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Régime de prophètes

Léonard Dauphant

(où l'on verra que le menu d'Élie est plus gastronomique que celui d'Ézéchiel)







La nourriture est un signe. L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur. Il ne s'agit pas ici d'une opposition matériel/spirituel, puisque la manne aussi est matérielle, plutôt de ce qui dépend de l'homme (le pain, fruit de son travail) et engendre la propriété, l'égoïsme, et ce qui est donné par grâce de Dieu pour notre vie et se partage : la Parole, le Pain de Vie. Dès lors le régime alimentaire du prophète reflète son obéissance à Dieu, il devient attestation de son appel : «Jean [...] se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage ; alors Jérusalem, toute la Judée et toute la région du Jourdain se rendaient auprès de lui.»1

Élie nourri par Dieu

Le cycle d'Élie, dans le livre des Rois, commence par l'annonce au roi Akhab d'une famine. La nourriture de son messager est alors prise en charge par Dieu lui-même. Élie habite dans le ravin de l'oued de Kerith «Les corbeaux lui apportaient du pain et de la viande le matin, du pain et de la viande le soir, et il buvait au torrent.»2 Puis, faute d'eau, Dieu l'envoie de Transjordanie en Phénicie, à Sarepta. La bienveillance alimentaire du Seigneur ne tarit pas comme le cours d'eau, puisque Élie multiplie farine et huile pour la veuve qui l'héberge. Puis il est traqué par Jézabel. C'est alors la grande scène du mont Carmel. Face à l'apostasie du peuple et de son roi Akhab, marié à Jézabel la païenne, Élie met en scène l'ultime solution : tenter Dieu, mettre à l'épreuve et opposer le Baal et l'Éternel. Devant l'absence de réaction de l'idole syro-phénicienne, le roi choisit le Seigneur et fait tuer les faux prophètes de Baal, mettant fin à la famine. Jézabel cherche alors à tuer le prophète, Élie s'enfuit dans le désert3 et au bout d'une journée de marche vers le sud, il s'effondre dans le Néguev, sous un arbuste isolé, demande la mort et s'endort.
«Un ange le toucha et lui dit: ``Lève-toi et mange!'' Il regarda: à son chevet, il y avait une galette cuite sur des pierres chauffées, et une cruche d'eau; il mangea et but puis se recoucha. L'Ange du Seigneur revint, le toucha et dit: ``Lève-toi et mange, car autrement le chemin serait trop long pour toi''. Élie se leva, il mangea et but puis fortifié par cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu'à la montagne de Dieu, l'Horeb.»4
On est loin ici de l'ascèse, ce n'est pas l'homme qui se prive du pain qu'il produit, mais Dieu qui donne, et abondamment. Ces épisodes font écho à l'épisode de la Manne, qui est plus qu'un épisode, il est l'apprentissage fondamental de la foi. «Au crépuscule vous mangerez de la viande, au matin vous vous rassasierez de pain et vous connaîtrez que c'est Moi le Seigneur votre Dieu.»5 Les païens attendent leur vie ou leur confort de divinités inter-échangeables, l'efficacité de l'une compensera l'inefficacité de l'autre. Attendre son repas du Seigneur, c'est accepter que dépende de lui la survie physiologique, sans recours. «Moïse leur dit : ``Que personne n'en garde jusqu'au matin!''»6 Faire des provisions revient à biaiser, à ne pas plonger complètement dans la confiance. La manne ne se garde que comme réserve pour le shabbat et pour la Tente de la Rencontre, en mémorial, ancêtre de la réserve eucharistique des églises catholiques. Élie est présenté comme le seul reste d'Israël, si sa mission échoue l'alliance disparaît. En lui, fuyard en pèlerinage aux sources de la Loi, se résume tout le peuple saint. Dieu veille sur lui comme il a veillé sur Moïse et les tribus durant l'Exode. Comme le peuple, le désert est au-dessus de ses forces. Comme lui, il reçoit sa vie d'une nourriture extraordinaire et marche quarante jours et quarante nuits7 car il retourne à l'Horeb pour conclure une nouvelle alliance et sacrer trois vengeurs8. A l'inverse de la manne, cette nourriture a des effets extraordinaires sous une apparence commune. Nourriture pour la route, ou viatique, elle préfigure l'eucharistie. «Mangez-en tous», dit le Christ : ce prodige n'est plus réservé au prophète isolé, c'est la multitude qui selon la promesse devient peuple de prophètes.

Ézéchiel, prophète impur.

