Le Jeûne
Élisabeth Fiat
Dans un Sénevé ayant pour thème
«Nourritures», on demande un article sur
le jeûne. Certes, le sujet coule de source. Sans prétendre être
exhaustive, je vous propose un petit voyage sur le jeûne à travers
diverses religions1, afin de cerner ce que l'homme,
et donc en
particulier le chrétien, cherche en se privant des biens de ce monde.
Voyons comment le jeûne se pratique, et ce qu'il peut signifier.
Formes du jeûne
Avant de se demander pourquoi jeûner, il paraît plus logique, dans
notre vie moderne, de se demander pourquoi on ne jeûne pas. En effet,
dans nos
sociétés consommatrices où le
plaisir fait loi, il semble aberrant de se faire du mal. Et
en vérité, il est contraire à la volonté d'un Dieu d'amour de se
mortifier pour rien. Luther a rejeté le jeûne comme oeuvre agréable à
Dieu car après avoir été moine et jeûné, il n'a pas trouvé Dieu en son
jeûne. C'est également l'avis de saint Thomas: si le jeûne n'est
qu'une privation, alors il est péché.
Si on recherche dans l'Ancien Testament, on ne trouve même pas le
problème dans les tables de la loi!
Pourtant, les fils d'Israël jeûnent, les hommes de loi le font même
beaucoup à l'époque de Jésus. De tout temps, dans tous les pays, les
hommes ont jeûné, et ils continuent. Avant de chercher à savoir
pourquoi, regardons quelles sont les façons dont ils le font.
Tout d'abord, et comme on a pu le penser en cherchant à ne pas jeûner,
le jeûne n'est pas prescrit pour tout le monde. Le Coran en dispense
les jeunes enfants, les malades, les femmes enceintes... Saint Benoît,
dans sa règle, en dispense aussi les malades. Saint Thomas en exempte
les pauvres, les enfants, les voyageurs. Il est donc important
d'être bien portant pour pratiquer le jeûne, et cela tombe sous le
sens: celui qui se rend malade en jeûnant n'atteindra rien d'autre
que la déchéance, alors que le jeûne se veut pour toutes les religions
être une vertu.
La forme la plus répandue du jeûne est la privation de nourriture.
Les musulmans se privent de toute nourriture et boisson durant la
journée, mais s'autorisent à toute nourriture durant la nuit. Les
hindouistes se privent de viande les jours saints pour ne pas user de
violence. Pour la même raison, les orthodoxes évitent la viande, les
produits laitiers, l'huile... pendant le Carême. Les catholiques aussi
font abstinence de viande le vendredi. Mais faire un étalage de
pratiques alimentaires est bien sûr insuffisant: le jeûne alimentaire
n'est qu'une métaphore pour un vrai jeûne : «Revenez à moi de tout
votre coeur, avec des jeûnes, des pleurs, des lamentations. Déchirez
vos coeurs, non vos vêtements et revenez au Seigneur, votre Dieu» (Jl
2, 12--13).
Jeûner, c'est donc jeûner non pas avec son estomac, mais avec tout son
corps, et surtout son coeur. Avec tout son corps: les musulmanes ne se
fardent pas pendant le Ramadan, Esther se couvre de
cendres, les habitants de Ninive «proclamèrent un jeûne et se
revêtirent de sacs» (Jon, 3, 5), et ainsi dans tout l'Ancien Testament.
Ce type de contrition plaît à Dieu, pourtant Jésus nous appelle à
aller plus loin: jeûner avec son coeur, c'est-à-dire jeûner avec le Père dans
le secret.
«Quand vous jeûnez, ne prenez pas un air sombre, comme font les
hypocrites: ils prennent une mine défaite pour bien montrer aux hommes
qu'ils jeûnent. En vérité, je vous le déclare: ils ont reçu leur
récompense. Pour toi, quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et
lave-toi le visage, pour ne pas montrer aux hommes que tu jeûnes, mais
seulement à ton Père qui est là dans le secret; et ton Père, qui voit
dans le secret, te le rendra.» (Mt, 6, 16--18)
Et c'est ainsi que notre jeûne ne sera pas une vaine
mortification, mais bien un chemin pour accéder à Dieu.
Buts du jeûne
Finalement, j'ai déjà répondu à ma deuxième partie: le jeûne est un
chemin pour accéder à Dieu. Mais est-ce uniquement cela, ou plutôt,
pourquoi serait-ce un chemin vers Dieu?
