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La faim dans le monde

Un défi pour tous: le dévelopement solidaire

Conseil pontifical Cor unum
Bone pastor, panis vere,
Iesu, nostri miserere:
Tu nos pasce, nos tuere:
Tu nos bona fac videre
In terra viventium.

Bon pasteur, pain véritable,
Jésus aie pitié de nous
nourris-nous, protège-nous,
fais-nous voir le bien suprême,
dans la terre des vivants.
Tu, qui cuncta scis et vales;
Qui nos pascis hic mortales;
Tuos ibi commensales,
Coheredes et sodales
Fac sanctorum civium. Amen.

Toi qui sais et qui peux tout,
toi notre nourriture d'ici-bas
prends-nous là-haut pour convives
et pour héritiers à jamais
dans la famille des saints.
Saint Thomas d'Aquin.

V. La faim: un appel à l'amour

C'est à l'amour que le pauvre nous appelle

60. Dans tous les pays du monde, l'expérience de la vie quotidienne nous appelle, si nous ne nous fermons pas les yeux, à croiser le regard de personnes qui ont faim. Dans ce regard, c'est le sang de nos frères qui crie vers nous (cf. Gn 4, 10).

Nous savons que c'est Dieu lui-même qui nous appelle dans celui qui a faim. La sentence du Juge universel condamne sans aucune compassion: « ...Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le Diable et ses anges. Car j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger... » (Mt 25, 41 ss.).

Ces paroles qui montent du coeur du Dieu fait homme, nous font comprendre la signification profonde de la satisfaction des besoins élémentaires de tout homme aux yeux de son Créateur: ne laissez pas tomber celui qui est à l'image de Dieu, vous laisseriez tomber le Seigneur lui-même! C'est Dieu lui-même qui a faim et qui nous appelle dans le gémissement de celui qui a faim. Disciple du Dieu qui se révèle, le chrétien est supplié d'écouter, si l'on peut dire, l'appel du pauvre. C'est en fait un appel à l'amour.

La pauvreté de Dieu

61. Selon les auteurs des psaumes, ces chants de l'Ancien Testament, « les pauvres » s'identifient avec les « justes », avec ceux « qui cherchent Dieu », « qui le craignent », qui « lui font confiance », qui « sont bénis », qui « sont ses serviteurs » et « connaissent son nom ».

Comme reflétée dans un miroir concave, toute la lumière des Anawim, les pauvres de la première Alliance, converge vers la femme qui forme la charnière des deux Testaments: en Marie brille tout le dévouement à Yahvé et toute l'expérience qui guide le peuple d'Israël, et s'incarne dans la personne de Jésus Christ. Le Magnificat est la louange qui lui porte témoignage: l'hymne des pauvres dont toute la richesse est Dieu (cf. Lc 1, 46 ss.).[...]

Jésus lui-même reprend cet enseignement de sa Mère dans son discours évangélique des Béatitudes: elles s'ouvrent --- et ce n'est pas un hasard --- par l'expression « heureux les pauvres ». Ses paroles montrent ce qu'est l'homme nouveau, en opposition aux « richesses » qui font l'objet de ses critiques.

C'est aux pauvres qu'il adresse sa Bonne Nouvelle (cf. Lc 4, 18). La « séduction de la richesse », par contre, éloigne de la suite du Christ (cf. Mc 4, 19). On ne peut pas servir deux maîtres, Dieu et Mammon (cf. Mt 6, 24). Le souci du lendemain est l'indice d'une mentalité païenne (cf. Mt 6, 32). Pour le Seigneur ce ne sont pas de belles paroles: en effet, il leur rend témoignage par sa propre vie. « Le fils de l'homme, lui, n'a pas où reposer sa tête » (Mt 8, 20).

L'Église est avec les pauvres

62. [...] La pauvreté évangélique est parfois l'objet de commentaires cyniques de la part des indigents comme de la part des nantis. Les chrétiens sont alors accusés de vouloir perpétuer la pauvreté. Un tel mépris de la pauvreté serait proprement diabolique. La marque de Satan (cf. Mt 4) est de s'opposer à la volonté de Dieu en faisant référence à sa Parole.

