Unique de l'Écriture Sainte » : « à travers toutes les
paroles de l'Écriture Sainte, Dieu ne dit qu'une seule Parole, son Verbe
Unique en qui Il se dit tout entier »5. Mais cette Incarnation,
cette mort
et cette résurrection d'entre les morts, en accomplissant ce qui était
écrit, l'ont éclairé, approfondi, dépassé : que ce soit le Verbe lui-même
qui explique ce qui le concernait dans Moïse et les prophètes donne à ces
textes écrits par des hommes sous l'inspiration de l'Esprit Saint une
force et une lumière nouvelles.
Unique, la Parole de Dieu est cependant tout le contraire d'une
parole figée par l'écriture, immuable, et ce texte nous montre précisément
à quel point elle est Parole vivante, adressée aux hommes et à chacun en
particulier : c'est pour dire aux hommes son Amour que Dieu a envoyé son
Fils Unique, que le Verbe s'est conjugué au genre humain et le langage
humain si imparfait a été le vecteur de cette révélation. Parole qui
chemine, qui vient rejoindre l'homme au plus profond de sa détresse et
l'accompagne, le guide : alors que les disciples, après la mort du Christ,
entrent dans la nuit du doute, Jésus ressuscité s'approche d'eux, marche à
leurs côtés, écoute leur déception, avant de faire jaillir à nouveau la
lumière de l'espérance. On voit donc le rôle essentiel que joue la
présence vivante de la Parole : la religion chrétienne n'est pas une «
religion du Livre », mais une religion de la Parole de Dieu, « non d'un
verbe écrit et muet », comme l'écrit Saint Bernard, « mais du Verbe
incarné et vivant »6. Or « pour qu'elles ne restent pas lettre
morte, il
faut que le Christ, Parole Éternelle du Dieu vivant, par l'Esprit Saint
nous ouvre l'esprit à l'intelligence des Écritures »7.
Parole vivante d'autant plus qu'elle n'est pas seulement discours
mais pleinement acte. Non seulement elle accomplit ce qu'elle annonce,
comme nous l'avons vu, mais le chemin d'Emmaüs sur lequel les Écritures
prennent tout leur sens serait incomplet sans le repas que prit Jésus avec
les deux disciples, au cours duquel il rompit le pain : la Parole de Dieu
s'accomplit véritablement dans l'Eucharistie et s'y révèle puisqu'en leur
donnant le pain, « leurs yeux s'ouvrirent et ils le reconnurent ». Après
la résurrection, l'accent est mis sur la réception de la Parole, sur
l'explication de tout ce que n'avaient pas compris les disciples, afin
d'en faire de véritables témoins, capables d'annoncer la Bonne Nouvelle de
la Résurrection et de faire mémoire du sacrifice du Christ pour les
hommes.
À l'écoute de la Parole: de la Parole de Jésus à la Parole liturgique
«Reste avec nous»: l'invitation pressante des disciples, alors que Jésus
fait semblant d'aller plus loin, revêt une très haute signification dans
cet évangile. Alors que l'interprétation des Écritures par le Verbe
lui-même ne leur a pas ouvert les yeux sur le chemin, c'est la vertu de
l'hospitalité qui a permis cette reconnaissance : Saint Augustin montre
que si Jésus se fait ainsi prier de rester, c'est pour révéler que
«l'homme peut parvenir à le connaître lui-même en exerçant le devoir de
l'hospitalité et que, quoiqu'il se soit éloigné des hommes en s'élevant au
dessus de tous les cieux, il est cependant avec ceux qui exercent ce
devoir à l'égard de ses serviteurs »8. En accueillant celui
qu'ils prennent encore pour un étranger, les deux disciples suivent cette
parole qu'il avait prononcée : « ce que vous avez fait à l'un des plus
petits d'entre les miens, c'est à moi-même que vous l'avez fait
»9. « Or, les disciples étaient instruits de la parole, quand
le Sauveur leur expliquait les Écritures, et pour récompense de
l'hospitalité qu'ils exercèrent envers lui, ils le reconnurent à la
fraction du pain, quoiqu'ils ne l'eussent pas reconnu quand il leur
découvrait le sens des livres saints ».
