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Pour une esthétique du repas

Sylvain Perrot









«L'invitation au voyage»... Si ce n'est pas encore fait, je vous invite vivement à lire ce magnifique poème de Charles Baudelaire dans Les Fleurs du Mal. Une des fonctions de la Poésie, dit-on, est de nous aider à nous évader, à partir... J'ai choisi, dans cet article, de vous faire venir. Mais c'est un vieil ami à moi, du temps où j'étais jeune, qui a rédigé les cartons d'invitation : Johann Sebastian Bach. Il nous convie à un repas, et j'ai même envie de dire qu'il nous convie au repas. La Cène en effet a inspiré beaucoup d'artistes : j'ai choisi de vous présenter deux exemples qui montrent deux étapes de ce repas. Le thème de l'invitation a été choisi par Bach dans l'écriture de sa Cantate 140, en particulier dans le Choral célèbre dit du Veilleur. Puis vient le temps du repas lui-même, et c'est Véronèse que je voudrais citer dans ce sens pour son tableau non moins fameux, Les Noces de Cana. Pourquoi les associer ? C'est que tous deux ont repris le thème du repas de noces dans la perspective de l'Eucharistie.

Du Cantique des Cantiques à l'Eucharistie

J. S. Bach

Bach fut un compositeur très prolifique : il a écrit pour toute la liturgie ou presque. Sa 140ième cantate (dite BWV 140 dans le jargon) a été ainsi jouée en 1731 pour le vingt-septième dimanche après la Trinité. C'est une oeuvre de la maturité : à cette époque, Bach est Cantor à l'église Saint-Thomas de Leipzig depuis 1723, poste qu'il occupera jusqu'à sa mort en 1750. Il s'est déjà rendu célèbre par ses Passions. Sa charge de Cantor lui impose de fournir une cantate pour chaque dimanche et jour de fête, c'est-à-dire recopier les parties vocales et instrumentales, faire répéter les choeurs et l'orchestre, diriger l'ensemble pour l'office du dimanche. Ce qui explique le nombre important d'oeuvres composées à cette période : plus de 200 cantates, dont certaines ne servirent qu'une seule fois dans la liturgie.

Je n'ai pas l'intention de vous présenter l'intégralité de cette Cantate, au demeurant magnifique, car c'est seulement le quatrième moment qui nous intéresse dans la thématique de ce Sénevé ; c'est aussi comme souvent dans les Cantates de Bach le point culminant, le coeur du poème.

Car on peut sans doute parler de poème chanté, cette Cantate s'inspirant directement d'un des plus célèbres poèmes de la Bible qu'est le Cantique des Cantiques, dans l'Ancien Testament. Le Cantique des Cantiques1, le Cantique par excellence2, est un recueil de poèmes d'amour. Il est intéressant de voir que Bach a repris cette thématique amoureuse, profane en somme, dans une perspective religieuse au fur et à mesure que s'enchaînent les différentes parties de la Cantate, construite sur une symétrie parfaite, dont le «Choral du Veilleur» constitue l'axe central.

La Cantate s'ouvre sur une très belle partie instrumentale, dont le thème est assuré par les cordes et le contrechant par le hautbois, qui laisse place au choeur chantant: «Réveillez-vous, appelle la voix des veilleurs». Le caractère solennel est très clairement mis en valeur par la partie instrumentale. Le deuxième moment est un récitatif sur le thème de la venue de l'époux. Dans un troisième temps on trouve un duo qui rappelle la composition dialoguée du CC entre Elle et Lui, sur le thème de l'attente. Un nouveau récitatif suit le choral évoquant l'arrivée de l'époux dans la demeure de la jeune fille, puis un deuxième duo sur l'union des deux amants. Le choral final, destiné à l'assemblée, est un chant de louange au Seigneur.

Voici le texte du Choral :


Zion hört die Wächter singen,
Das Herz tut ihr vor Freuden springen,
Sie wachet und steht eilend auf.

Sion entend les veilleurs chanter,
Son coeur bondit de joie,
Elle veille et se lève avec hâte.


Ihr Freund kommt vom Himmel prächtig,
Von Gnaden stark, von Wahrheit mächtig,
Ihr Licht wird hell, ihr Stern geht auf.



Son bien-aimé vient du ciel, splendide,
Fort de grâce, puissant de vérité,
Sa lumière [à elle] devient claire, son étoile se lève.


