De Natash à Lucifer

Iconographie et onomastique d'un être oblique

Sylvain Perrot


Àquoi ressemble le diable ? Voilà une question simple en apparence, mais qui pose de vrais problèmes. Car c'est déjà émettre l'hypothèse que cet être existe, sinon dans la réalité, du moins dans l'imaginaire collectif. «Le diable existe, je l'ai vu», c'est difficile de le dire, à moins de s'appeler Faust... Or force est de constater que néanmoins l'iconographie diabolique s'est développée au fil des siècles, allant parfois jusqu'à l'extravagance. Le fait est que la Bible n'est guère prolixe sur le sujet : s'il est évident qu'il existe un principe du mal1 dans les Écritures, qui revient à plusieurs reprises2, mais il n'est décrit qu'en un seul endroit, dans un contexte bien particulier : l'Apocalypse de Saint Jean. Je me propose donc ici d'explorer la manière dont on s'est représenté le diable à travers les siècles, afin de comprendre non pas qui est le diable ou de voir s'il existe, mais comment les hommes — du moins certains hommes — ont éprouvé ce besoin de figurer cet être, qui tantôt est revêtu des attributs du démon libidineux et tantôt garde sa dimension angélique, quoique frappé de la pire des déchéances.

Au commencement était le serpent



Divinités mauvaises ou divinités du mal ?



Le diable, semble-t-il, appartient à l'histoire récente. Tel que nous nous le figurons, le «Prince de ce monde» apparaît au XIIième siècle3. En effet, si l'on fait un petit retour dans le temps, on constate qu'il n'y a pas vraiment de personnification du principe du mal avant le Moyen-Âge. Bien sûr, le mal existe et on lui prête un visage : mais il n'est pas séparé à proprement parler du principe du bien. Dans les religions polythéistes, une divinité peut pratiquer autant le mal que le bien. Prenons quelques exemples : dans l'Égypte ancienne, la déesse Sekhmet était autant remerciée que redoutée : elle était représentée avec une tête de lionne, dont elle avait la noblesse et la rage. En effet, Sekhmet est une déesse dont la colère provoque la destruction totale ; et dans le même temps, c'est la déesse de la médecine et toute guérison lui est attribuée. Curieux, non ?! Dans la mythologie grecque, il arrive souvent qu'un même dieu ait une «double face» : si Apollon est protecteur des arts4, c'est aussi lui qui envoie la «peste»5 sur le camp des Achéens6 et celle qui sévit au moment où OEdipe arrive à Thèbes.



Il est vrai que certaines divinités ont quelques accointances particulières avec le mal. C'est le cas du terrible dieu égyptien Seth. Selon la légende qui fait de lui le frère du grand Osiris, il aurait comploté contre son frère. Il le convia un beau jour à un banquet, réussit à l'enfermer dans un sarcophage7 et le jeta dans le Nil ; mais Isis, épouse et soeur d'Osiris8, le retrouva ; Seth ne renonça pas, et, pendant une absence d'Isis, il parvint à le découper en morceaux qu'il dispersa dans toute l'Égypte. Isis parviendra à reconstituer le corps et à lui redonner vie, jusqu'à concevoir Horus d'Osiris. La suite voit une lutte acharnée entre Horus et Seth, tous deux prétendants à la succession (Osiris étant devenu dieu de l'autre monde).
Le dieu Seth Apophis



Du point de vue cultuel, Seth «le rouge» est associé aux terres arides de Haute-Égypte, aux tempêtes et orages : c'est un dieu de la sécheresse et de la destruction. Et pourtant, paradoxalement, c'est aussi le dieu qui permet que le soleil Rê se lève chaque jour, car il lutte contre le dieu du chaos, le terrible serpent Apophis. On pourrait alors penser que dans la pensée égyptienne, ce dernier dieu est le mal incarné ; mais en fait il échappe à la dichotomie morale bien/mal : les assassins dans l'Égypte ancienne peuvent agir sous l'influence de Seth, mais pas d'Apophis. Il est évidemment connoté négativement, puisqu'il s'oppose aux forces créatrices d'autres dieux comme Ptah ou Neit, mais il n'agit pas ici-bas.



Dans ce petit parcours antique9, on peut relever deux choses : le mal est affaire divine et il est souvent symbolisé par des animaux très proches de la terre, et en premier chef le serpent. Vous voyez sans doute où je veux en venir...

