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De l'usage des métaphores culinaires pour comprendre un texte liturgique

Sylvain Perrot






L'art culinaire peut-il venir en aide à la compréhension de l'art poétique? Certes la notion d'art ne recouvre pas la même réalité dans les deux cas : l'art culinaire est plutôt du côté du savoir-faire, de la technique tandis que l'art poétique est plutôt du côté de la création. Et pourtant, certains auteurs de notre littérature ont senti que la cuisine et la littérature n'étaient pas si étrangères l'une à l'autre. Nombreux sont les exemples de littérature de la cuisine: Rabelais a initié ce mouvement dans ses fameuses descriptions de banquet, reprises plus tard par Zola dans l'Assommoir ; et qui n'a jamais entendu parler de la madeleine de Proust ? Mais laissez-moi vous convier à présent dans les cuisines de la littérature: c'est Proust sans doute qui a le mieux fait ressentir cette littérature gustative. Je pense en particulier à un passage du deuxième tome de la Recherche, À l'ombre des jeunes filles en fleur, qui est la description d'une oeuvre de Françoise, la cuisinière des parents de Marcel: le boeuf en gelée. Cette description est l'occasion pour notre auteur de nous donner à goûter une délicieuse métaphore de l'oeuvre littéraire. C'est de son autorité que je me réclamerai pour vous présenter une texte liturgique dont le contenu est certainement moins célèbre que son titre: le Te Deum. Mais laissons le maître-queue officier:
Te Deum laudamus: Te Dominum confitemur.
Te æternum Patrem omnis terra veneratur.
Tibi omnes Angeli, Tibi Cæli et universæ Potestates
Tibi Cherubim et Seraphim incessabili voce proclamant:
Sanctus ! Sanctus ! Sanctus ! Dominus Deus Sabaoth
Pleni sunt cæli et terra majestatis gloriæ tuæ.
Te gloriosus Apostolorum chorus,
Te Prophetarum laudabilis numerus,
Te Martyrum candidatus laudat exercitus ;
Te per orbem terrarum sancta confitetur Ecclesia:
Patrem, immensæ majestatis,
Venerandum tuum verum et unicum Filium
Sanctum quoque Paraclitum Spiritum.
Tu Rex gloriæ, Christe,
Tu Patris sempiternus es Filius.
Tu, ad liberandum suscepturus hominem non horruisti Virginis uterum.
Tu, devicto mortis aculeo, aperuisti credentibus regna cælorum
Tu ad dextera Dei sedes in gloria Patris.
Judex crederis esse venturus.
Te ergo quæsumus, tuis famulis subveni quos pretioso sanguine redemisti,
Æterna fac cum Sanctis tuis in gloria numerari.



À Toi, Dieu, notre louange: Seigneur, nous Te glorifions.
Toi, Père éternel, la terre entière Te vénère.
À Toi les anges, à Toi les cieux et toutes les puissances,
À Toi les Chérubins et les Séraphins redisent sans cesse:
Saint ! Saint ! Saint ! Le Seigneur, Dieu de l'univers,
Le ciel et la terre sont remplis de Ta gloire.
Le choeur glorieux des Apôtres,
Le nombre louable des Prophètes
Et l'armée des martyrs chantent Ta gloire
Par toute la terre la Sainte Église confesse
Ô Père, Ton infinie majesté,
Ton vénérable et unique vrai Fils,
Avec le Saint Esprit consolateur.
Ô Christ, le Roi de gloire,
Tu es le Fils éternel du Père
Pour libérer l'humanité en Te faisant homme, Tu n'as pas dédaigné pas le corps d'une vierge.
Vainqueur de la mort, Tu as ouvert aux croyants le royaume des cieux.
Tu sièges à la droite de Dieu dans la gloire du Père.
Nous croyons que Tu es le juge qui doit venir.
Nous T'en prions donc, viens secourir tes serviteurs que tu as rachetés par ton sang précieux.
Fais qu'ils soient au nombre de tes saints, dans ta gloire éternelle.


--- Salvum fac populum tuum Domine, et benedic hæriditati tuæ
--- Et rege eos et extolle illos usque in æternum.





--- Sauve ton peuple, Seigneur, et bénis ton héritage.


--- Sois leur guide et conduis-les jusque dans l'éternité.


--- Per singulos dies, benedicimus te
--- Et laudamus nomen tuum in sæculum, et in sæculum sæculi.

