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«Le sérieux de la vie, c'est de se remplir les tripes.»1

Note conjointe sur la famine et le bon usage des vomitifs.

P.L.








Excréments, expectorations, vomissures : pas plus la vie spirituelle, seule vie qui ne soit pas une mort déguisée, que la méditation théologique, ne peuvent faire l'économie de tels emprunts à la physiologie. Car dès lors qu'est reconnue la dimension digestive de la foi --- digestion scripturaire, rituelle, progressive appropriation de ce qui va me nourrir et constituer --- il faut bien admettre la possibilité du rejet, naturel ou violent2. On conçoit ainsi parfois --- quelques sociologues, historiens, même certains essayistes catholiques ayant pignon sur rue ---, avec indulgence, l'athéisme comme un «rejet», ou, en version édulcorée, comme «un autre choix», «une voie différente», qu'il conviendrait de considérer avec bienveillance, en vertu d'un hypothétique «droit à la différence».

Qu'une telle conception rende bien compte de l'athéisme, rien, pourtant, n'est moins sûr. Car la figure du rejet, y compris du rejet violent, pourrait tout aussi bien déterminer une posture spirituelle et théologique spécifique --- autrement dit, être une forme de spiritualité à part entière : l'exacerbation du crachat, le redoublement des vomissements, le paroxysme de la déjection, ne pourraient-ils constituer, non pas une description correcte de l'athéisme, mais, au contraire, et de façon peut-être plus adéquate, une exigence spirituelle radicale et rigoureuse3?

Une telle exigence a une forme qui, aujourd'hui, à l'heure d'une pseudo-tolérance érigée en idole, ultime masque du mépris content de soi, est tombée en désuétude: l'imprécation. La forme de la vie spirituelle, pas plus que celle de la théologie, ne sont anodines. On ne saurait en faire fi, faute de scinder la lettre de l'esprit, et d'adopter, de ce fait, une attitude schizophrène. Il ne serait donc pas dénué de sens, à prendre au sérieux la question dite «formelle», que Anne Catherine Emmerich eût dicté ses visions, que Bergman ou Fellini eussent travaillé de la sorte leur cadrage, que le retable d'Issenheim eût telle configuration, ou que telle Annonciation fût essentiellement distinguée par la posture de l'ange, échappant au réseau perspectif du tableau, et se plaçant ainsi, lui, l'envoyé de Dieu, hors de l'espace proprement humain: ces considérations sont, à elles seules, déjà théologie4. L'imprécation, donc, participerait pleinement de la théologie et aurait, à ce compte, une place plus que légitime, fût-elle oubliée, dans la vie spirituelle. Il est vrai que la mode en est passée, et que l'on préfèrera volontiers la lecture de la «bonne presse» à celle, par exemple, du dernier grand imprécateur: Léon Bloy. Oublié, Léon Bloy, pour des fadaises mielleuses, douceâtres, informes et sans rigueur --- est-il d'ailleurs encore seulement possible de le lire ? Car les intelligences catholiques, «habituées à cette nourriture [la presse assomptionniste], véritable pâtée à cochons», ne sont-elles pas «devenues incapables d'en supporter d'autre?»5. Le ton est donné: discours sans indulgence, vomitif, d'exécration et de déjection.

Cette posture n'est pas gratuite: Bloy fait siens les versets apocalyptiques, et en tire, avec la rigueur dont il est coutumier, toutes les conséquences : «je connais ta conduite : tu n'es ni froid ni chaud --- que n'es-tu l'un ou l'autre ! ---, ainsi, puisque te voilà tiède, ni chaud ni froid, je vais te vomir de ma bouche»6. Vomir, c'est donc, avant tout, une opération divine : «le catholicisme des honnêtes gens est vomi de Dieu»7. Il est bien difficile de contester à Bloy sa probité philologique, ou de prendre en défaut son attention minutieuse à la Parole --- Christ et Écritures, qui ne font qu'un --- dont il se nourrit quotidiennement. L'imprécation bloyenne a donc toute la rigueur d'une théologie, dont il convient, lentement, de saisir l'ampleur; nul n'est épargné par son propos, pas moins ses corréligionnaires que les autres, car «lorsqu'il vomit sur un contemporain, c'est, infiniment et exactement, comme s'il chantait la Gloire de Dieu»8. Les laudes bloyennes ont donc la texture d'une spectaculaire déjection --- rejet absolu de ce qui n'est pas dans l'Absolu9. Ainsi se fait-il un plaisir d'étriller ses contemporains naturalistes, au premier rang desquels Zola; connaissant la verve de Bloy, certains de ses correspondants vont parfois jusqu'à lui demander expressément de le faire. Première phrase de sa réponse : «Cher Monsieur, Avec une joie parfaite, je vais donc vous dire ce que m'a fait éprouver la chose de M. Zola déposée le long du Figaro, le 18 janvier dernier»10.