Natash



Nous voilà donc à la première attestation biblique d'un principe mauvais : le serpent de la Genèse. Le moins que l'on puisse dire est que le texte est assez léger sur la description, l'origine et l'essence même de cet être. Je me limiterai ici aux conséquences iconographiques. Après avoir tenté avec succès Ève, le serpent reçoit un terrible châtiment du Créateur. Il est condamné à ramper sur le sol et surtout Dieu annonce une guerre continuelle entre l'homme et le serpent : l'un mord le talon de l'autre, et l'autre écrase la tête de l'un.



Le serpent a souvent mauvaise presse dans les cultures religieuses : j'ai évoqué le cas d'Apophis, on peut ajouter celui de Iormungand, rejeton de Loki dans les mythes scandinaves ; dans les mythes grecs, la plupart des monstres maléfiques sont rejetons d'Echidna, monstre mi-femme mi-serpent (parmi eux, l'hydre de Lerne) ; d'autres n'en sont pas moins des serpents : Python, les serpents envoyés par Héra pour étouffer Héraklès... La liste est longue ! 10

L'hydre de Lerne

Le dragon de l'Apocalypse



Une iconographie inspirée du serpent pour la représentation du diable a vu peu à peu le jour, dans le passage de l'Ancien au Nouveau Testament : celle du dragon. On pensera notamment aux représentations traditionnelles des combats des saints contre le démon : saint Michel, saint Georges11... Il serait trop compliqué de faire une analyse détaillée de l'iconographie du dragon : je rappellerai simplement la description que l'on trouve dans l'Apocalypse au chapitre 12 : «Puis un second signe apparut au ciel : un énorme Dragon rouge-feu, à sept têtes et dix cornes, chaque tête surmontée d'un diadème.» Le terme grec à l'origine du mot signifie serpent, avec l'idée de quelque chose de brillant12. Dans l'histoire des civilisations, le motif du dragon est connoté plus positivement : on connaît la vénération chinoise pour le dragon, il faudrait ajouter Quetzacoatl, le Serpent à Plumes, qui apporte la fertilité aux terres aztèques.



Dans les mythologies et autres récits chevaleresques, serpents et dragons ont ceci de commun qu'ils gardent souvent des trésors, fait qui est expliqué dans les légendes par leur amour de l'or et de l'argent, sans doute parce que ce sont des créatures de la terre. Dans la légende des Nibelungen, Siegfried pour faire ses preuves doit abattre le dragon Fafnir afin de mettre la main sur un trésor inestimable. Dans le mythe grec de Jason et les Argonautes, la fameuse Toison d'or est gardée par un saurien (le grec ne fait pas de différence entre serpents et dragons) ; c'est un autre qui veille sur les pommes d'or du jardin des Hespérides. Chez les Égyptiens, le serpent peut défendre ce qu'ils ont de plus précieux : leur pharaon ! En effet, la coiffure royale s'accompagne de l'uræus, petite tête de cobra qui symbolise la protection des Deux-Terres. Le serpent prend alors une dimension positive, qui suppose toutefois la «domestication» de l'animal.



On peut alors se demander si Natash ne fait pas partie de ces serpents gardiens. Dans la Bible comme dans la plupart des cultes mésopotamiens, le serpent est associé à la symbolique de la vie — et donc de la fertilité — et de la mort, puisqu'il en garde les arbres. Mais le problème, c'est qu'il n'accomplit pas vraiment la fonction de gardien, puisqu'au contraire il en favorise l'accès. En d'autres termes, il semble que le serpent agisse de sa propre volonté, qu'il surgisse au dernier moment. Et il est en effet dit que c'est l'animal le plus «fourbe» de la création ; mais le terme hébreux est en fait plus neutre : il signifie à la fois sage et rusé (ce qui va souvent de pair à vrai dire). La tradition a donc voulu qu'on le prenne en mauvaise part : ce n'est qu'assez tardivement que l'on a vu derrière le serpent le diable. Il semblerait que le rédacteur du texte de la Genèse n'ait pas du tout eu cette idée en tête. Le serpent en effet propose la connaissance, parce qu'il est l'animal sage ; mais par rapport à la sagesse de Dieu, cette sagesse, cette connaissance sont pauvres. D'une certaine manière, ce serpent, plutôt que le mal, incarne les religions polythéistes de l'Antiquité, dans la mesure où elles proposent une approche trop aisée du divin.



