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Comment la parole nourrit-elle ? L'accueil et le don

Jérôme Moreau









L'Eucharistie, a rappelé Vatican II, est « source et sommet de la vie chrétienne ». Autrement dit, si l'Eucharistie est un départ, elle est également le terme d'un mouvement : elle nous nourrit selon ce que nous sommes quand nous la recevons, en fonction du chemin que nous avons parcouru. Nous recevons donc selon ce que nous apportons de nous-mêmes, non pas au sens d'un échange comptable, mais au sens où nous ne pouvons recevoir et être nourris qu'en nous donnant nous-mêmes, étant entendu que ce que nous recevons dépasse ce que nous avons été capables de donner. Ce mystère central de notre foi me paraît à l'oeuvre également dans notre rapport à la parole : la parole ne se reçoit pas seulement, elle se donne aussi, et nous sommes nourris au moins autant par la parole que nous recevons que par celle que nous donnons. C'est ce que je voudrais essayer d'exposer à partir d'expériences et de réflexions sur la littérature, la philosophie et les Écritures.

Proust

Le premier type de parole reçue qui m'ait durablement marqué est la littérature au sens large, contes et romans. Ce n'est pas pour rien que l'on dit que l'on dévore un livre, mais n'oublie-t-on pas en disant cela que tout ce que l'on dévore est nourriture ? Ceux qui dévorent ne font pas qu'avaler, ils se nourrissent, ils digèrent. Si vite qu'on avale un livre, il en reste toujours quelque chose à ruminer. Que l'on voie dans les livres une ouverture sur le rêve ou la transmission d'expériences, voire les deux à la fois, l'une comme l'autre nourrit, ouvre des perspectives, des espaces nouveaux, conduit à avoir un regard plus aigu sur le monde, à se constituer un savoir, théorique, pratique, historique, psychologique, etc., dépassant sa propre expérience. Dans mon cas, le sommet de cette dimension de la parole a vraisemblablement été la lecture de Proust, tant il m'est apparu riche sur les plans social, psychologique et métaphysique, constituant quelque chose d'intermédiaire entre la littérature (entendue comme imagination, style, esthétique) et la vie elle-même. Cette parole m'a nourri au sens où elle a approfondi et enrichi mon regard sur le monde et sur moi-même.

Rétrospectivement, cela m'est apparu cependant comme une nourriture très limitée : lire ne fait pas nécessairement vivre, connaître ne fait pas nécessairement participer, voir ne fait pas nécessairement être. Un aliment n'a pas seulement une saveur, il nourrit aussi : or, dans mon cas, la littérature a fini par n'être plus que saveur. Cela tient sans doute, entre autres raisons, à ce que je n'avais pas une vocation d'écrivain, que je ne cherchais pas à écrire moi-même : je ne pouvais que recevoir et non produire, écouter et non dire, je ne pouvais pas entrer dans un dialogue avec les auteurs des livres que je lisais comme pourrait le faire un écrivain. De plus, un livre comme À la recherche du temps perdu s'avère particulièrement problématique sur un plan personnel : comment se nourrir comme personne d'un livre dont l'enjeu véritable est de devenir écrivain et rien qu'écrivain, après une vie complètement ratée sur un plan personnel ?

La littérature a donc cessé de me nourrir véritablement quand j'ai été confronté à la nécessité de m'assumer en tant que personne autonome et agissante : il m'a fallu trouver ailleurs une nourriture plus substantielle susceptible de me faire avancer.

Bergson

C'est dans la philosophie que j'ai finalement trouvé cette nourriture. Je pense qu'aucune personne qui s'est intéressée à un moment ou à un autre à la philosophie ne me contredira si je dis que l'on peut y trouver une riche nourriture. Lire un philosophe et entrer dans sa pensée amène à renouveler ou à réorienter en profondeur sa propre vision du monde. En ce qui me concerne --- pour ceux qui l'ignoreraient encore ---, c'est en lisant Bergson que j'ai été amené à refondre complètement ma compréhension du monde sur des sujets aussi essentiels que la création et la place qu'y occupe l'être humain, le sens de la religion pour l'humanité, mais surtout, fondamentalement, sur la personnalité, sur la nature de la vie intérieure et le retournement, voire la conversion, qui s'y opère par rapport à l'extériorité et à la vie matérielle. J'ai trouvé chez Bergson une intuition métaphysique profonde sur le lien entre vie intérieure et durée qui m'a ouvert des horizons nouveaux dans de nombreuses directions. Si la nourriture est ce qui nous donne la force d'avancer, de nous mettre en chemin, de surmonter des obstacles, alors sans aucun doute la philosophie de Bergson a été pour moi une nourriture décisive : elle m'a donné un élan nouveau, a rendu ma vision des choses plus claire.