Nun komm, du werte Kron,
Herr Jesu, Gottes Sohn!
Hosianna!

Viens à présent, toi couronne précieuse,
Seigneur Jésus, Fils de Dieu,
Hosannah !


Wir folgen all
Zum Freudensaal
Und halten mit das Abendmahl.

Nous suivons tous
Dans la salle de joie
Et partageons le repas.
Vous vous êtes peut-être demandé en quoi ce texte se rattache à la thématique de ce Sénevé qui est la nourriture. En effet, un seul mot évoque le repas ; mais c'est le dernier et il faut toujours relire un texte, à mon sens, dans la perspective du dernier mot. Tout ce choral, chanté par un ténor solo, en effet est destiné à nous introduire à ce repas, qui, vous l'avez sans doute compris, n'est autre que l'Eucharistie, cette Cantate devant être jouée un dimanche. Je vous propose donc de lire ce choral en gardant en tête ce dernier mot.

Le temps de l'attente

Les premiers vers sont un emprunt explicite au CC. Le premier vers tout d'abord évoque une des scènes du CC. Les soldats, du haut des remparts de Jérusalem, chantent. Ce ne sont pas des soldats craignant un ennemi ; c'est un chant de paix, même de joie. On notera l'importance accordée à la musique, dans une relation de réciprocité fondée sur le chant et l'écoute. Il s'agit bien ici d'un appel. De même que la cloche marque les offices du jour, les veilleurs appellent la population de Jérusalem à se tenir prête. Volontairement, Bach3 reste dans le vague : le choral s'ouvre sur un Sion qui n'est pas précisé. Dans le CC, ce sont les jeunes filles qui doivent se réveiller. Bien sûr elles ne sont pas les seules à entendre cette voix, mais ici Bach opère un premier déplacement. Cette invitation au repas final est destinée à tous, comme nous le verrons. Mais pour l'instant, restons-en à cette nuit qui résonne des chants des veilleurs. Nous qui venons de célébrer la naissance du Christ savons le rôle joué par la musique : «Tout à coup se joignit à l'ange une multitude d'esprits célestes qui louaient Dieu en disant...» (Lc 2, 13--14).

Pourquoi cette musique ? Car elle adoucit les moeurs de nos soldats? C'est surtout pour éveiller la joie dans les coeurs. C'est bien l'image qu'exprime le deuxième vers : le coeur bondit de joie à ce chant. Je ne résiste pas à l'envie de citer un homme, subversif certes, mais qui est fils de pasteur4 : «Sans la musique, la vie serait une erreur». Ce n'est pas Bach qui l'aurait contredit... Musique d'ambiance donc, si l'on peut dire, qui donne de l'entrain. Ce n'est pas un hasard si ce choral est écrit dans une tonalité majeure (Mib pour être précis), dans un rythme assez enlevé. Qui viendrait prendre une chopine au son de la Marche Funèbre ? Bref, la musique annonce les réjouissances. La joie, comme l'écrira Schiller plus tard, dans un poème immortalisé par la 9ième symphonie de Beethoven, est «belle étincelle divine», elle accompagne fêtes et repas.

Toute réjouissance se mérite, aussi faut-il se montrer patient et surtout prêt. C'est tout le sens du troisième vers, qui, si l'on peut dire, est un topos5 des Évangiles. Le Christ nous invite à veiller : Wachet und betet. ici, plutôt que l'épisode du Mont des Oliviers, il vaut mieux penser à la célèbre parabole des vierges sages et des vierges folles, évoquée dans Mt 25, 1--13. Car il s'agit bien ici de jeunes vierges attendant leur futur époux. Le CC fait référence à de beaux guerriers qui viennent de la colline de Sion les prendre pour fiancées. «Restez donc éveillés, car vous ne savez ni le jour ni l'heure». L'annonce de la venue se fait ici manifestement : celles qui n'ont plus d'huile le regretteront amèrement.