Un discours du Pape Jean-Paul II peut nous aider à éviter cette conclusion, qui est le piège qui permettrait de justifier notre égoïsme. Lors de sa visite à la favela du Lixão de São Pedro, au Brésil, le 19 octobre 1991, le Saint-Père réfléchit sur la première béatitude de l'Évangile de Saint Mathieu: il explique le lien entre pauvreté et confiance en Dieu, entre béatitude et abandon total au Créateur. Ensuite il poursuit: « Mais il existe une autre pauvreté, très différente de celle que le Christ proclamait bienheureuse, et qui affecte une multitude de nos frères, entravant leur développement intégral de personnes. Face à cette pauvreté, qui est carence et privation des biens matériels nécessaires, l'Église fait entendre sa voix... C'est pour cela que l'Église sait que toute transformation sociale doit nécessairement passer par une conversion des coeurs, et elle prie pour cela. Telle est la première et la principale mission de l'Église » (90).[...]

La contribution de l'Église au développement des personnes et des peuples ne se limite pas seulement à la lutte contre la misère et le sous-développement. Il existe une pauvreté provoquée par la conviction qu'il suffit de poursuivre sur la voie du progrès technique et économique pour rendre chaque homme plus digne de s'appeler ainsi. Mais un développement sans âme ne peut suffire à l'homme, et l'excès d'opulence est nocif pour lui tout comme l'excès de pauvreté. C'est le « modèle de développement » édifié par l'hémisphère nord et qu'il répand dans l'hémisphère sud, où le sens religieux et les valeurs humaines qui s'y trouvent risquent d'être balayées par l'envahissement de la consommation recherchée pour elle-même.

Le pauvre et le riche sont tous deux appelés à la liberté

63. Dieu ne veut pas l'indigence de son peuple, c'est-à-dire de tous les hommes, puisque par chacun d'eux il nous appelle en criant. Il nous dit simplement que l'indigent, comme le riche aveuglé par sa richesse, sont des hommes mutilés: le premier par des circonstances qui le dépassent bien malgré lui, le second par ses mains trop pleines et avec sa propre complicité. Ils sont ainsi tous deux empêchés d'accéder à la liberté intérieure à laquelle Dieu ne cesse d'appeler tous les hommes.

Le pauvre « comblé de richesses » ne trouve pas là une revanche égoïste sur le mauvais sort, mais une situation qui lui permet enfin de ne pas être diminué dans ses capacités les plus fondamentales. Le riche « renvoyé les mains vides » n'est pas puni d'être riche, mais il est délivré de la lourdeur et de l'opacité inhérentes à son attachement trop exclusif aux biens de toutes natures. Le chant du Magnificat n'est pas une condamnation, mais un appel à la liberté et à l'amour.

Dans ce processus de double guérison, le pauvre est appelé à guérir de son coeur blessé par l'injustice, qui peut le mener jusqu'à la haine envers lui-même et envers les autres. Le riche est appelé à lâcher son fardeau de pacotille: il bouche ses yeux et ses oreilles, il recouvre son coeur profond, enfoui sous ses pauvres richesses d'argent, de pouvoir, d'image et de plaisirs de toutes natures qui lui font rétrécir sa vision de lui-même et des autres, et qui font croître ses appétits en même temps qu'augmenter ses biens.

La nécessaire réforme du coeur de l'homme

64. La faim dans le monde nous fait mettre le doigt sur les faiblesses des hommes à tous les niveaux: la logique du péché montre comment le péché, ce mal du coeur de l'homme, est à l'origine des misères de la société, par le jeu, si l'on peut dire, des « structures de péché ». Pour l'Église, il s'agit de l'égoïsme coupable, de la poursuite à tout prix de l'argent, du pouvoir et de la gloire, qui remettent en question la valeur même du progrès en tant que tel. « En effet, lorsque la hiérarchie des valeurs est troublée et que le mal et le bien s'entremêlent, les individus et groupes ne regardent plus que leurs intérêts propres et non ceux des autres. Aussi le monde ne se présente pas encore comme le lieu d'une réelle fraternité, tandis que le pouvoir accru de l'homme menace de détruire le genre humain lui-même »(91)[..] «On comprend mieux aujourd'hui que la pure accumulation de biens et de services, même en faveur du plus grand nombre, ne suffit pas pour réaliser le bonheur humain»: l.c., pp. 547-550.]