Le dragon de l'Apocalypse s'inscrit finalement dans cette optique : il cherche à dévorer l'enfant mâle puis à tuer la mère en vomissant des flots destinés à l'emporter. Il est bien sûr maléfique, et c'est lui qui donne sa puissance à la fameuse Bête, l'Once, que l'on pourra lire comme une autre forme du Mal, très originale, quoique ce ne soit «qu'une» version détournée du motif du lion, qui rappelle le symbole des rois babyloniens. Il me semble alors que ces bêtes, dont la dimension séductrice est appuyée, sont une métaphore des religions et idolatries païennes qui comme Natash détournent de la vérité de Dieu. Et c'est pourquoi la «police céleste» de Dieu, sous le commandement de l'archange Michel, chasse le dragon du ciel.

De bric et de broc



C'est sans doute cette représentation de serpent/dragon qui a ouvert la voie à la représentation du diable que l'on connaît bien : un être rouge, parfois ailé, avec une queue fourchue, éventuellement un trident et toujours au système pileux performant13... Comment en est-on venu du fourbe saurien au bouc libidineux ?





La représentation bien connue évoquée ci-dessus ne trouve pas vraiment son origine dans la Bible. Elle serait plutôt le fruit d'une lecture de Saint Augustin. En effet, pour lui, le mal réside pour une bonne part dans la sexualité, en tant que source de péché. Par suite, mais ce n'est plus là le fait de l'évêque d'Hippone, on a pensé qu'inévitablement le mal personnifié devait faire preuve d'une libido exacerbée. Et en fait, le diable s'est vu attribuer un certain nombre d'attributs physiques en rapport direct avec cet appétit sexuel.



Tout d'abord, la couleur rouge est un héritage de l'Antiquité : la couleur rouge est la couleur rituelle du dieu grec de la fécondité et de la sexualité, Priape. Ce dernier se trouvait dans nombre de demeures sous la forme d'une statuette en bois dotée d'un énorme phallus, lequel était peint en rouge. Cette couleur, on l'a vu, apparaissait déjà dans le dragon de l'Apocalypse. Le rouge y est associé au feu, aspect renforcé dans l'histoire de la culture chrétienne par la description de l'Enfer selon Dante, le feu étant un emprunt à la représentation antique des Enfers.



Pour ce qui est de son allure de bouc, pattes velues et cornes, c'est un héritage d'un autre dieu de l'Antiquité : Pan, fils d'Hermès, dieu des bergers. Ce dieu mi-homme mi-bouc14 était connu pour ses penchants sexuels prononcés, du fait de sa demi-nature de bouc. L'animal dans de nombreuses cultures a une dimension lubrique. Le bouc est l'animal que l'on consacre à Dionysos, qui d'ailleurs est bien connu pour son goût immodéré du vin.



Quant à la queue fourchue, elle est sans doute liée au trident que l'on voit sur certaines représentations diaboliques. Le trident est un symbole de pouvoir, qui dans la mythologie grecque est l'attribut traditionnel de Poséidon, en sa qualité d'empereur du monde marin. Faut-il chercher une symbolique particulière dans ces trois dents ? Il est certain que le trident comme symbole de puissance doit tirer son origine de la valeur symbolique du chiffre 3 dans les cultures. Pour les Chrétiens, le 3 prend bien sûr un sens bien particulier. Faut-il aller jusqu'à voir dans ce trident version diabolique une sorte de défi à la Trinité ? Je ne suis personnellement pas convaincu, mais c'est une hypothèse.

L'ange déchu



Reste un dernier élément : les ailes... Depuis l'Antiquité archaïque on a coutume de représenter les êtres surnaturels avec des ailes, comme signe d'appartenance du monde céleste, par essence divin. Dans la tradition judéo-chrétienne, il est tout naturel que les anges, qui conformément à leur étymologie sont les messagers, les envoyés du Seigneur, soient eux-mêmes dotés de ces ailes qui leur permettent de passer d'un monde à l'autre. Or dans les temps immémoriaux, le «diable» était un ange appelé Lucifer, le «porteur de lumière». Ce nom est emprunté à la mythologie latine, où il est celui d'un dieu mineur du Panthéon mais important dans la poésie comme métaphore de la lumière naissante : Lucifer est généralement assimilé à l'Étoile du Berger.

L'ange déchu


Donc le diable tient aussi son iconographie de sa qualité d'ange, quoique déchu. Dans la Bible, il n'est question d'anges déchus que dans l'Apocalypse, au passage cité plus haut : le dragon est précipité du ciel «avec ses anges». Il est toutefois bien question d'un ange qui joue un mauvais rôle dans l'Ancien Testament. C'est au livre de Job qu'apparaît la figure de Satan, et c'est sous ce nom qu'il est nommé. Mais Satan, ce n'est pas le diable (pas encore du moins)15 : Satan signifie «adversaire», et c'est bien le rôle qu'il joue face à Job. Il tente de l'amener à renoncer à sa foi en Dieu en le confrontant à des épreuves désespérantes. Ce qui est troublant, c'est que le «job»16 de Satan a reçu l'aval entier de Dieu, à la seule condition qu'il ne portera pas la main sur lui. Satan agit donc comme envoyé du Seigneur...