Chaque jour le Seigneur nous invite à nous préparer au banquet. Nous devons consacrer chaque jour de notre vie à la préparation du banquet qui est réservé à toute l'humanité. Si nous ne répondons par à cette invitation avec empressement, comme le rappelle ce choral, alors nous ne serons pas choisis. Multi vocati, sed pauci electi. Cette phrase tirée de l'Évangile selon saint Matthieu, immortalisée par les pages roses du Larousse, prend ici tout son sens. Elle est plus précisément extraite d'une parabole mettant en scène un roi célébrant les noces de son fils (Mt 22, 1--14). Souvenez-vous : ce roi invite des gens qui ne veulent pas venir et qui vont jusqu'à tuer les serviteurs revenant une seconde fois. Pris de colère, le roi les fait massacrer et décide d'inviter tous ceux que les serviteurs rencontreront dans la ville. Et un banqueteur n'a pas mis son vêtement de noces, il est donc exclu du banquet : il ne s'est pas préparé. Cette parabole est très intéressante, car elle insiste bien sur le Banquet des noces plus que sur les noces elles-mêmes : banquet tout préparé, salle du festin, table... Le Seigneur nous invite bien à un repas : «Tout est prêt, venez aux noces !»

La venue de l'époux


C'est le thème des trois vers suivants. Cette structure par groupes de trois vers est très claire lorsque l'on écoute la Cantate : ces trois vers sont en quelque sorte un deuxième couplet, le refrain étant assuré par une partie instrumentale.

L'ami en question est donc le futur époux. Et c'est dans ce vers que l'on voit combien Bach prend certaines libertés avec le CC. Certes les futurs époux viennent des hauteurs environnant Jérusalem, donc ils viennent de haut, mais de là à dire qu'ils viennent du ciel... Par ailleurs, c'est le singulier qui est ici employé pour désigner l'époux. Singulier collectif ? Peut-être. J'ai tendance à y voir une allusion à l'Époux unique de Jérusalem, le Christ, idée précisée dans le troisième couplet. Il est dit splendide : nous quittons le domaine de la musique pour celui de la peinture : c'est le côté lumineux, brillant de l'Époux qui est ici souligné, tout autant que son origine céleste. Ainsi parlera Jean le Baptiste : «Il vient, préparez le chemin du Seigneur. Il vient derrière moi, celui qui est plus grand que moi !».

Splendide en allemand rime avec puissant, terme qui trouvait une annonce dans la force du premier hémistiche. Mais il ne s'agit bien sûr pas d'une force physique, mais d'une force qui vient de la grâce et d'une puissance qui vient de la vérité. On se serait attendu à la vaillance des beaux guerriers, ici c'est clairement une allusion au Christ, peut-être même au Christ transfiguré, resplendissant de Sainteté.

Hell et heilig sont en effet proches dans la langue de Goethe. Mais cette fois ce n'est plus la lumière de l'Époux, c'est celle de la Ville Sainte. Cette lumière répond à la lumière du Christ, c'est la réponse à l'invitation. La lumière n'est pas claire, elle le devient : Jérusalem est bien transfigurée. Mais comment comprendre cette étoile qui se lève, à l'image des vierges qui elles aussi se lèvent : la mise à la rime souligne ce parallèle. On peut peut-être y voir la réponse à l'invitation, car nous avons bien dans ces deux vers un mouvement d'invitation - réponse : échange de lumière, et l'élévation de l'étoile répond à la descente de l'Époux.

Les noces de l'Agneau

C'est dans ce troisième couplet que l'on comprend pleinement le sens de ce choral. L'allusion ne saurait être plus explicite. Par ailleurs, écoutez le choral et vous entendrez la modulation mineure qui accompagne ce couplet. Si les deux premiers couplets étaient plutôt descriptifs, le troisième est exhortatif : le poète s'adresse directement à l'Époux évoqué plus haut. L'impératif est marqué par l'adverbe maintenant ; notons également le tutoiement : nous connaissons cet époux, ce n'est pas n'importe qui. C'est un puissant, un prince de haut rang. Il est désigné par sa couronne : je vous renvoie une fois encore à la parabole du roi célébrant les noces de son fils.

Puis vient l'apostrophe explicite à Jésus, qualifié de Maître, Seigneur et de Fils de Dieu. Der Bräutgam kommt. Il s'agit donc clairement des noces de l'Agneau, c'est l'invitation à prendre part à l'Eucharistie.

Cette préparation au repas, c'est celle qu'on trouve dans la liturgie. La première étape musicale est en effet, comme vous le savez, le Sanctus. Or dans ce chant figure une formule qu'on retrouve dans le choral : c'est l'acclamation par laquelle Jésus est accueilli à Jérusalem sur son ânon. Hosannah ! Benedictus qui venit in nomine Domini ! Et ce qui suit dans la liturgie, c'est la mémoire du dernier repas du Christ.