La Vocation d'Ézéchiel, Chagall.
Le ministère prophétique d'Ézéchiel le soumet à quelques expériences culinaires originales. Le Seigneur lui apparaît dans une Théophanie somptueuse et terrible, «la ressemblance de la Gloire du Seigneur9», puis lui parle :
«``Fils d'homme, écoute ce que Je te dis, ne sois pas rebelle comme cette engeance de rebelles. Ouvre la bouche et mange ce que Je vais te donner''. Je regardai: une main était tendue vers moi, tenant un livre enroulé. Elle le déploya devant moi, il était écrit des deux côtés, on y avait écrit des plaintes, des gémissements, des cris. Il me dit : ``Fils d'homme, mange-le, mange ce rouleau, ensuite tu iras parler à la maison d'Israël''. J'ouvris la bouche et il me fit manger ce rouleau. Il me dit : ``Fils d'homme, nourris ton ventre, remplis-toi la panse avec ce rouleau que Je te donne''. Je le mangeai, il fut dans ma bouche d'une douceur de miel.»10
Être nourri est un acte de dépendance intégrale, le prophète doit alors se comporter exactement comme un enfant sage qui accepte qu'on le nourrisse, quand les enfants rebelles refusent la becquée. Le livre, véritable cahier de doléances divines, acte d'accusation du peuple infidèle, apparaît doux au prophète, doux comme le service du Seigneur, mais son contenu de malheurs finit par brûler le ventre : «Et j'allai amer et l'esprit irrité, et la main du Seigneur pesait très fort sur moi.»11 Manger le livre signifie faire sien le dessein de Dieu, jusqu'à éprouver physiologiquement les sentiments divins à l'égard d'Israël. Ézéchiel annonce alors aux habitants de Jérusalem la chute de la ville et leur exil chez les païens, par des «signes», des actions symboliques, happening prophétique. La troisième nous intéresse :
«``Prends du blé, de l'orge, des fèves, des lentilles, du millet et de l'épeautre, mets-les dans un récipient : tu t'en feras du pain. Pendant ces jours où tu seras couché sur le côté (39012), tu en mangeras... : une ration de 200 g par jour, jour après jour. Tu auras de l'eau à boire : un litre, par jour, chaque jour. Tu mangeras ton pain en forme de galette d'orge, tu le feras cuire sous leurs yeux sur un tas d'excréments humains.'' Le Seigneur dit : ``C'est ainsi que les fils d'Israël mangeront un pain impur parmi les nations où Je les disperserai.'' Je répondis : ``Seigneur Dieu! Je ne me suis jamais souillé! Depuis mon enfance jusqu'à aujourd'hui, je n'ai jamais mangé de bête crevée ou déchiquetée et il n'est jamais rentré dans ma bouche de viande immonde.'' Il me dit: ``Soit, Je t'accorde de la bouse de vache au lieu du tas d'excréments humains: tu cuiras ton pain dessus. Fils d'homme, me dit-Il, Je vais supprimer de Jérusalem les provisions de pain, ils mangeront un pain pesé dans l'anxiété, ils boiront une eau rationnée dans l'épouvante. Comme le pain et l'eau manqueront, ils seront tous épouvantés et ils pourriront à cause de leur péché.''»13
Ce pain est l'archétype du pain de famine, fait de restes de toutes les céréales possibles à qui l'on cherche désespérément à donner une apparence de pain. L'alimentation est liée intimement à la condition de vie et au degré de pureté, même la manière de manger les aliments rationnés reflète l'épouvante des réprouvés. Alors le prophète se donne en spectacle pour que son impureté scabreuse (se vautrer dans la rue, y cuisiner, y manger, manger des aliments souillés) apparaissent aux badauds comme le miroir de leur conscience et leur signifie leur sort.

***


Ces deux épisodes (manger le livre, transgresser la pureté alimentaire) réapparaissent dans le Nouveau Testament: pour exprimer une réalité nouvelle, le Salut en acte, les auteurs des Actes et de l'Apocalypse ont repris ce schéma. Jean mange le petit livre que tient l'ange qui annonce l'imminence du Jugement14. Pierre, à Joppé, voit des animaux impurs descendre du ciel en songe et la voix de Dieu lui ordonner de les manger : peu après, l'Esprit descendra sur des païens dans la maison du centurion Cornélius chez qui il a osé entré15. Les écrivains bibliques réutilisent les mêmes formules (la réaction de Pierre est la même que celle d'Ézéchiel, le goût des deux livres est le même), matrices de sens pour dire le contraire : non plus la condamnation et l'exil mais le Salut proche pour toute chair. Pierre assume alors explicitement la condition de prophète malgré lui, et inaugure l'abandon des prescriptions juridiques de la Loi. Pour nous, restent ces deux signes prophétiques, donc apparemment absurdes : se réunir pour manger un petit bout de pain azyme sans goût pour le palais des hommes, mais pour les croyants Nourriture céleste, apéritif de l'immortalité ; et comme Élie, multiplier le pain pour ceux qui souffrent de la faim. Alors, un petit régime ?
L. D.


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