Au contraire, l'amour qui vient demeurer dans le coeur de l'homme, lui permet de dépasser ses limites et d'agir dans le monde en créant des « structures du bien commun »: elles favorisent la démarche de ceux qui sont alentour vers la «civilisation de l'amour»(92) et y entraînent les autres.

L'homme est ainsi appelé à réformer son action: l'enjeu en est vital pour le monde. Il est conduit à réformer son coeur, par un mouvement de son être vers l'unification dans l'amour, de sa propre personne et de la communauté humaine. Cette réforme de l'homme, dans sa totalité, est radicale dans sa profondeur et dans ses enjeux, car l'amour est radical dans son essence: il ne souffre pas de divisions, il embrasse toutes les impulsions de la personne, ses actes comme sa prière, ses moyens matériels comme ses richesses spirituelles.

La conversion du coeur des hommes, chacun et tous ensemble, est cette proposition de Dieu qui peut changer profondément la face de la terre, en effacer les hideux traits de la faim qui défigurent une partie de son visage. « ...Repentez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle » (Mc 1, 15) est l'impératif qui accompagne l'annonce du Royaume de Dieu et qui réalise sa venue. L'Église sait que ce changement intime et en profondeur incitera l'homme dans sa vie de tous les jours à regarder plus loin que son immédiat intérêt, à changer peu à peu sa façon de penser, de travailler, de vivre, pour apprendre ainsi au quotidien à aimer, dans le plein exercice de ses facultés et dans le monde tel qu'il est.

Pour peu que nous nous y prêtions, Dieu lui-même y veillera.

« Méfiez-vous des idoles! »

65. [...] Nos idoles sont toutes proches: c'est notre recherche individuelle ou communautaire, que nous soyons riches ou pauvres, des biens matériels, du pouvoir, de la réputation, du plaisir, considérés comme des fins en soi. Servir ces idoles, asservit l'homme et appauvrit la planète (cf. n. 25). L'injustice profonde subie par celui qui ne dispose pas du nécessaire, réside précisément dans ce fait qu'il est obligé par nécessité de rechercher ces biens matériels par dessus tout.[..]

C'est en nous libérant de nos idoles que Dieu va permettre à notre travail de transformer le monde, non seulement en accroissant les richesses de toute nature, mais surtout en orientant le travail des hommes vers le service de tous. Le monde pourra alors retrouver sa beauté originelle, qui n'est pas uniquement celle de la nature le jour de la Création, mais qui est celle du jardin admirablement travaillé et rendu fertile par l'homme, au service de ses frères, en la présence aimante de Dieu et par amour pour Lui.

« ``Changer de vie pour lutter contre la faim'', tel est le slogan qui est apparu dans des milieux ecclésiaux et qui montre aux peuples riches le chemin pour devenir frères des peuples pauvres... »(93).

L'écoute du pauvre

66. Le chrétien dans le monde --- là où Dieu l'a placé --- va donc répondre à l'appel de celui qui a faim par une interrogation personnelle sur sa propre vie. L'appel de celui qui a faim pousse l'homme à se poser la question du sens et de la valeur de son action quotidienne. Il va chercher à voir les conséquences, proches et parfois plus lointaines, de son travail professionnel, bénévole, artisanal, domestique. Il va mesurer l'extension, beaucoup plus concrète et vaste qu'il ne pouvait le penser, des conséquences de ses actes, même les plus ordinaires, et donc de sa responsabilité effective. Il va se poser la question de la gestion de son temps, qui dans le monde actuel fait souvent souffrir par défaut ou par excès, à cause du chômage si destructeur. Il va ouvrir les yeux de son esprit et de son coeur, s'il sait accepter cette invitation faite par Dieu à tout homme, d'aller régulièrement, discrètement et humblement se mettre à l'écoute et au service de quelqu'un qui est dans le besoin. C'est un appel tout particulier fait à ceux que le langage courant qualifie de « responsables ».