La Cène

Nous devons répondre favorablement à l'invitation. Notons ici le caractère universel de ce repas : nous y sommes tous appelés et nous devons tous venir. Le Christ se fait ici étoile qui nous guide vers le festin. Cette dernière strophe est marquée par le retour à la tonalité de départ : c'est plein d'entrain que nous y allons.

Ce choral est construit sur un mode cyclique : on retrouve la joie du début à la fin. Le dernier vers insiste bien sur cette idée de repas, comme un moyen absolument nécessaire de communion entre Dieu et les hommes. On peut ici penser à un passage de l'Évangile selon saint Marc, évoquant Jésus en compagnie de ses disciples, auxquels il est reproché de cueillir des épis un jour de Sabbat6. Voici ce que dit Jésus pour la défense de ses disciples : «Les compagnons du nouvel époux peuvent-ils jeûner pendant que l'époux est avec eux ? Aussi longtemps qu'ils ont l'époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. Le jour viendra où l'époux leur sera enlevé, alors ils jeûneront.» (Mc 2, 19--20). Jésus met en parallèle très clairement les notions d'époux et de banquet.

Mais ce n'est naturellement pas n'importe quel repas : c'est bien sûr la Cène. Rappelons rapidement que Cène vient du latin cena qui signifie le repas du soir, le dîner, mais qui se prend généralement à partir de cinq heures de l'après-midi. C'est précisément ce que désigne le terme allemand Abendmahl, littéralement repas du soir, donc un repas quotidien. Mais c'est aussi le terme canonique pour désigner le dernier repas du Christ.

Des Noces de Cana à la Cène

Vous avez pu voir comment dans une oeuvre musicale on est parti d'un épisode de l'Ancien Testament pour introduire le moment de l'Eucharistie. Ce qui est vrai de la musique l'est aussi de la peinture : l'art permet certains raccourcis édifiants. Je serai plus bref sur le tableau que je veux vous présenter, étant plus musicien que peintre.

Un repas de noces

Il s'agit donc des Noces de Cana de Véronèse, datant de 1562--1563. Si vous ne l'avez déjà fait, vous pourrez le contempler au Louvre dans la galerie des Peintures. Véronèse choisit dans cette toile d'illustrer le premier miracle du Christ, raconté par saint Jean (2, 1--11): la transformation de l'eau en vin.


Les Noces de Cana, Véronèse.
Voilà donc un beau repas de noces. Première chose que l'on remarque à la vue de ce tableau, c'est le grand nombre de personnages. Il y en a en tout 132, chiffre dont l'origine est peu claire. La scène est donc occupée largement, ce qui multiplie les détails pittoresques, mais permet également à Véronèse de faire un raccourci chronologique en représentant sur la même toile les différentes étapes de ce miracle. Mais commençons par le prosaïque : à un tel repas, on mange. En arrière-plan, à droite, on voit les serviteurs porter des planches sur lesquelles se trouvent les quartiers de viande, d'autres découpant la viande, dans la perspective du second repas. De tels repas en effet se faisaient sur plusieurs jours. Car si l'on regarde de plus près la table, on se rend compte plus précisément qu'on en est au dessert : sucreries et fruits parsèment les tables. Ces friandises ne sont naturellement pas d'époque, tout comme les costumes de la plupart des personnages ainsi que le décor. On approche donc de la fin du repas, ce qui explique que l'on va manquer de vin.

Le miracle dans l'Évangile occupe logiquement une place très importante mais ici on a l'impression que c'est un peu noyé dans la profusion des scènes de genre de ce tableau. Ce n'est là qu'une impression, car en fait le miracle se déroule sur tout le tableau. C'est qu'en fait Véronèse a représenté simultanément trois étapes du miracle. La première, c'est lorsque Marie dit à Jésus que le vin vient à manquer : on le voit sur ce tableau au geste qu'esquisse la Vierge. En effet, elle semble tenir un verre invisible, invitant son Fils à le remplir. Le miracle lui-même, l'eau changée en vin, apparaît dans la moitié droite du tableau. Cette scène semble un peu à l'écart, probablement parce qu'elle est hors du temps et de l'espace. Le serviteur est concentré sur la jarre, il ne veut pas mettre la moindre goutte de ce précieux liquide par terre. À ses côtés se tient l'échanson qui est en train de contempler la robe de ce vin, absorbé dans ce rouge grenat si... divin. Enfin, dans la moitié gauche, on trouve l'époux et sa jeune épouse, attablés, que vient trouver un serviteur debout : il leur annonce le miracle. Cette profusion de personnages, d'objets et d'animaux (si vous arrivez à voir tous les petits chiens qui se cachent dans ce tableau, bravo !) permet donc à la toile de prendre une ampleur incroyable (d'un point de vue pratique, 6,69 m sur 9,90 m...).