Mais un vomissement n'est jamais circonscrit, il ne fait que trouver ici son premier élan : contresens, que de lire Bloy sans tâcher de rester, avec lui, dans le point de vue absolu où il a établi son domaine. C'est, de la sorte, le besoin physiologique --- c'est-à-dire spirituel --- de louer Dieu, qui est le corrélat de l'éreinte de Zola, indissolublement. Lire Bloy comme un simple critique littéraire, plus violent que d'autres, s'intéresser à lui de façon strictement philologique, c'est tomber dans le travers de ces bourgeois pharisiens, positivistes, à l'anthropologie scindée, dont l'auteur naturaliste est le plus grand représentant. Car Zola ne mesure-t-il pas «son propre mérite à la toise de son succès, selon la méthode des bourgeois dont il est le jus de viande le plus concentré»11? Mesurer son mérite à la toise de son succès, symptôme aigu de bourgeoisie chronique: n'y a-t-il pas là conjonction remarquable du vomissement --- figure de la bourgeoisie --- et d'une vie spirituelle intense ? «Mon mérite», celui, par exemple, d'«avoir réussi» tel concours, réputé difficile, celui d'être ceci, ou d'avoir cela: autant d'expressions impropres, masques futiles d'une insupportable vanité. Telle est l'exigence spirituelle de Bloy: sans faiblesse.

Ainsi, en ces temps de disette spirituelle, en ce siècle où la gymnastique, culte rendu au corps, tient lieu de tout idéal, où à la messe hebdomadaire, espérance salvifique, s'est substitué le sport, gage d'on ne sait quelle «bonne» santé, où les odeurs de sueurs ont misérablement pris le pas sur celles d'encens, où échapper à toute souffrance, ne plus connaître la maladie ni la vieillesse, et mourir sans y penser, sont devenus des fins en soi, que veut, avant tout, le bourgeois, sinon «ménager sa viande», la faire «durer le plus possible, en jouissant de [son] mieux»12? Mais à quoi bon se protéger des virus, quand les âmes, déjà, sont en putréfaction ? Sur ce point, la lecture du journal intime de Bloy, sensiblement plus complet que celui publié, et de facture différente, renseigne amplement ; putréfiée, l'âme de ce concierge qui, sans cesse, cherche noise à une jeune bonne, putréfiée, celle du pharmacien, figure satanique d'une hypothétique maîtrise de soi, qui inverse l'ordre théologique en un ordre social bien-pensant, conformiste et bourgeois --- «quand la santé va, tout va» ---, putréfiée, enfin, l'âme de la riche propriétaire --- pléonasme --- qui, accompagnée de ses filles, va, la tête haute, suivre les cours de littérature molle expectorés en Sorbonne: prémices d'une société qui, plus préoccupée de culture que de Salut, aura tôt fait de transformer les églises en musées, de mettre sous vitrine calices et patènes. Condition sine qua non, donc, pour participer du Peuple de Dieu: n'être pas propriétaire, c'est-à-dire avoir une âme. Car «nous sommes le Peuple de Dieu», gueule Bloy à son auditoire, «n'étant pas des propriétaires. Mais ce langage ne peut convenir qu'à vos âmes, et j'ai naturellement supposé les vôtres. Vos âmes ! Ah ! je songe toujours à ces invisibles fournaises ! Interrogez le premier bourgeois venu. Il vous dira que le sérieux de la vie c'est de se remplir les tripes. A ce compte, je n'ai jamais été sérieux et je déclare que je ne sais pas parler à la viande. Vous venez d'en faire l'expérience»13.

La viande --- vous ou moi, avides d'un bonheur à la petite semaine14 --- c'est donc le corps mortel, auquel seul le corps de gloire pourrait faire pièce. Mais qui sait encore ce que «corps de gloire» signifie ? L'imprécation se greffe, ici, sur une théologie spécifique, qui lui confère, en retour, tout son sens spirituel, et la légitime. Car «les Sacrements, me dit Jeanne15, ne doivent-ils pas réaliser, dans la Gloire, tous les besoins physiques de l'homme ?
Le Baptême correspondrait au besoin de se laver;
La Pénitence, au besoin purgandi ventrem, ou au besoin de dormir;
La Confirmation, au besoin de croître;
L'Eucharistie, au besoin de manger;
L'Extrême-Onction, au besoin de guérir;
L'Ordre, au besoin d'être vêtu;
Le Mariage, au besoin d'amour.»16


Ainsi, l'imprécation bloyenne conjugue une théologie sacramentelle de nature presque physiologique, faisant sa part à l'expérience humaine dans toute sa profondeur biologique, y compris dans ses réalités les plus humbles, à une vie du temps eschatologique --- le temps du salut, temps de la liturgie --- proprement christocentrée: humilité qui se fait jour, sous le vocabulaire acerbe et les cris de rage17. Imprécation: gueulantes ad maiorem Dei gloriam, louanges intransigeantes, dans une société, catholiques compris, vile et aveugle, repliée sur son quant-à-soi, n'ayant cure que de son corps, de son soi-disant succès, de son prétendu bonheur, de ses loisirs mous, de ses prochaines vacances, et non de son âme, moins encore de son Salut. Souvent, bien souvent, Léon Bloy me manque.
P. L.

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