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La gourmandise? Un péché?!

Antoinette Sütterlin





Voilà que nous sortons d'une période de fête, et notre Sénevé nous invite à réfléchir sur le thème de la nourriture, comment le «problème» de la gourmandise ne viendrait-il pas nous titiller?! Problème, car s'il est un péché reconnu comme mignon ou pardonnable c'est bien la gourmandise, et pourtant elle est un des 7 péchés capitaux... Alors quoi? c'est pécher contre Dieu que de se lécher les babines devant la vitrine d'une boulangerie, ou que de prendre un petit chocolat avec son café? Les gourmands, parmi lesquels je me trouve, tremblent à cette idée, se disent «gourmets» pour échapper au blâme... J'aimerais, en tant que gourmande invétérée faire une petite mise au point sur cette question. Je ne ferai ici ni oeuvre de philosophie, ni de catéchisme, encore moins de théologie, j'essayerai seulement de dépoussiérer cette question trop souvent renvoyée pour légèreté ou désuétude, afin d'entrevoir quel chemin de sainteté nous est proposé. Cet article a surtout été pour moi l'occasion de documentation, de réflexion, et de conversion, je tenterai de vous donner quelques pistes pour votre propre méditation, mais veuillez me pardonner, j'ai été pressée par le temps, et mes recherches se résument à quelques questions posées à une religieuse et à un prêtre, et un petit surf sur Internet m'a permis de grappiller quelques bonnes formules et références... Il n'y a donc pas grand-chose de moi, c'est plutôt un compte-rendu!

Un éloge de la gourmandise?

Gourmandise et gloutonnerie

En janvier 2003, une requête a été remise entre les mains de Jean-Paul II pour remplacer le péché de gourmandise par celui de gloutonnerie; vingt-huit célébrités, tels que le cuisinier Alain Ducasse, le politique André Santini, l'écrivain Irène Frain ou encore le journaliste PPDA, ont pris leur plume pour soutenir l'initiative. Paul Bocuse y est également allé de son petit refrain :
«Gourmandise, compagne de tous mes instants, pourvoyeuse de plaisir, tu ouvres les portes de la connaissance culinaire. Gourmandise, ma très chère, ma muse, que tu sois ou non un péché, je ne suis pas près de te renier. Pour te satisfaire, je veux bien aller en enfer.»
Gourmandise n'est pas gloutonnerie. Bref, à la suite de Lionel Poilâne, tous ces gourmets et gourmands affirment que l'emploi du mot«gourmandise» ne se justifie pas pour qualifier ce qui, dans la théologie catholique traditionnelle, est synonyme de péché. Selon eux, pécher ne consiste pas à aimer la bonne chère, mais à s'empiffrer. C'est la raison pour laquelle, aujourd'hui, les signataires de cette Supplique au Pape souhaitent que le péché de gourmandise soit requalifié en gloutonnerie, intempérance ou goinfrerie. Leur argument majeur consiste à dire que le septième péché capital ne recouvre pas la même signification en français que dans d'autres langues. «En anglais, la gourmandise s'exprime par gluttony, c'est-à-dire ``gloutonnerie'', en italien, la gola suggère la ``gorge de l'avaleur'', en espagnol, la gula traduit un terme proche de la ``gloutonnerie'', en allemand, le mot Fressucht décrit l'action de ``manger comme un animal, avec une avidité débridée''. C'est une injustice vis-à-vis de notre culture que de comparer la gourmandise à ces monstruosités d'avaleurs, de gobe-tout ou de gloutons !», écrivait Lionel Poilâne peu de temps avant sa mort1. Le secrétaire des Chocolatiers de France y souscrit avec une égale et filiale déférence:
«Avec humilité, nous vous demandons, Très Saint Père, sachant que la suppression d'un des sept péchés capitaux est inconcevable, de modifier sa traduction dans la langue française.»
Et en effet, il y a loin des «arts de la table» qui mettent en valeur avec discrétion et retenue la richesse des dons de Dieu, à cette goinfrerie sensuelle qui n'est plus qu'une satisfaction sans intelligence, en raison même de sa démesure.

Jésus était-il gourmand?