J'ai dit au départ que le jeûne était absent de nos sociétés
contemporaines, c'est pourtant faux: la mode du régime, surtout en
cette période d'après fêtes de fin d'année, est plus que jamais au
coeur des préoccupations de nos contemporain(e)s. Qui n'a été
satisfait, après un régime, d'avoir vu disparaître les kilos
disgracieux? On se sent lavé. C'est ce que recherchent les
hindous dans le jeûne: tous les mardis, jours saints, ils jeûnent dans
le but de se nettoyer le système digestif. Et certainement, la
purification est un aspect important, mais s'il s'agissait uniquement
de s'occuper de son cholestérol, le jeûne ne serait sans doute pas
devenu un des cinq piliers de l'islam. Encore une fois, il faut en
chercher le sens métaphorique: on se purifie le corps en vue de se
purifier l'esprit.
S'il faut se purifier, c'est qu'on s'est souillé. Pénitence est le
premier mot qui vient à l'esprit du chrétien après le mot jeûne. Nous ne sommes pas les seuls à avoir ce privilège de la pénitence: pour les
musulmans, «Dieu remet les péchés d'une année passée à qui jeûne le
jour d'Achoura.» (Recueil de Mouslim). Lorsque nous allons à la
confession, il nous semble opportun de jeûner. Daniel demande à Dieu
d'épargner la sentence pour Jérusalem qui a péché «avec jeûne, sac et
cendre» (Dn, 9, 3). Moïse jeûne quarante jours et quarante nuits pour
supplier Dieu d'épargner son peuple qui s'est perverti avec le veau
d'or (Dt, 9). Le jeûne épargne également du péché: il permet de
réprimer la convoitise de la chair, que ce soit d'ordre sexuel,
gastronomique ou autre. Mais jeûner pour se faire du mal, même en vue
d'effacer les péchés serait, on l'a dit au début, restreindre le jeûne
à un vice.
Tout d'abord, on peut remarquer que le jeûne s'accompagne toujours de
prière: «Je me suis prosterné devant le Seigneur» dit Moïse en jeûnant.
Lorsque Jésus jeûne au désert, il rend gloire à Dieu en résistant au
tentateur. Les Actes de Apôtres nous montrent les disciples «jeûnant
et priant». La prière nous permet de nous tourner vers notre Créateur
et nous donne l'occasion de parler avec Lui. Il m'est arrivé une fois
de jeûner car j'étais blessée d'une dispute. Au lieu d'aller à la
cantine, je suis allée à la messe, et là j'ai pris le temps de prier
et de me calmer pour parvenir à me réconcilier. Le jeûne, accompagné
de prière, est donc un acte privilégié pour se préparer à une épreuve
ou une rencontre. Les bouddhistes jeûnent en échange de la réalisation
d'un souhait fait au Bouddha. Moïse passe quarante jours sur le Sinaï
à attendre que Dieu lui explique l'organisation du culte (Ex, 24, 18)
et pendant qu'il écrit les tables de la Loi (Ex, 34, 28). Paul et
Barnabé jeûnent avant de partir en mission (Ac, 13, 2--3) et les anciens
avant d'être consacrés à Dieu (Ac, 14, 29).
Les chrétiens (catholiques, orthodoxes
et, dans une certaine mesure qu'ils essayent de trouver, protestants)
jeûnent durant le Carême pour se préparer à la venue du Sauveur. Il
est recommandé dans le CEC2 de jeûner avant de recevoir la communion,
autrefois on allait à la messe le matin à jeun: on commence ainsi la
journée par ce qui est essentiel car «ce n'est pas seulement de pain
que l'homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu»
(Mt, 4, 4).
Mais si le jeûne exprime la pénitence et l'attente, il trouve son
apothéose dans la conversion et l'action de grâces. Après sa rencontre
avec le Seigneur sur la route de Damas, Saul «demeura privé de la vue
pendant trois jours, sans rien manger ni boire» (Ac, 9, 9). C'est un
moment privilégié pour s'ouvrir à l'autre. Jeûner permet de comprendre
celui qui souffre de la faim. Les opérations «bol de riz» et autres
sont autant d'occasions de partager avec ceux qui ont faim. Pour la Saint-Sylvestre, nombreux sont ceux qui se sont privés de fête du réveillon
par solidarité avec les sinistrés du séisme. L'aumône est recommandée en
même temps que le jeûne:
«Le jeûne que je préfère, n'est-ce pas ceci: dénouer les liens
provenant de la méchanceté, détacher les courroies du joug, renvoyer
libres ceux qui ployaient, bref que vous mettiez en pièces tous les
jougs! N'est-ce pas partager ton pain avec l'affamé? Et encore: les
pauvres sans abri, tu les hébergeras, si tu vois quelqu'un nu, tu le
recouvriras: devant celui qui est ta propre chair, tu ne te déroberas
pas.» (Esd, 58, 6--7)
Le message est clair: convertissons-nous et ouvrons-nous à
l'autre par le jeûne, la prière et l'aumône. Utilisons le jeûne non
pas comme une privation, mais comme une redécouverte de ce monde dans
lequel nous nous laissons vivre, sans vivre assez. Revenons à Dieu de
tout notre coeur.
Le Fils prodigue, Rembrandt
É. F.