Là encore, pourtant, il m'apparaît rétrospectivement que la lecture de Bergson en elle-même a été insuffisante à me nourrir, pour trois raisons. La première est que je ne me suis pas contenté de lire Bergson : je me suis certes nourri de cette parole, je l'ai longuement ruminée, mais je ne l'ai en fin de compte véritablement digérée que lorsque je me suis mis à écrire sur elle et à partir d'elle, pour chercher à trouver les réponses aux nouvelles questions, tant personnelles qu'intellectuelles, que je commençais à me poser. C'est en produisant une parole de moi-même à partir de la parole que j'avais reçue que j'ai en fait véritablement accueilli et assumé la parole reçue de Bergson. Cela est passé par l'écriture de longues réflexions sur et pour moi-même, mais aussi par l'écriture d'articles adressés par définition à d'autres : il y a là deux manières de produire une parole, la seconde apportant une nourriture plus riche dans la mesure où elle consiste à assumer une parole non pas seulement envers soi-même, avec le risque de ne le faire qu'à moitié, mais à la proposer à d'autres pour qu'ils puissent s'en nourrir à leur tour, ce qui impose de la rendre cohérente et vivante. Ce n'est donc que parce que j'ai commencé à écrire que j'ai fini par être nourri substantiellement par Bergson : lire ou recevoir ne suffit pas, la parole n'est véritablement assimilée que lorsqu'elle est transmise, comme vous le diront d'ailleurs tous les enseignants.

La deuxième limite est que Bergson n'a fait en quelque sorte que me conduire vers un autre auteur, Teilhard de Chardin. Celui-ci n'a cependant pas remplacé celui-là, il m'a bien plutôt aidé à poursuivre ma route et à approfondir mes réflexions : si Bergson a fait surgir en moi des questions, c'est Teilhard qui m'a permis d'y répondre, en particulier parce que j'y ai trouvé, intégrés de façon essentielle à sa pensée, une expérience et un questionnement ancrés dans la tradition chrétienne la plus éprouvée. L'un et l'autre m'ont donc nourri au sens où ils m'ont fait acquérir des bases intellectuelles solides qui m'ont permis de m'ouvrir à une vie et une vision spécifiquement chrétiennes, mais Bergson seul serait resté insuffisant à m'en faire prendre la mesure (certains me diront peut-être que c'est une limite propre à Bergson --- bien qu'il ait lui-même fini par se convertir --- et pas à la philosophie, ou du moins pas à toute la philosophie : je ne suis malheureusement pas tombé dans la Somme théologique quand j'étais petit...).

C'est précisément dans ces bases intellectuelles que se manifeste la dernière limite de la faculté de la philosophie (Teilhard compris, du moins pour une partie de son oeuvre) à me nourrir : en fin de compte, la philosophie n'est pas une nourriture au sens plein. Si j'en juge d'après ma propre expérience, le travail de la philosophie est un travail de terrassement et éventuellement de construction, qui donne des structures solidement établies ; en contrepartie, cela signifie que la parole une fois reçue et assimilée ne nourrit plus. Je ne me suis ainsi jamais senti le besoin profond de me replonger ou de me ressourcer périodiquement dans Bergson, de relire sans fin Teilhard de Chardin, sauf pour des raisons techniques, pour y retrouver une citation ou le détail d'une argumentation que je n'avais pas trouvée tout à fait claire. En d'autres termes, la philosophie telle que je l'ai pratiquée m'a permis de comprendre bien des choses, mais une fois pour toutes : ce que j'ai lu et reçu de Bergson ou de la partie philosophique de l'oeuvre de Teilhard a donné son effet pour de bon, sa capacité nutritive est pour moi épuisée. J'y ai compris ce que je pouvais y comprendre, j'en ai reçu ce que je pouvais en recevoir, ce n'est donc pas une parole que je pourrais méditer : relire certains textes ne me nourrit que si je ne les avais pas compris, quant aux autres j'ai l'impression de les avoir complètement traversés en y prenant ce que je pouvais y prendre, si bien que je ne peux plus guère en attendre grand'chose de nouveau. Sans doute faut-il que en conclure que la production d'une parole philosophique n'était pas non plus ma vocation, sinon peut-être dans une dimension précise qui, sans être fondamentalement étrangère à Bergson et Teilhard de Chardin, irait au-delà, dans une direction nouvelle restant à préciser.