--- Chaque jour nous te bénissons,
--- Nous te louons à jamais dans les siècles des siècles.


--- Dignare, Domine, die isto sine peccato nos custodire.
--- Miserere nostri, Domine, miserere nostri.

--- Daigne en ce jour nous garder de toute faute
--- Aie pitié de nous, Seigneur, aie pitié de nous,


--- Fiat misericordia tua, Domine, super nos quemadmodum speravimus in te.
--- In te, Domine, speravi: non confundar in æternum.

--- Que Ta miséricorde soit sur nous puisque Tu es notre espoir.
--- J'espère en toi: jamais je ne serai déçu
1.
Si je me permets de comparer le Te Deum à un repas, c'est avant tout parce qu'il a été composé à partir de différents éléments empruntés à d'autres textes liturgiques mais de manière à former un tout harmonieux. C'est donc tout l'art de la liaison qui est à remarquer dans ce texte. C'est un peu comme une macédoine de légumes: vous prenez des carottes, des pommes de terre, des petits pois mais la grande réussite réside dans la mayonnaise, et les cuisiniers savent comme il est délicat qu'une mayonnaise prenne bien.

L'apéritif

L'apéritif est étymologiquement l'ouverture, le début. Dans un repas, il s'agit d'aiguiser l'appétit des convives. Quand on parle de nourritures spirituelles, c'est la captatio benevolentiæ: il faut rendre le lecteur attentif.

C'est vrai aussi d'un texte liturgique: il faut que le récitant soit habité d'une envie sincère de réciter, ce n'est pas un réflexe mécanique. Il faut donc commencer par une idée forte, 40 degrés minimum... Dans le texte qui nous occupe, c'est la finalité du chant qui est exposée dès le premier vers. Ce sont d'ailleurs les deux premiers mots qui ont été utilisés comme titre: Te Deum laudamus. Voilà un menu bien vaste... Ce chant est, du moins en semaine de temps ordinaire, entonné juste avant les Laudes, les louanges. Et ceux qui parmi vous fréquentent régulièrement la cave tala vers 8 heures savent que nous intoduisons les laudes par «Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche publiera ta louange».

L'origine de ce chant n'est pas assurée. Dans le Bréviaire Romain, à la fin des Matines de Dimanche, il est désigné sous le titre d'Hymne des Saints Ambroise et Augustin. Le titre Te Deum est attesté dans les Règles pour les Vierges composées par saint Césaire vers 502 lorsqu'il était archevêque d'Arles et son successeur saint Aurélien, et dans la Règle de saint Benoît Le second vers est saintructuré sur le même modèle que le premier: un Te inaugural, précisé par Deum/Dominum et le verbe à la première personne du pluriel.

Maintenant que le thème est lancé, il est temps de passer à table...

L'entrée

Entrée froide

Un vrai repas de fête commence par une entrée froide. Vous avez déjà eu droit à la macédoine de légumes, je vous épargnerai foie gras et saumon fumé. Ici, je vous propose une reprise du chant qui suit le pardon dans la liturgie dominicale. Le Gloria n'est toutefois pas repris terme à terme ; par contre, il est plus développé. Il y a insistance ici sur l'universalité de la louange: on note ainsi un mouvement ascendant dans la hiérarchie terrestre et céleste. La louange vient de la terre tout entière (la terre désigne bien sûr les hommes qui l'habitent mais n'oublions pas que c'est toute la création qui chante la louange du Seigneur, dont fait partie «le fruit de la terre et du travail des hommes»). Puis viennent les anges, les chérubins et les séraphins ; et ce sont les Saints, les Bienheureux, qui sont au sommet de cette pyramide. Tous ces termes sont résumés sous celui de puissances universelles.

Tokay Pinot Gris ou Sauternes ?

Un peu de vin ? Blanc, cela va de soi. Il s'agit, bien sûr de nous préparer, goût mis à part, au vin rouge qui trouvera sa juste adéquation avec le plat de résistance. Il faut assurer aussi la transition entre l'entrée froide et l'entrée chaude: je parlais de liant plus tôt. Il s'agit dans notre texte de passer d'un choeur à un autre. C'est tout simplement le chant entonné par les puissances célestes qui remplit cette fonction. Mais ce chant reprend, cette fois terme à terme, le début du Sanctus, essentiellement pour le Pleni sunt cæli et terra gloria. Ce vers assure en effet une parfaite transition puisque nous avions juste avant une description assez détaillée des puissances célestes. Nous allons maintenant passer à une desciption du choeur des hommes.


