La personnalité du diable
Paul-Victor Desarbres
...sed perseverare diabolicum
Ce qui heurte
dans la figure de la tradition biblique que constitue
le diable, c'est bien l'idée d'un
être tout entier
tourné vers le mal — combien d'objections morales voit-on à
cela ! C'est aussi l'idée d'une
créature spirituelle,
d'un
être à part entière (à l'origine, un ange) — combien
d'objections rationnelles !
Ainsi se trouve posée la question de la
personnalité
de cette figure de la tradition, qui en sous-tend une autre :
y avons-nous quelque chose à apprendre ? N'est-ce pas qu'une
créature-repoussoir?
Il semble tout d'abord important de répondre d'emblée à
toute une série de malentendus et de fantasmes : la foi catholique
n'est pas une
croyance au diable. Mais dira-t-on, elle prend
avec sérieux le problème du mal, qu'elle envisage sous le
sceau du mystère (précisément pas celui du secret ou du
non-dit). Le mal est un mystère, c'est à dire que c'est une
chose dont nous pouvons comprendre des données essentielles à
l'aide de la foi, mais que nous acceptons de ne jamais connaître
en totalité. Surtout, c'est un mystère à comprendre dans
le cadre de la foi qui offre la Rédemption à chaque homme.
L'ange du mal
Le Symbole de Nicée-Constantinople fait clairement référence
à Dieu comme «
factorem caeli et terrae, visibilium
omnium et invisibilium». Nous pensons que nous n'avons
pas connaissance du monde en sa totalité, qu'il existe un «
univers
visible et invisible», pour reprendre la traduction liturgique
francophone. Ainsi l'idée d'êtres invisibles et purement
spirituels, c-à-d. celui des anges est-elle posée dans la foi
catholique.
À cela s'ajoute la tradition qui nous en donne des noms, nous
en raconte l'histoire — terme paradoxal, s'il en est, pour des
créatures spirituelles ! Il s'agit d'une histoire en deux actes,
qui ressemble à celle de l'humanité, en plus définitif.
Tout d'abord, on parle de création des anges. Il faut s'y
arrêter un peu, et noter d'emblée qu'il s'agit de créatures,
et non pas de divinités secondaires. Dieu n'est pas schizophrène,
à la fois Dieu et «un peu» diable. Si
le récit de la Genèse parle d'une création antérieure
à l'humanité, il situe bien cette création au sein d'un
vaste ensemble ; nous ne pouvons comprendre l'existence de tels esprits
sans considérer l'existence de matière; nous ne pouvons
séparer l'idée du ciel et celle de la terre. Ensuite, il faut
noter cette fonction désignée par le terme ange : messager
— un être totalement
au service de, qui n'a pas de message
propre. Enfin, il faut noter qu'il s'agit d'êtres ayant intelligence
et volonté, c'est à dire d'êtres capables de choix radicaux,
vu leur liberté radicale et leur connaissance de ce qu'implique
leur choix. Le diable n'est pas un gri-gri auquel a été attribué
le mauvais rôle; c'est l'être d'un seul choix, éternel
et définitif: nous ne sommes pas sur le plan de la
psychologie, mais sur celui de la métaphysique.
De telles conceptions à propos de la
nature des anges peuvent
paraître choquantes au sens où elles défient un certain
anthropocentrisme confiant (trop confiant ?) dans l'esprit humain.
Mais si l'on considère ces êtres sous l'angle de leur fonction,
l'on est forcé de constater qu'il sont des instruments dans
la relation de Dieu à l'humanité, et ne diminuent en rien
la valeur de l'homme.

Ensuite, on parle de chute des anges. Il faut entendre cela
comme un évènement contemporain de leur création, une sorte
de choix brutal, définitif, conscient et immédiat que permet
seule la spiritualité de leur nature : avec Dieu, ou contre.
Avant d'aller plus loin dans la compréhension de tout cela,
nous pouvons déjà comprendre que si l'homme est parfois inexplicablement
mauvais, le Mauvais n'est pas homme. Le Mal, dans la foi chrétienne,
ne ferme pas la porte à l'espérance humaine. Le pire des
hommes reste un pauvre diable, même s'il a «commis
tous les crimes possibles». La prise en compte
du diable dans la perspective de la foi chrétienne est tout
sauf une réduction de l'espérance. «L'homme
n'est ni ange, ni bête» disait Pascal.
Refus de Dieu et volonté du mal
Ce qui caractérise donc la figure du diable et des anges révoltés,
c'est une étonnante et inquiétante fixité dans l'opposition,
une sorte de refus perpétuel, d'imperméabilité à toute
grâce. On aurait tendance à parler d'êtres «parfaitement
mauvais». Le diable est ainsi devenu l'emblème
du refus défintif de Dieu, refus qu'on ne peut s'empêcher
de rapprocher du «péché contre l'Esprit»
1 dont les hommes sont capables.