Ce n'est pas un hasard, me semble-t-il, si j'ai trouvé un intérêt croissant pour la biographie de ces deux auteurs en plus de leur oeuvre écrite, là où un philosophe sérieux laisserait vite de côté ces histoires dont on sait bien qu'elles n'ont guère à voir avec la substance propre de l'oeuvre, pour s'attacher exclusivement aux textes. Si j'ai cherché un dialogue, en définitive, cela a de plus en plus été avec l'homme Bergson, avec l'homme Teilhard, derrière leurs livres, cherchant comment ils avaient pu en venir, à partir d'une expérience personnelle du monde, à ce qu'ils ont écrit, pour sentir ce qui avait pu les inspirer. En somme, je suis progressivement sorti d'une forme d'échange qui se faisait du même au même, de texte à texte (celui que je lisais, celui que j'écrivais), pour passer à un dialogue qui se voulait de personne à personne au-delà de textes qui n'étaient plus que des relais. À l'horizon, il s'agissait pour moi de trouver non plus simplement des maîtres à penser, mais des maîtres de vie, dont l'exemple puisse me guider dans l'orientation de mon existence elle-même.

Le Christ des Évangiles

L'enjeu pour moi à partir de là a donc été de trouver une parole qui ne soit pas seulement intelligence mais aussi et surtout sève, pas seulement « os », mais encore « chair et sang », qui me fasse vivre jour après jour en m'apportant une nourriture plus riche encore que celle que Bergson et Teilhard ont pu m'apporter --- et Dieu sait s'ils m'ont déjà profondément transformé ! Permettez-moi malgré tout quelques dernières considérations intellectuelles : le cours de mes recherches m'a amené à considérer avec grand intérêt la manière que Bergson a de ne presque pas parler du Christ, même au coeur d'un ouvrage, Les deux Sources de la morale et de la religion, où il voit dans le christianisme la seule véritable religion. Il y pose néanmoins cette affirmation décisive que l'on a beau vouloir refuser jusqu'à l'existence même de Jésus, on ne pourra pas empêcher un texte comme le sermon sur la montagne, expression de l'expérience mystique la plus haute, de figurer dans les Évangiles que nous lisons et d'être la source, dans le christianisme, de la tradition mystique la plus haute et la seule complète. Autrement dit, quoi que l'on cherche à affirmer (ou surtout à nier) concernant le Christ, on ne peut que constater la présence de ces paroles et reconnaître qu'elles sont proprement inouïes dans toute l'histoire de l'humanité. Je passe sur les conclusions purement intellectuelles auxquelles l'analyse de Bergson me mène et qui me permettent de regarder la philosophie et surtout la littérature de façon nouvelle et de nouveau nutritive, quoique à leur place relative, pour souligner ce point essentiel : la présence d'une parole qui est source incomparable de vie.

Ce qui m'amène à mon sujet : les Écritures ne sont-elles pas une nourriture capable plus que toute autre de nous nourrir, et de nous rassasier tout en attisant encore notre faim, et cela parce qu'elles sont l'histoire de l'alliance de Dieu et des hommes et qu'elles culminent dans l'Incarnation de Dieu, qui a ainsi assumé notre condition humaine en tout (sauf le péché) ? Elles sont porteuses d'une expérience de la relation à Dieu qui ne vise pas à être comprise et exposée de façon claire et rationnelle : elles expriment un mystère, une parole dont le sens n'est jamais épuisé, et qui pourtant ne nous est pas étrangère puisqu'elle s'inscrit au coeur de l'histoire de l'humanité. De l'infime et du plus intérieur à l'infini et au plus lointain, toute notre expérience et toute notre vie peuvent s'en nourrir. Cette parole peut être méditée, ruminée, parce que son sens n'est jamais clos, dépasse toujours l'intelligence et ressaisit notre propre vie au-delà du point où nous sommes nous-mêmes capables de la saisir. De ce fait, non seulement les Écritures en elles-mêmes ne peuvent pas être rendues pleinement intelligibles et transparentes, pas plus que nous ne pouvons rendre compte en termes purement rationnels du sens de notre existence au sein de la Création, en laquelle nous sommes plongés et qui nous dépasse, elle-même étant encore infiniment dépassée par le mystère de l'existence de Dieu et de son amour, mais encore une simple parole, quelques mots, peut être source de méditations toujours renouvelées, toujours approfondies, sans jamais que nous puissions en épuiser la richesse.