Face à cette remise en cause, nos regards doivent se tourner en premier lieu vers Jésus, Notre Maître et Seigneur. Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises, car dans les Évangiles, nous voyons Jésus fréquenter de nombreux festins et en faire même des paraboles du «festin du Royaume», c'est-à-dire la vie éternelle avec Dieu Trinité. Il n'a pas refusé d'être aux noces de Cana, des noces qui, sans aucun doute, devaient être comme toutes leurs semblables, bruyantes et émaillées de propos de toutes sortes. N'empêche que cette convivialité ne Lui était pas contraire, puisqu'à la demande de la Vierge Marie, Il ajoute l'équivalent de 750 bouteilles de vin par le miracle de l'eau changée en vin, et en bon vin... Il s'invite chez Zachée pour fêter sa conversion et sa repentance. Il rappelle à Simon le Pharisien les gestes de l'hospitalité, et le père de l'enfant prodigue ira tuer le veau gras pour le retour de son mécréant de fils. Mais par delà toute nourriture, c'est le sens de la relation et de la joie que Jésus exprime dans ces récits et dans ces invitations acceptées. C'est au cours du repas pascal qu'Il nous donne Son corps et Son sang, en nourriture pour la vie éternelle, en signe de l'Alliance qu'Il noue entre Lui et nous. D'ailleurs Il fait état de critiques à Son égard qui Le traitent «de glouton et d'ivrogne», alors qu'on avait accusé Jean Baptiste de mortification! À l'image du Christ, les chrétiens n'ont donc pas à être des ascétiques forcenés se refusant tout plaisir de la bonne chère.

Dieu n'est pas sadique

Si en effet Dieu a créé de beaux fruits, de savoureux légumes, et si Dieu a créé l'homme capable de les accommoder avec art, ce n'est pas pour qu'il reste à regarder tous ces délices en salivant, pour se contenter ensuite de racines dans le seul but d'assurer sa survie... Aimer ce que Dieu a mis à notre disposition n'est pas une faute, puisque c'est la réponse normale que nous avons à donner à ce qui nous est confié au sixième jour de la Création, selon le livre de la Genèse 1, 29--30: «Et Dieu vit que cela était bon». Ce n'est donc que dans l'utilisation hors norme, si l'on peut ainsi parler, qu'il y a faute, parce que cette utilisation n'est plus dans le sens fondamental de l'être humain, dans ses relations avec les autres ou dans son comportement avec lui-même.

Saint Thomas d'Aquin ne refuse pas que, dans la modération, nous éprouvions de grands plaisirs. Et pour lui, le plaisir n'est pas une faute. Comme le plaisir accompagne ce qui s'accorde avec la nature, les plaisirs sont d'autant plus intenses que les actes qu'ils accompagnent sont plus naturels. Ce qui est par dessus tout naturel aux êtres vivants, ce sont les actes par lesquels se conserve la nature de l'individu, le manger et le boire, et la nature de l'espèce, par l'union de l'homme et de la femme. Voilà pourquoi les plaisirs de la nourriture et de la boisson et les plaisirs sexuels sont proprement l'objet de la tempérance. C'est la déviation de la nature et des lois de cette nature qui est faute et péché. Le péché, c'est le plaisir immodéré, le désir désordonné.

Quel est donc ce péché de gourmandise? Se réduit-il à la seule gloutonnerie? Ne faut-il pas, à notre grand regret, y voir un attachement trop grand aux plaisirs terrestres qui nous éloigne de Dieu?

