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L'Eau vive

À quoi bon croire?

Enrica Zanin








C'est la question que j'adresse à ceux qui ne sont ni croyants ni athées, à ceux qui doutent, bref, à ceux qui ne croient pas que leur bonheur actuel puisse dépendre de leur relation personnelle avec Dieu. C'est la question que je pose aux croyants qui savent défendre avec véhémence leur foi mais qui ignorent avec un peu de dédain ce simple interrogatif, peut-être polémique, peut-être déplacé. C'est la question qui m'a été posée et à laquelle je n'ai pas su répondre. Je cherche ici à faire amende honorable.

Situations

Deux scènes nous permettront d'abord de situer cette question. La première est celle de l'eau vive. Jésus vient à notre rencontre dans le désert, dans la soif, dans l'aridité et la canicule d'un midi sans réponses et sans raisons. C'est lui qui fait le premier pas. Il demande à la Samaritaine: «Donne-moi à boire»1. Le Christ nous demande de lui donner notre vie, nos biens, ou simplement de puiser pour lui de l'eau. Mais face à cette requête absolue, notre réponse est souvent déplacée, engourdie par la chaleur: «Comment! Toi qui es Juif, tu me demandes à boire à moi qui suis une femme samaritaine?»2. Un simple oui aurait suffi. Un simple non aussi. Mais on est nombreux à répondre à côté, à demander: «À quoi bon croire?». Je pourrais croire, mais je me sens Samaritain, refusé par l'Église, qui m'opprime avec ses préceptes. Je partage la morale chrétienne, mais je ne sens pas le besoin d'une relation personnelle avec Dieu, je regarde avec méfiance ceux qui semblent aveuglés par leur foi, et renoncent à toute lucidité. Face à cette incompréhension, le Christ réagit avec nostalgie et regret: «Si tu savais le don de Dieu...»3 Comment sortir d'une relation à Dieu marquée par l'indifférence ou la méfiance? Cette nostalgie et ce regret ne suffisent pas. Une argumentation théologique pose les bases d'une rencontre, mais ne suffit pas pour vivre dans le présent la nécessité et le désir de cette rencontre qui nous comble. Il faut avoir soif.


Jésus et la Samaritaine, Duccio

La deuxième scène est celle du pari. «Dieu est, ou il n'est pas. Mais de quel côté pencherons nous?»4. Pour répondre à cette question il faut parier:
«Estimons ces deux cas: si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. [...] Il y a une infinité de vie infiniment heureuse à gagner, un hasard de gain contre un nombre fini de hasard de perte, et ce que vous jouez est fini.»5
Je ne suis pas philosophe, mais l'argumentation de Pascal me paraît convaincante: si je perds, je perds ma vie, une chose finie, si je gagne, je gagne une infinité de vie, la béatitude éternelle. J'ai sans doute trop simplifié les termes du pari, mais il s'agit pour moi d'un problème pratique, et il faut en voir rapidement les enjeux: ses calculs sont justes. «Mais il faut parier»6. Il faut avoir le désir de risquer sa vie pour la gagner. Et c'est là que le pari échoue. Il y a plein de bonnes raisons pour croire, mais pourquoi se casser la tête? La vie éternelle est un concept un peu emphatique et peu concret, et on pourrait être honnête et faire le bien sans besoin de se mettre «à genoux auparavant et après»7. Entre les athées qui parient que Dieu n'existe pas, et les croyants qui parient qu'il existe, il y a ceux qui ne parient pas. Dieu peut exister, mais je n'en ai pas les preuves. Pourquoi risquer ma vie? Mon bonheur actuel ne dépend pas d'un engagement de foi abstrait, mais du choix d'une vie morale et juste.

Comment critiquer cette position? Il est peut-être plus simple et plus lucide d'en rester là. En tout cas, je me sens un peu désarmée face à cette position honnête, modérée, qui ne se fait pas des idoles, mais qui dénonce avec justesse ma foi comme un peu idolâtre, un peu douteuse, peu convaincante. Il me semble donc que cette question mal posée, «à quoi bon croire?» s'adresse non seulement aux non-croyants, mais aussi aux croyants. Pourquoi faut-il parier? Il s'agit de poser et de comparer deux modes de vie: une vie engagée et une vie non engagée dans la foi, pour voir «quel est l'intérêt» de suivre le Christ, pour connaître ce que la foi apporte à la vie, comme nourriture concrète, réelle, présente. Il s'agit de savoir si la foi répond à une soif propre à l'homme ou si elle crée l'illusion de cette soif et détourne l'homme d'une existence honnête et sereine qui accepterait sa nature mortelle, qui saurait trouver avec lucidité et simplicité son bonheur, dans un humanisme qui fait l'économie d'un rapport personnel à Dieu, en gardant la morale enseignée par les Évangiles.