Nous nourrissons-nous pour autant uniquement de cette parole que nous recevons ? Il me semble que l'analyse ne serait pas complète sans la prise en considération des paroles que nous sommes amenés à prononcer. Ainsi, dans la liturgie même, nous ne sommes pas seulement à l'écoute de l'Écriture, nous sommes aussi invités à répondre, à chanter, à dire notre foi ou encore à prier ensemble le Notre Père. N'y a-t-il pas là un acte essentiel des fidèles qui leur permet, grâce au cadre fixé par la liturgie garantissant la pleine adéquation des paroles prononcées à la nature de la célébration, de manifester leur participation et leur pleine implication dans le mystère de l'Eucharistie, qui n'est de ce fait pas seulement reçue, mais encore attendue et activement accueillie ? On peut encore songer à la façon dont nous prions : il est vrai que la prière implique une attitude d'accueil et qu'en définitive nous ne devrions pas chercher à dire autre chose que « Parle, Seigneur, ton serviteur t'écoute » : mais la prière ne vise-t-elle pas fondamentalement à être un dialogue où nous savons accueillir la Parole de Dieu pour lui répondre par des paroles et par des actes ? Plus généralement, s'il est vrai que la Parole de Dieu nous précède toujours, ne faut-il pas néanmoins poser des actes ou des paroles pour pouvoir la recevoir ?

Si la liturgie est le modèle de notre vie, le coeur et en même temps l'expression la plus accomplie de notre relation à Dieu, notre vie est bien plus opaque et ce n'est qu'en cherchant à répondre que nous pouvons comprendre la question qui nous avait été posée, ou même prendre conscience qu'une question nous avait été posée, et vivre notre dialogue avec Dieu. Nous ne pouvons pas nous contenter de recevoir pour être nourris, il nous faut commencer par répondre, c'est-à-dire commencer par donner, et par nous donner nous-mêmes : nous pourrons espérer être d'autant plus nourris que nous aurons su nous donner plus totalement. Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés (Mt 5, 6), lisons-nous dans le sermon sur la montagne : nous ne devons pas chercher d'abord à être nourris par les paroles que nous recevons, en premier lieu par les Écritures, mais commencer par nous donner dans nos paroles de façon à avoir toujours plus faim et espérer être rassasiés. Il n'est donc pas possible de viser un échange standard sous le régime de l'égalité, en sachant ce que l'on donne et ce que l'on reçoit : ce serait vouloir avant tout être nourri, circonscrire ce que nous donnons, ne le faire que contre autre chose, et donc en définitive ne pas véritablement donner. Une parole que nous donnons et qui nous donne faim est au contraire une parole qui nous engage : il s'agit de savoir engager notre personne dans la parole que l'on prononce. Celle-ci n'a pas besoin d'être longue ou complexe pour nous engager totalement : Je suis la servante du Seigneur ; qu'il m'advienne selon ta parole ! (Lc 1, 38), dit seulement Marie en réponse à une invitation qui demeure pour elle pleine de mystère et qui va bouleverser son existence au-delà de toute attente. C'est le cas encore pour le consentement échangé par les époux : si celui-ci les nourrit l'un et l'autre pour toute la durée de leur existence, ce n'est pas tant par le consentement et le don reçus que par le consentement donné. C'est ce dernier qui engage et qui ouvre un espace résolument nouveau : c'est le don de soi à l'autre, corps et âme, qui ouvre à la possibilité de recevoir l'autre corps et âme, et non le contraire, qui réduirait le sacrement du mariage à un échange ou un contrat. De même dans nos vies, au quotidien, c'est le don de nous-mêmes qui seul nous permet d'espérer recevoir, c'est la parole que nous donnons pour nourrir les autres qui nous permet d'espérer être rassasiés, être véritablement nourris. C'est bien ce dont il s'agit dans la prière : savoir dire « Parle, Seigneur, ton serviteur t'écoute », justement, n'est-ce pas la parole la plus haute dont nous puissions chercher à nous rendre capable ? Savoir par notre parole nous vider de nous-mêmes et nous soumettre tout entiers à la Parole et la volonté de Dieu, pour qu'Il agisse en nous ?



Si nous pouvons être véritablement nourris, et l'être jour après jour, au coeur de nos vies, c'est donc par la Parole de Dieu qui seule peut être notre « pain de ce jour » et nous donner la vie. Cela implique de savoir l'accueillir en prononçant les paroles par lesquelles nous nous perdrons afin de créer en nous un vide, un appel, une faim qu'elle seul pourra rassasier. C'est ainsi que nous sommes appelés à vivre le mystère du Verbe qui se fait chair au coeur de nos vies, dans nos actes comme dans nos paroles, dans notre âme comme dans notre corps. En donnant notre vie par nos paroles, nous pouvons recevoir une vie toujours plus riche par une parole inépuisable, suivant en cela l'exemple du Verbe qui s'est fait chair dans une vie d'homme, celle de Jésus Christ, qui s'est donné pour nous.
J. M.


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