Le péché d'un esprit est péché contre l'Esprit, au sens
où il est le refus de Dieu, malgré la perfection de liberté
et d'intelligence qu'accompagne la réception de l'Esprit, et
se trouve par là même définitif. Car si la chair est faible,
l'esprit est parfois fort au plus mauvais sens du terme, ce qui
en dit long sur le prétendu mépris du corps dont serait responsable
la tradition chrétienne. On ne peut rien contre le refus pleinement
conscient de Dieu, on ne fait pas le bien de quelqu'un contre
son gré, même si l'on doit tout faire pour aider son prochain
et témoigner. On le voit, avec le mystère de la personnalité
du Malin, l'on approche le mystère de la personne et de son
rapport au mal.
Se pose dès lors un problème que la psychologie et la philosophie
humaine auraient peine à résoudre: la volonté du
mal. Difficile de penser une volonté du mal d'un point de vue
strictement humain. Déjà, cela apparaît chez les auteurs
antiques, du « personne n'est méchant volontairement » dans la
bouche du Socrate de Platon, au «
video meliora,
pejora sequor» de la Médée de Sénèque.
Comment expliquer que certains êtres choisissent parfois délibérément
le mal, c'est-à-dire ce qui nuit aux autres et à eux-mêmes?
À cet égard, la figure mythique de Médée constitue un mystère
qui fascinait toute l'Antiquité. Saint Thomas d'Aquin dit lui-même:
«
nemo peccat nisi nolens»,
mais reconnaît bien l'existence du diable. Aussi la personne
même du diable est-elle problèmatique, et à certains
égards impensable. Il faut ici poser une limite: nous
n'avons pas à penser à la place d'un ange, et encore moins
du diable. En d'autres termes: la foi nous invite à
penser la recherche du mal comme radicalement autre;
elle n'explique pas le mystère du mal; elle en définit
des contours bien précis, en dessine
l'esprit, mais elle
n'explique pas une telle volonté qui est au fond ramenée
au mystère de la personne spirituelle.
Le diable signerait donc l'échec de toute tentative purement
rationnelle de compréhension du mal.
La résistance à la grâce
Le titre, appliqué à Satan, de «prince de
ce monde» (Jn, 12, 31; 14, 30) est d'abord
à comprendre dans le contexte johannique de l'opposition monde/lumière;
il ne peut s'agir, précisément, d'une opposition matériel/spirituel.
Il est sans doute permis de sous-entendre: «celui
qui
n'est prince
que de
ce monde».Ce
titre ne désigne pas Satan comme une sorte de Dark Vador sorti
des cartons de Georges Lukas. Il est
en soi restrictif:
il désigne un être qui s'est privé d'une dimension — celle
de la grâce. On peut aussi dire qu'il porte sur le monde non
conscient de sa Rédemption. Cela se voit fort bien dans l'épisode
de la tentation du Christ au désert (Lc, 4) : les première
et troisième propositions que fait le diable sont des tentatives
de
détourner le pouvoir de Dieu (au sens étymologique
de perversion); la deuxième est presque un aveu d'impuissance
perceptible au sein même de la puissance: que peut
faire le Malin face à une personne qui place son Père au-dessus
de tout? Son pouvoir se réduit à chercher à instrumentaliser
ce qui vient de Dieu, ou à brasser les ambitions du «monde».
Le royaume qu'il propose au Christ n'est, pour reprendre l'expression
de Pascal, qu'un «royaume de concupiscence».
Il y a, dans la figure du diable, une incontestable dimension
de repli. Riche enseignement pour tout croyant, qui peut comprendre
pourquoi il faut être bien
dans le monde mais ne surtout
pas se limiter à être
du monde!
Le monde est aussi, suivant le prologue de Saint Jean, ce qui
fait obstacle à la lumière. Ainsi le «prince
de ce monde» est-il aussi «Prince
des ténèbres». Cela constitue un autre élément
important en terme de personnalité. L'ombre n'existe que par
rapport à la lumière, lumière à laquelle elle fait obstacle.
Le diable est
l'obstacle spirituel, ou plutôt
l'esprit
d'obstacle. Pour parler en termes thomistes, Dieu seul
est
au plein sens du mot, les créatures
existent (elles tirent
leur être de Dieu), le diable, quant à lui,
résiste,
et pose ainsi un mode d'être tout à fait particulier:
ni
essence, ni existence, mais résistance. Bien plus âpre que
l'entêtement humain, qui n'est parfois même qu'un simple aveuglement,
ce que l'on appellerait la
persévérante résistance
constitue un trait essentiel de toute réflexion sur le diable,
qui ne doit être qu'une réflexion mesurée, grave, mais
pudique, sur le refus de Dieu.
L'esprit du mal n'existe que
comme concurrence désespérée à
l'Esprit qui seul fait
vivre.
On pourrait tirer bien des conclusions de propos sur l'esprit
du mal, du moment qu'on cherche par là à comprendre le véritable
Esprit de bonté: la nôtre sera qu'un tel refus définitif
et assumé de toute réconciliation doit inspirer
a contrario en
nous un esprit de réconciliation. Et c'est ainsi que l'on peut
dire, conscient de la gravité pour l'homme de ses refus face
à Dieu et donc face à son prochain et à lui-même, mais plein de l'espérance qui lui est proposée sans relâche: «
Laissez-vous réconcilier avec Dieu».
P-V. D.