Qu'en est-il du démon qui vient tenter Jésus au désert ? Il n'est pas appelé Satan, mais «le démon». Ici il n'est point de discussion préalable entre Dieu et le démon. Ce dernier semble agir en toute indépendance mais les méthodes sont les mêmes que celles de Satan. Est-ce pour autant le même ? On se souvient du Vade retro me, Satana17 adressé par le Christ à Pierre en Mc 8, 33 : Jésus reproche alors à Pierre de prêter sa voix à Satan, «car tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes». Ce que nous apprenons donc de Satan, c'est qu'il est avant tout créature de Dieu et qu'il n'a pas accès à ses pensées : son règne est celui d'ici-bas.



Cette insuffisance de la connaissance, qu'on a déjà rencontrée plus haut, se retrouve dans l'épisode des tentations au désert. On le sait, à chaque tentation, Jésus répond en citant les Écritures. Ce qui m'interpelle en particulier, c'est la dernière tentation, où le démon croit pouvoir acculer Jésus en citant lui-même les Écritures : «Il donnera pour toi des ordres à ses anges, afin qu'ils te gardent» et encore «Sur leurs mains, ils te porteront, de peur que tu ne heurtes du pied quelque pierre». Donc le démon connaît les Écritures et même les passages qui concernent en particulier les anges : voilà qui pourrait appuyer l'idée que ce démon est Lucifer, Satan déchu ; mais le plus important ici, c'est la réponse de Jésus : «Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu». D'une part, Jésus fait comprendre que le démon n'est pas dans le secret de Dieu et que s'il cite les Écritures, il est incapable de les comprendre en vérité. Il n'y voit en effet qu'un moyen de tenter le Christ, sans saisir la vérité qui y est dite ; dès lors, sa grande erreur est de détourner le texte révélé avec un bel effet «boomerang» non maîtrisé. D'autre part, Jésus le remet à sa place : le démon a le «droit» de tenter les hommes, c'est pour cela que Dieu l'a envoyé sur terre, mais pas celui de tenter Dieu.



Et non seulement le démon provoque Dieu dans sa dernière tentation, mais n'est-ce pas ce qu'il fait depuis la première tentation ? Tenter le Christ, n'est-ce pas déjà tenter Dieu ? Et il n'est pas nécessaire d'envoyer Michel : le démon est vaincu par la seule parole révélée. Son rôle est en effet de détourner de Dieu, mais bel et bien pour que l'homme décide de lui-même de revenir à lui. Le destin de l'homme est semblable à celui du premier homme : il faut faire un choix, qui passe nécessairement par la tentation mais qui porte la promesse de vie éternelle.

Conclusion



L'iconographie diabolique montre deux grandes images : le serpent-bouc affreux, repoussant et l'ange déchu, séduisant mais aussi séducteur. En hésitant entre ces deux types de représentation, l'homme finalement montre son indécision : à la fois tenté de suivre le diable, il craint la colère divine. Si la représentation de Satan en ange déchu ne s'écarte guère du modèle assez simple de l'ange, les hommes ont pu laisser davantage courir leur imagination dans la représentation d'un être des plus abjects.



De ce point de vue, l'imaginaire occidental a créé d'une certaine manière un nouveau monstre, après la Sirène, la Sphinge ou encore la Chimère grecques18. Voici ce que dit Descartes de la production des monstres par l'esprit humain : «Car de vrai les peintres, lors même qu'ils s'étudient avec le plus d'artifice à représenter des sirènes et des satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures entièrement nouvelles, mais font seulement un certain mélange et composition des membres de divers animaux.»19. C'est bien avec des éléments terrestres que l'on a créé la figure du diable. Je finirai par une représentation du diable très originale que j'ai trouvée chez un auteur bien connu du Sénevé : C.S. Lewis. Dans les Chroniques de Narnia, l'incarnation du mal est une divinité prénommée Tash et c'est dans le dernier tome, La Dernière bataille, que l'auteur en propose une description : c'est un être doté de deux jambes, d'une tête de vautour, de quatre bras et vingt doigts. Mais le pire, c'est qu'il peut prendre la pire des formes : la sienne propre. Et nul n'est à l'abri...

Une représentation originale du diable...


S. P.


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