Mais c'est aussi le moyen de suggérer, comme le pensent certains experts, l'abondance de la nourriture spirituelle que nous promet le Christ. «Je suis venu pour qu'ils aient la vie, et pour qu'ils l'aient abondamment.»

L'annonce de la Passion

Les Noces de Cana ne sont pas le seul tableau que Véronèse ait peint sur le thème du repas. Si les Bénédictins lui ont commandé cette toile sur Cana, les Dominicains en voudront une sur la Cène. Mais la toile ne plaît pas à l'Église : Véronèse refuse de la reprendre et la baptisera Le repas chez Lévi. Car le repas est au coeur de notre vie de chrétien. Lorsque Véronèse peint Cana, il pense déjà à la Cène.

Dans un tel repas, on s'attendrait en effet à trouver le marié (pas nécessairement la mariée, mais au moins lui...) au centre de la scène. Eh bien non, ils sont relégués, si l'on peut dire, à une extrémité de la table. Celui qui siège au centre, c'est le Christ, qui d'après l'Évangile, vient comme un des nombreux invités, accompagnant ainsi sa mère.



Le marié



Jésus

Les lignes des corniches convergent vers la figure du Christ, créant ainsi un point de fuite qui donne de la profondeur au tableau et attire le regard sur le personnage principal. Il est vrai que les conventions de l'époque exigent que le Christ, sitôt qu'il est représenté, doit l'être au centre. Mais ici Véronèse ne songe pas à la convention : le Christ se prépare déjà à sa Passion. Maints indices le laissent entendre. Tout d'abord, c'est Marie qui se trouve à sa droite ; mais c'est déjà la Mater Dolorosa, qui se trouve au pied de la Croix. En effet, elle porte des habits de deuil, en particulier un voile noir, qui ne sied guère à la circonstance. Quant au personnage assis à côté d'elle, les commentateurs pensent qu'il s'agit de saint Pierre.


Marie et Pierre

Il y aussi, comme l'ont remarqué les experts, un axe du tableau avec divers éléments empruntés à la Passion : c'est la ligne verticale médiane ; on trouve en effet de haut en bas l'agneau découpé, une gourde, le Christ en vêtement antique contrairement aux autres invités, un sablier et un chien rongeant un os. Quant à l'axe horizontal, il se situe au niveau de la balustrade : il sépare ainsi le ciel de la terre, caractérisée par le banquet présidé par le Christ.


L'agneau

Conclusion

Deux artistes, deux arts, mais deux approches du repas assez proches finalement. On a pu voir comment le thème du repas de noces sert d'annonce au repas auquel nous sommes tous conviés, à condition de nous tenir prêts. Réjouissances en perspective dans les deux cas, mais une joie qui dépasse la simple fête. Une joie profonde, inestimable sans doute ; mais aussi une joie teintée d'une certaine tristesse : Véronèse nous rappelle que si nous pouvons nous réjouir à l'idée de partager ce repas, c'est parce que le Christ s'est sacrifié pour racheter l'humanité. L'homme ne saurait survivre sans nourriture terrestre, mais il ne saurait non plus vivre sans nourriture spirituelle. C'est pourquoi la tempérance est une qualité essentielle : il faut savoir attendre, se préparer et ne pas venir «les pieds sous la table». L'eau miraculeuse de Cana, l'eau miraculeuse de la Samaritaine nous sont offertes, mais seul celui qui s'y est suffisamment préparé pourra y goûter. Peinture et musique s'associent ainsi, dans la toile de Véronèse avec ce groupe de musiciens, pour célébrer ce miracle. Et c'est peut-être le rôle, certes modeste mais essentiel, qu'on peut accorder à nos deux artistes : celui de nous faire réfléchir sur le sens de ce repas où jamais ne manquera la place du pauvre.
S. P.


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