Le Drame de l'humanisme sans Dieu8

Si on tire les conséquences extrêmes de cette position on aboutit à une critique sévère de la foi. C'est la position de Feuerbach. L'homme attribue à Dieu ce qu'il a de meilleur en lui: la raison, l'amour, la volonté. L'homme projette hors de lui ces qualités, il les objectivise en un sujet qu'il produit et qu'il nomme Dieu9. Feuerbach reprend le concept hégélien d'aliénation. L'aliénation religieuse est une deuxième étape d'un parcours qui rendra l'homme à lui-même: par ce dédoublement l'homme prend conscience de ses qualités morales, et peut enfin se les ré-approprier par un mouvement de synthèse: «Le tournant de l'histoire sera le moment où l'homme prendra conscience que le seul Dieu de l'homme est l'homme même»10. Il ne s'agit pas d'une glorification égotiste, mais d'une foi dans l'humanité qui est porteuse de valeurs et de qualités morales. L'humanisme athée revendique cette bonté originaire de l'humanité qui peut faire l'économie d'un Dieu parfait, car elle-même est en marche vers cette perfection, conduite par les valeurs qu'elle s'approprie, sans besoin de l'orientation d'aucune Providence.

La position de Freud dans L'Avenir d'une illusion11 reprend et dépasse cette critique de la religion. «Les représentations religieuses procèdent du même besoin que toutes les autres conquêtes de la culture, de la même nécessité de se défendre contre l'écrasante surpuissance de la nature»12. La culture pose l'existence de Dieu pour justifier et humaniser les puissances de la nature. L'homme croit ainsi pouvoir entrer en relation avec elles, et en recevoir une punition ou une protection. Freud reprend ses analyses de Totem et Tabou : comme l'enfant éprouve pour le père autant de peur que d'admiration, l'adulte découvre qu'il est voué à rester toujours enfant, exposé au danger de «puissances étrangères» et il leur confère alors «les traits de la figure paternelle. Il se crée les dieux dont il a peur, qu'il cherche à gagner»13. Le chrétien semble --- avec Feuerbach --- l'homme aliéné, qui ignore les puissances qui l'habitent. Il devient --- avec Freud --- l'homme illusionné, qui a peur d'avouer que ces puissances ne suffisent pas pour vaincre les forces étrangères, et qui se fait de Dieu un nouveau sur-moi, un père tout-puissant qui l'aveugle sur sa véritable nature. C'est la réponse de la Samaritaine, qui juge un peu naïve la prétention de Jésus: «Tu n'as rien pour puiser, et le puits est profond. D'où l'as-tu donc, l'eau vive?»14. La religion prétendrait alors révéler à l'homme le sens de son existence et de son action, mais sans en avoir les moyens, et en ignorant la réalité profonde et obscure de l'homme qui est faite de pulsion, et cache, comme dirait Nietzsche, une volonté de puissance.

Nous voilà, enfin, au fond du puits. Est-ce qu'on y a trouvé l'eau vive? On y a découvert des pulsions, propres à notre nature animale. On y a découvert la mort de Dieu, de ce Dieu garant de la morale et de l'identité de l'homme qui cachait la vérité. La vérité alors c'est la vie, c'est-à-dire «essentiellement l'effort vers plus de puissance; sa réalité la plus profonde, la plus intime, c'est le vouloir»15. Du coup, le but de la vie «n'est pas le bonheur, c'est la sensation de puissance. Il y a dans l'homme et dans l'humanité une force immense qui veut se dépenser, créer; c'est une chaîne d'explosions continues qui n'ont nullement le bonheur comme but»16. On exclut l'idée de Dieu au nom de la lucidité et de l'objectivité. Mais qu'en est-il alors de l'homme? La lucidité ne révèle pas l'homme-dieu de Feuerbach, mais la misère de l'homme. Il est un animal, habité par des désirs qu'il ne peut pas réaliser et qu'il va alors déguiser. Il est un être créateur, entravé dans son vouloir. Il est un menteur. Eh bien, tout ceci, on le savait déjà. La Samaritaine est un être de désir, qui a connu plusieurs maris, qui pour réaliser sa volonté de puissance a connu le blâme de la morale et voudrait mentir à Jésus17. Mais Jésus sait déjà tout. Il vient après, il va plus loin.

L'humanisme sans Dieu porte la paralysie de l'homme. Comment agir si l'on connaît l'inutilité de son action? Je connais ma misère, j'exclus la morale, j'exclus Dieu, et je veux faire le bien, aider mon prochain, porter des valeurs. A quoi bon? Si je suis lucide, je sais que mon action n'est que le fruit d'un vouloir démesuré qui cherche mon affirmation et non le bonheur de l'autre. Si je suis lucide, je constate ma mort, la surpuissance de la nature qui fera pourrir mes os et le bien que j'ai pu faire. Car au fond, qu'est-ce que le bien? Un acte relatif, qui n'a plus de valeur morale, ni de valeur concrète. «Quiconque boira de cette eau aura soif à nouveau»18. Le puits est vide. Je suis au bord du néant.