Entrée chaude

Le Gloria se décline donc en deux temps. Ici la description du choeur des hommes mentionne essentiellement les témoins: occupent la première place les apôtres, premiers disciples du Christ, dont la charge étymologique est d'être envoyés annoncer la Bonne Nouvelle ; viennent ensuite les prophètes, qui sont ceux qui annoncent avant: nous pensons bien sûr aux grandes figures de l'Ancien Testament mais n'oublions pas Jean le Baptiste ; c'est l'armée des martyrs qui clôt ce mouvement de louange: le martyr étymologiquement est le témoin, mais pourquoi une armée ? Je pense que c'est tout d'abord pour donner l'idée d'un grand nombre organisé, mais aussi pour insister sur la force de révélation dont ils sont investis. Enfin, nombreux sont les Saints guerriers, à commencer par l'archange Michel ou encore saint Georges, patron de l'Angleterre. Je mentionne ici l'Angleterre pour évoquer la fonction du Te Deum: quand était-il entonné ? Vous aurez remarqué que ce n'est pas un mince choeur: j'ai dit qu'il pouvait être chanté en semaine de temps ordinaire (dans ce cas après une messe ou un office divin), mais c'est dans les grandes occasions qu'il a été le plus mis en valeur. C'est ainsi que l'Angleterre en a fait une des ses hymnes favorites lors du couronnement de son souverain, naturellement en tant que chef de l'Église anglicane. Car le Te Deum est également chanté pour des bénédictions particulières: élection d'un Pape, consécration d'un évêque, canonisation d'un Saint, profession de foi d'un religieux ou d'une religieuse... jusqu'à la conclusion d'un traité de paix.



Le plat principal

La Chair

C'est le moment culminant du repas. C'est le milieu mais c'est aussi le plus consistant. Dans le texte qui nous occupe, cette place est dévolue à la profession de foi. On retrouve en effet maints éléments du Credo. Et la foi est bel et bien un pilier de notre religion: nous célébrons Ta gloire parce que nous croyons en Toi. On peut remarquer une «étrangeté»: le Credo est en effet introduit par le verbe latin confiteor, qui est d'habitude employé pour la confession des péchés dans le sacrement de réconciliation.

Ce Credo commence par une réaffirmation de la Trinité dans l'ordre attendu. La foi se porte en Dieu le Père et c'est Sa toute-puissance qui est sobrement évoquée dans le substantif de majestas. Vient ensuite le Fils, qualifié de Vrai, Vénérable et Unique. Enfin le Saint-Esprit qui reçoit «même adoration et même gloire», est dit consolateur: on peut peut-être y voir une allusion au Pardon évoqué par le confiteor. Ce premier temps du Credo est donc construit comme un moment un peu à part. C'est en quelque sorte un résumé du Credo que l'on connaît.

Le second temps, plus longuement développé, est consacré au Christ. Comme dans le Credo traditionnel, il est fait mention de deux grands moments que sont l'Incarnation et la Résurrection, qui tous deux se rapportent à la question de la Chair. Attention, mon propos n'est naturellement pas de réduire le Christ à un morceau de viande ! En effet, la formule d'introduction rappelle l'Éternité de la filiation: le Christ n'est donc chair que dans un moment particulier du temps, indépendant de Son Éternité. La Vie et la Mort du Christ sont donc mises en parallèle: le temps de l'Incarnation est celui de l'Humilité (le Christ ne dédaigne pas de se faire homme) et le temps de la Résurrection celui de l'Espoir (cet épisode est mis en perspective pour les vivants qui se voient ouvrir les portes du Royaume des Cieux). On trouve donc ici une reprise de l'Anamnèse: le Christ figure à la droite du Père lors du Jugement Dernier, juge qui doit venir.