Pourquoi la gourmandise est un péché capital

Elle prend plusieurs formes

Selon Pascal Ide:
«C'est une magnifique désinformation du Tentateur que d'avoir réduit la gourmandise à des excès quantitatifs de nourriture. On peut être aussi gourmand selon la qualité, lorsqu'on ne recherche que ce qu'on aime; selon le temps, lorsqu'on devance l'heure normale de la satisfaction légitime des papilles; selon la manière de manger, lorsqu'on se nourrit sans souci de convenance ni de politesse... La langue française distingue d'ailleurs le gourmand, le goinfre, le gourmet, le goulu. On peut être gourmand en beaucoup de choses, même en consolations spirituelles... D'ailleurs on oublie souvent qu'en ce domaine, on peut aussi pécher par défaut: ne pas se nourrir suffisamment --- je ne parle pas ici de la pathologie de l'anorexie, bien sûr --- pour ressembler à un mannequin, ne pas savoir honorer un plat, avaler son repas en quelques minutes, sont aussi des fautes contre le bon usage de la nourriture et les joies de la convivialité.»
Dès que le plaisir de manger devient une obsession, il nous détourne de notre finalité, et là, les gourmets et cuisiniers sont sur la crête... Lotario de Segni dans De miseria humanæ conditionis (La Misère de la condition humaine, sous-titré Le mépris du monde) écrit :
«Essentiels sont l'eau et le pain pour la vie humaine, les habits et la maison pour protéger la nudité (Si 29). Or, maintenant, les fruits des arbres, les diverses espèces de légumes, les racines des herbes, les poissons de la mer, les animaux de la terre ou les oiseaux du ciel ne suffisent plus aux gourmands, qui vont à la recherche d'épices, se procurent des arômes, se nourrissent de volailles, choisissent les animaux les plus gras cuisinés par l'art des plus fins cuisiniers et richement préparés par des serviteurs. L'un hache et filtre, un autre mélange et arrange, modifie l'essence en accident, change la nature en art afin que la satiété se transforme en appétit, que la nausée réveille le besoin de nourriture pour aiguiser la gourmandise, non pas pour sustenter la nature, pour satisfaire l'avidité, non pas pour pourvoir la nécessité.»

Que nous dit l'Écriture?

Dans la Bible, pris dans un sens littéral, le premier péché serait de gourmandise. En fait, il n'en est rien comme le dit saint Augustin dans La Cité de Dieu, c'est la désobéissance qui fut le premier péché. Dans les Évangiles, elle figure parmi les tentations du Christ (Mt 4, 1--11; Lc 4 1--13), les deux autres étant l'orgueil (la vaine gloire) et l'avarice. Les effets de la gourmandise sont nombreux et souvent désastreux dans la Bible : Ésaü cédant son droit d'aînesse, Loth ivre allant jusqu'à des rapports incestueux, Israël réclamant contre la manne, Hérode lors d'un plantureux repas se laissant aller à condamner Jean Baptiste... Ce qui doit attirer notre attention, c'est le comportement de Jésus, quand Il écarte la tentation du Malin de transformer les pierres en pain, alors qu'Il jeûne depuis 40 jours: Il ne cède pas aux besoins du corps, mais Il ordonne tout au Père. Voilà le sens du jeûne et de la tempérance: rendre à Dieu la première place dans nos coeurs et dans nos vies. Jusqu'à remettre notre confiance entre Ses mains pour ce qui est de notre survie: Jésus ne nous dit-Il pas de nous soucier le moins possible de ce que l'on mangera demain, ou de quoi l'on se vêtira?2

La gourmandise, à la source de biens d'autres péchés...

Pascal Ide précise que la gourmandise est un péché «capital mais pas mortel. Même si la gourmandise est souvent un péché véniel, c'est un vice capital car elle est à la «tête» --- caput en latin --- d'autres péchés : elle nous rend lourds au sens propre comme au figuré, elle provoque une hébétude de l'intelligence, un affaiblissement de la capacité à saisir les vérités spirituelles. De plus nourriture rime avec luxure : le manque de maîtrise des plaisirs de la table conduit à celui de la sexualité. Un adage dit que la tempérance est soluble dans l'alcool...»

La gourmandise est bien la porte ouverte à d'autres péchés: l'orgueil l'accompagne parfois (la table bien remplie, les mets bien préparés et offerts à des amis, peuvent déboucher sur un péché de vaine gloire), l'envie y est évidente, la colère peut être favorisée par l'abus de boissons, l'avarice y est par le désir de posséder ce qui se mange le mieux. Il est évident que la luxure est fille de la gourmandise. Dans une description saisissante, le De lingua, document anonyme du Moyen-Âge, fait le lien entre la gourmandise et la loquacité «la langue devenant plus lubrique et laissant la place aux médisances, bavardages inutiles, obscénités, vulgarités, injures et blasphèmes». Elle amène aussi à manquer de charité. Dans Lc 16, 19--31, on voit le riche se baffrer face à Lazare. Saint Bonaventure emploie le terme «péché de classe», péché de riches contre les pauvres et il vilipende celui qui achète un poisson pour faire maigre alors que la même somme pourrait nourrir en pain 20 personnes.