Ce cri des
disciples semble d'autre part traduire leur secrète angoisse d'une
deuxième disparition. Ils ne l'ont pas reconnu mais ils savent que
personne ne saura davantage combler leur attente. Et lorsqu'à la fraction
du pain, ce geste qu'il leur avait dit, avant sa mort, de faire en mémoire
de lui, leurs yeux s'ouvrent, le texte grec dit littéralement « il devint
invisible < à leurs yeux > » : c'est donc à une présence autre que se sont
ouverts leurs yeux, non plus à la présence physique du Christ mais à sa
présence réelle dans le pain rompu et c'est cette révélation qu'avait
préparée l'interprétation des Écritures sur la route. Selon saint
Augustin, le brouillard qui obscurcissait leur vue est dissipé par l'acte
même de présenter le pain consacré puisqu' « aussitôt qu'on a participé à
l'unité de son corps, tout obstacle ennemi doit disparaître et on peut
reconnaître Jésus »10. Dissipation de la nuit de l'ignorance
et du doute,
premières lueurs de la lumière de la révélation, c'est dans ce
clair-obscur que se révèle pleinement le Verbe fait chair et Rembrandt
nous l'a admirablement montré. Leur coeur avait toutefois compris avant
qu'ils n'en prennent conscience : « notre coeur n'était-il pas tout
brûlant au-dedans de nous, quand il nous parlait en chemin, quand il nous
expliquait les Écritures ? ». Ce coeur tout brûlant, c'est le coeur de
l'homme assoiffé de vérité, de l'homme qui ne se nourrit pas seulement de
pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. C'est dans une
telle terre que la semence de la Parole portera beaucoup de fruit. Les
disciples repartent ainsi aussitôt à Jérusalem « raconter aux autres
disciples ce qui s'était passé en chemin et comment ils l'avaient reconnu
à la fraction du pain ».
Le mouvement de ce récit est très clair et très
symbolique, puisqu'on y lit le mouvement même de la célébration
eucharistique tel qu'il s'est perpétué à travers les siècles. Si la Cène
est le véritable récit de l'institution de l'Eucharistie avant la Passion
du Christ, le chemin d'Emmaüs est celui de l'institution de la messe dans
son ensemble par Jésus ressuscité. Ne voit-on pas un rassemblement de
fidèles se former sur la route, une véritable liturgie de la Parole
présidée par le Christ se dérouler, avec lectures et explication des
Écritures, puis une liturgie eucharistique avoir lieu à la table d'Emmaüs,
pendant laquelle est présenté, béni, rompu et distribué le pain aux
fidèles ? La communion au Corps du Christ est admirablement symbolisée par
le lever du voile qui séparait les disciples du Christ et la
reconnaissance de leur Sauveur. Enfin, l'arrivée elle-même à Emmaüs est un
nouveau départ pour les disciples, envoyés comme à la fin de chaque messe
répandre la Bonne Nouvelle. Les deux grands moments de la célébration,
liturgie de la Parole et liturgie eucharistique, sont aussi indissociables
l'un de l'autre que le temps de l'explication des Écritures en chemin et
celui du repas et de la fraction du pain : ils constituent un seul et même
acte du culte, accompli en mémoire du Seigneur.
Nous voici donc tous appelés à suivre le chemin des disciples d'Emmaüs, à
nous laisser guider par la Parole de Dieu : c'est elle qui nous permettra
de reconnaître en tout homme, étranger, exclu, pauvre, malade, le Christ
présent pour l'accueillir à notre table et nous laisser inonder de la
lumière de sa grâce.
I.M.