Le Vin

Le vin ici prend tout son sens. Je ne parle pas que du vin rouge qui accompagne les viandes dans un repas. C'est bien sûr du vin qui devient sang du Christ dont il faut parler ici. Le parallèle n'est pas irrespectueux: si le Christ choisit le pain et le vin, c'est parce que ce sont des nourritures à la base de l'alimentation méditerranéenne. C'est afin que l'on sente la présence du Christ lors de nos repas quotidiens, car c'est Dieu qui nous donne de quoi manger à notre faim, tant physiquement que spirituellement. Je saisis cette occasion pour évoquer la couleur (pas celle du vin bien sûr) qui doit être portée par le prêtre officiant: en fait, il n'y a pas de règle sur une couleur particulière. Toutefois, certaines ne peuvent pas être portées. C'est tout d'abord le cas du violet qui est habituellement interdit lors des processions où il est rendu grâces à Dieu (pro gratiarum actione) ; le vert n'est pas approprié aux occasions d'une telle solennité ; le rouge, quoique possible, est peu employé ; en somme, par élimination, il ne reste que le blanc ou l'or (considéré comme l'équivalent du blanc).

Le Christ vient racheter les hommes par son sang: ce sang est naturellement précieux, car il doit racheter toute l'humanité, la sanctifier. L'humanité se met donc en position de suppliante: c'est ce que montre le geste de l'assemblée à partir de Te ergo quæsumus. En effet, elle s'agenouille à ce moment-là. Jusque là, l'assemblée est restée debout, y compris lors de l'exposition du Saint-Sacrement.

Plateau de fromages

Vient ensuite un moment plus difficile à cerner sur le plan liturgique. C'est un passage, si l'on peut dire, plus authentique, du moins plus original. C'est un appel au Salut et à la Bénédiction. Mais pourquoi le peuple du Seigneur est-il désigné par le terme d'héritage ? Il s'agit sans doute ici d'une image du Christ Pantokrator en faveur dans les églises byzantines: le Christ trônant du Jugement Dernier faisant un signe de bénédiction.



Le Christ est ensuite évoqué dans son rôle de pasteur qui doit conduire ses brebis sur le droit chemin. Il est le guide par excellence vers le Royaume de Dieu.

Enfin, le mouvement de bénédiction qui entame ce mouvement revient, mais comme une réciprocité: c'est cette fois l'humanité qui bénit le Seigneur, bénédiction qui s'accompagne à nouveau de la louange, motif qui, si vous ne l'avez pas encore compris, scande tout ce texte.

La comparaison avec le plateau de fromage s'arrêtera au fait que nous est proposé dans ces quelques vers une «ronde» d'images venues de toute la chrétienté.

Dessert

On ne peut quitter le repas sans avoir pris le dessert. Ce dernier doit être une fin marquante. On ne peut se présenter au repas du Seigneur sans lui avoir demandé de nous prendre en pitié. C'est le temps de l'Agnus Dei, avec la formule latine du miserere nobis, dont nous avons ici une variante en miserere nostri2. C'est donc l'adresse au Dieu miséricordieux, un Dieu doux. Et la douceur en cuisine caractérise le miel, mets de choix pour un dessert.

Ce dessert doit être réussi à la dimension du repas. Le Te Deum a donné l'occasion à certains compositeurs d'exprimer leur talent. Voici donc une petite farandole de musiciens célèbres: le Te Deum le plus connu est sans doute celui de Marc-Antoine Charpentier, devenu indicatif fameux des allocutions présidentielles en France puis des diffusions télévisées en Eurovision. Le côté éclatant, solennel du prologue est particulièrement marqué par les trompettes baroques en alternance avec des passages plus doux interprétés par les cordes et les bois. Charpentier n'innove pas: Jean-Baptiste Lully déjà en avait composé un. Pour rester franco-français, Hector Berlioz en composera un plus tard.

Café et digestif

Il est temps à présent de conclure le repas et de prendre congé. C'est donc une formule conclusive que l'on trouve à la fin du Te Deum. Ce chant se clôt ainsi par une note d'espoir: «Jamais je ne serai déçu». Le Seigneur est le seul sur qui je peux compter, le seul en qui je peux mettre toute mon espérance.

Mon mode de division vous aura sans doute semblé original, mais il s'appuie sur une réelle division du texte, comme l'avait déjà compris Marc-Antoine Charpentier. Sans rentrer dans les détails --- je vous laisse écouter cette oeuvre ---, le Te Deum de Charpentier se divise en quatre grands moments, que séparent de courts temps de silence, qui permettent des changements de tonalité, de tempo ou encore de composition chorale. Or ces quatre moments sont ceux que je désignais sous les termes d'entrée, de plat de résistance, de dessert et de café...

Quant à l'addition, c'est pour moi !
S. P.


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