L'humanisme sans Dieu ne donne pas le bonheur. Il révèle la misère de l'homme et l'inutilité de son action. Face à ce tableau de désespoir il n'y a que deux réactions possibles: se tuer, au nom de la lucidité qui découvre le néant de toutes les aspirations de l'homme au bien, au sens, au bonheur. Ou bien assumer l'inutilité animale de toute vie, et vivre en animal. Mais pour vivre ainsi il faut s'aveugler tous les matins. Comment aimer sa femme, faire des enfants, enseigner en chaire la liberté de penser, si je sais que je ne suis pas libre, que mes gestes sont déterminés par des lois que j'ignore? Il y a là une contradiction. Qui relève encore et seulement de l'indifférence: finalement, mon sort m'indiffère. Mais je fais de temps en temps des discours cyniques et lucides sur le nihilisme, seule vérité de l'homme, et je regarde amusé les culbutes de mes amis croyants. Qui est alors le véritable aliéné? N'est-ce pas cet homme qui s'aveugle tous les jours sur sa misère pour pouvoir agir dans le monde? Ne vaut-il pas mieux prendre au sérieux cette misère, et choisir le pari? Si Dieu n'existe pas, ma vie n'a pas de valeur, et mes idéaux humanistes non plus. Si Dieu existe, mon action a un sens, mon bonheur est possible.

«Source d'eau jaillissant en vie éternelle»

À quoi bon croire? Parce que c'est ainsi que mes actions ont une valeur, que mon existence a un sens et que je suis heureux. Il n'y a pas d'humanisme sans Dieu. Il n'y a qu'un regard lucide et indifférent sur la misère de l'homme. L'eau vive est ailleurs, elle n'est pas dans ce désert. Elle est dans le Christ qui seul sait nous aimer, nous relever de cette misère et nous transformer en «source d'eau jaillissant en vie éternelle»19. Seulement ainsi nous pouvons agir, faire le bien, aimer notre prochain.

Mais ainsi je suis aliéné, je ne suis pas lucide, je vis d'une illusion qui brime mes pulsions. C'est parfois le cas. Et les philosophes, en critiquant la foi, ont bien relevé ses dérives, qui sont l'expression des faiblesses de l'homme, qu'il soit croyant ou athée, d'ailleurs. La foi peut être une aliénation, si elle n'est que le respect d'une morale: quand je me suis convertie, j'avais besoin d'être rassurée, d'avoir un cadre fixe qui légitime mon action, comme les gens du village qui condamnent la Samaritaine. Mais après, j'ai rencontré le Christ, le tout Autre. Et j'ai comme Nietzsche tué ce dieu qui n'était qu'un double de ma peur20. Dieu peut n'être qu'un sur-moi, qu'une figure du père. Quand je me suis convertie, j'avais 18 ans, et une envie très forte de quitter un père très «castrateur». Je n'ai donc su trouver qu'un père encore plus effrayant et plus puissant, dirait Freud, je suis tombée dans l'illusion de la religion. Oui, jusqu'à ce que je sache que ce Père se révèle dans le Fils et l'Esprit. Ce Dieu puissant est mort pour moi sur une croix. Le sur-moi s'est auto-détruit, je n'ai pas eu besoin de le tuer, ni de me sentir coupable de sa mort, car il s'est donné gratuitement, sans accuser personne, pour me rendre libre. Enfin, cette idée abstraite, ce Dieu qui m'aliène toutes mes qualités d'après Feuerbach, il est --- avant Hegel --- un Dieu synthétique. Si la figure du Père aliène l'homme, que dire de l'Esprit, ce «Dieu intériorisé», cette personne divine qui habite notre personne humaine? Par le don de l'Esprit, c'est l'humanité tout entière qui dans sa marche construit les valeurs, réalise le bien, compose le corps du Christ. Il n'y a pas besoin de se délivrer de Dieu pour être heureux: Dieu nous donne notre liberté en s'effaçant, Dieu nous relève de notre misère par le don de son Esprit qui nous divinise. Mieux: Dieu nous apprend à être libre. Si nos premiers pas dans la foi sont aliénation ou projection, Dieu nous conduit vers la liberté et la lucidité: «Vous, vous adorez ce que vos ne connaissez pas; nous, nous adorons ce que nous connaissons»21. Car «La vérité vous rendra libres»22. Ainsi, en connaissant davantage ce Dieu qui m'aime, j'ai appris que la morale n'est qu'un écran protecteur qui paralyse l'amour, que le dieu sur-moi cachait l'Époux, qui m'a choisie depuis toute éternité, telle que je suis.

Alors, il faudrait que les croyants se demandent plus souvent: à quoi bon croire? Est-ce que la foi me rend libre, heureux, ou bien n'exprime que mes peurs et mes insécurités? Sais-je vraiment le don de Dieu? Alors, de même, l'indifférence de ceux qui ne veulent pas parier, de ceux qui ne croient pas que l'existence ou l'inexistence de Dieu puisse déterminer leur bonheur est peut-être le fruit d'une blessure, d'un rejet d'une foi imposée, infantine, moralisante, qui n'a pas encore été libérée par la rencontre du Christ. Comment le rencontrer, alors? C'est si facile! Le Christ est là, devant vous, dans votre torpeur de canicule, dans votre méfiance. Il vous invite, il vous aime: «Si tu savais le don de Dieu...». Mais il ne suffit plus de rester au bord du puits: il faut p(a)rier.
E. Z.

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