Saint Paul l'affirme et ce n'est pas par hasard: « ... Jésus Christ... de riche il s'est fait pauvre pour vous » (2 Co 8, 9). En effet, il voulait nous rendre riches par sa pauvreté et par l'amour que nous devons avoir envers le pauvre.

L'écoute de Dieu

67. [...] L'écoute de Dieu requiert du temps avec et pour Dieu. C'est la prière personnelle: seule elle permettra à l'homme de changer son coeur et par conséquent son action. Le temps pris par Dieu n'est pas pris aux pauvres. Une vie spirituelle forte et équilibrée n'a jamais détourné personne du service de ses frères. Et si saint Vincent de Paul (+ 1660) --- bien connu pour son engagement en faveur des démunis --- disait: « Laisse ta prière si ton frère te demande une tasse de tisane », il ne faut pas oublier que le saint priait environ sept heures par jour, et trouvait là le fondement de son action.

Changer de vie...

68. L'homme qui est à l'écoute de son frère et qui s'ouvre à la présence et à l'action divines va peu à peu remettre ainsi en question ses habitudes de vie. La course à l'abondance --- à laquelle se livrent de plus en plus d'hommes au milieu souvent d'une misère croissante --- fera progressivement place à une plus grande simplicité de vie, oubliée déjà dans beaucoup de pays, mais qui redevient possible et même désirable, dès que le souci du paraître cesse dans les choix du consommateur.

Enfin, l'homme qui accepte ainsi de changer sa façon de voir pour adopter en quelque sorte celle que Dieu lui-même nous a montrée dans les paroles du Christ, et qui réfléchit aux conséquences de son activité --- quelle que soit celle-ci, en apparence importante ou insignifiante --- va se mettre grâce à elle au service du bien commun, la promotion intégrale de tous les hommes et de chaque homme en particulier.

... pour changer la vie

69. Libéré progressivement de ses peurs et de ses ambitions purement matérielles, éclairé sur les conséquences possibles de ses propres actes, quelle que soit sa place, l'homme qui accueille ainsi la présence de Dieu dans tous les aspects de sa vie, va devenir un agent de la civilisation de l'amour. Discrètement, en profondeur, son travail aura le caractère d'une mission, où il se doit d'exercer et de développer ses talents, de contribuer à la réforme des structures et des institutions, d'avoir un comportement de qualité, qui va inciter ses proches à agir de même, et à être essentiellement tourné vers le service de la dignité de l'homme et du bien commun.

Les circonstances de la vie font qu'une telle attitude au travail est considérée comme impossible. Mais l'expérience montre que même dans des situations apparemment bloquées, tout homme a toujours une toute petite marge de manoeuvre, et que ses choix ont une importance concrète pour ses proches au travail et pour le bien commun. Chacun, d'une certaine façon, peut-on dire, est responsable des autres (94). C'est une des tonalités de l'appel à l'amour que Dieu ne cesse de faire résonner. Il appartient à chacun, dans des circonstances parfois difficiles, pouvant même comporter la souffrance voisine du témoignage-martyr, de s'appuyer sur la force de Dieu qui nous promet son aide si nous le plaçons au centre de notre vie, y compris de notre vie active.

« Courage, tout le peuple du pays, au travail! Car je suis avec vous... et mon Esprit demeure au milieu de vous » (Ag 2, 4-5). Le chrétien devient alors un agent de lutte contre les « structures de péché », et même agent de leur destruction. Les pratiques si délétères au plan du développement économique et social seront alors moins répandues. Dans les régions où les chrétiens, avec courage et détermination, entraînent des hommes de bonne volonté, la misère pourra cesser de progresser, les habitudes de consommation pourront changer, les réformes se faire, la solidarité fleurir et la faim reculer.
Cité du Vatican, Palais San Calisto, le 4 octobre 1996, Fête de Saint François d'Assise.

Paul Josef Cordes
Archevêque tit. de Naissus
Président du Conseil Pontifical Cor Unum
Mgr. Iván Marín
Secrétaire
Conseil Pontifical Cor Unum

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