Enfin toute dépendance bride notre liberté, la vraie liberté qui nous permet de disposer de nous-mêmes sans être poussés par une envie ou un manque. Ici, alcool, tabac, drogues sont en eux-mêmes des péchés de gourmandise... NB: En hébreu, pécher signifie manquer son but, se tromper de cible. Pécher, c'est se tromper consciemment de bonheur : ce n'est pas une infraction à un code de la route divine, c'est un détournement volontaire d'itinéraire. Il est mortel lorsqu'il nous prive de la Rencontre avec Dieu lui-même, lorsqu'il nous sépare de Celui qui est la Vie, qui seul peut nous combler. Et Pascal Ide de préciser que «le péché pousse fréquemment sur une blessure : l'avarice, par exemple, peut être prédisposée par un manque, une frustration vécue dans l'enfance. C'est une difficulté que de distinguer entre le péché, qui est une transgression volontaire, et la blessure, qui peut secréter des comportements qui ne sont pas forcément responsables. Le problème du péché, si l'on peut dire, c'est qu'on le voit souvent où il n'est pas --- on s'accuse alors, on s'accable de ce qui n'est que blessure. Ou bien, on ne le voit pas où il est --- et l'on s'excuse de ce dont on devrait s'accuser.»

Comment s'en sortir? Quel chemin de sainteté?

Prière et Pardon, et vertu...

Avant toute chose, il nous faut prier le Seigneur de nous apprendre à discerner ce péché qui se cache souvent très bien, pour pouvoir le confesser avec humilité et sincérité.

Chacun des vices capitaux se soigne par la vertu contraire : l'orgueil par l'humilité, la luxure par la chasteté, la colère par la patience et la douceur, etc. La gourmandise se combat par la tempérance, celle-ci est à la fois une vertu humaine et naturelle et une grâce divine et surnaturelle. C'est pourquoi en plus de prier, il peut être bon de se donner quelques règles comme de ne pas se resservir d'un plat que l'on apprécie particulièrement, de ne pas craquer à n'importe quelle heure de la journée, de ne pas prendre toujours la meilleure part...

Un critère: l'Amitié.

Notre alimentation doit toujours respecter la finalité de notre être qui est d'aimer. Dès qu'elle gêne notre amitié avec les autres ou avec Dieu, elle est néfaste. Par exemple quand on pense plus au chocolat chaud qui nous attend qu'à la venue du Seigneur dans la crèche lors de la messe de Noël..., ou quand un dîner entre amis est davantage un prétexte pour bien manger que pour partager un moment d'amitié vraie et de convivialité... C'est l'Amitié qui doit dominer notre conduite. On raconte ainsi que saint François d'Assise, un jour où un de ses frères s'attriste, découragé par le régime ascétique qu'ils suivent, l'emmène dans une vigne pour manger du bon raisin avec lui. Il commence par l'encourager à manger, mais l'autre n'ose pas, il se met alors lui-même à manger pour le mettre à l'aise, rompant exceptionnellement son ascèse personnelle pour réconforter son ami.

Maîtrise de soi et accueil de Dieu dans nos vies.

Combattre la tentation de la gourmandise c'est rechercher la maîtrise de soi. Elle seule nous fait accéder à la vraie liberté, celle qui laisse la place à Dieu. Si je me maîtrise et ne cède pas à toutes mes envies, je peux répondre à l'appel du Seigneur sans attache à la patte... je suis libre. Libre de pouvoir refuser ce carré de chocolat que l'on me tend, comme de l'accepter, libre de pouvoir donner à d'autres ce que j'ai en abondance, ou en petite quantité, libre de consacrer mon temps, mon argent, mes pensées, à autres choses qu'à mon ventre! Notre appel à la sainteté touche donc chaque dimension de notre vie, jusqu'à nos repas et grignotages! Voilà pourquoi il est bon aussi de réciter le Benedicite et les grâces, pour mettre le Seigneur au coeur de nos activités les plus simples, pour tout ramener à Lui, Notre Père et Sauveur. Que la grâce nous soit donnée, par l'intercession de la Vierge Marie, de discerner notre faiblesse pour accueillir la vie de Dieu en nous!
A. S.


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