La Tentation chez Baudelaire

Warren Pezé


Un récent article de Sénevé démontrait qu'en littérature, l'infidélité est un thème plus vendeur que la fidélité; ne serait-ce pas dû à un plus grand succès du thème du mal en général? Le mal semble en effet l'objet de la souffrance, de la fascination, de la curiosité de nombreux auteurs qui mettent largement en scène cet aspect intime de leur vie spirituelle dans leurs oeuvres. Ainsi on peut établir un lien entre la tragédie Phèdre dont l'héroïne, consciente du mal qui la possède, reste impuissante à le conjurer et en est réduite à appeler de ses voeux sa propre mort, et l'angoisse personnelle d'un Racine redevenu janséniste, tourmenté par dix années de libertinage, qui en vint à douter de son propre salut. D'après Mauriac dans sa biographie de Racine, son retrait de la vie publique ne fut pas seulement dû au succès de la pièce, ni à la cabale qu'elle occasionna ; au contraire, la pièce et le retrait ont pu avoir une même cause, le réveil chrétien de l'auteur.

Dès lors se pose un problème: peut-on juger de la plupart des oeuvres maîtresses de notre littérature sans faire appel à la moralité ? Si on se risque à relire Baudelaire au travers des catégories morales, on finit fatalement par juger de la valeur morale de son oeuvre, qui, comme avec Phèdre, est inséparable de sa propre vie. On est alors réduit au triste choix, ou de se livrer à une analyse purement formelle à laquelle échapperait la motivation profonde de l'oeuvre, ou d'en venir à un jugement moral qui peut finir par la condamner, à tort peut-être. Le procureur Ernest Pinard, qui a instruit le procès de Madame Bovary et des Fleurs du Mal, en a peut-être fort apprécié la lecture ; mais trop conscient que ces fleurs poussaient sur du mal, il a englobé «fleurs» et «mal» dans une même condamnation. À l'inverse, Jean-Pierre Richard, qui analyse Les Fleurs du Mal dans Poésie et Profondeur, se livre à une analyse purement formelle dont la religion, le bien, le mal, la tentation, qui en forment la motivation profonde, sont singulièrement absents ; le lecteur a encore tout à faire.

Ne pouvant fuir cette alternative, je propose d'ébaucher le problème de la présence du mal, et de sa nature, dans Les Fleurs du Mal, mais en rappelant que les interprétations que je peux donner de cette oeuvre ne sont que de simples hypothèses.

Avant de voir directement Baudelaire, je propose de brosser un portrait rapide de la confusion des représentations ayant trait à la question du mal, à travers l'étude de la métaphore de la lumière et de l'obscurité ; laquelle étude nous sera utile ensuite.

«Lucifer»

L'horizon lointain

La chute dans l'abîme, représentation de la solitude absolue



On a donné au diable, entre autres, le joli nom de l'aurore, ce qui est surprenant dans la mesure où ce qu'on représente d'ordinaire comme lumineux, c'est le bien, et comme obscur, le mal (Star Wars et Le Seigneur des Anneaux à l'appui). L'iconographie chrétienne reprend partiellement cette bipartition, dans ses représentations de l'enfer et du paradis. En effet, elle représente souvent l'enfer comme un monde souterrain (Dante) et plus précisément comme l'abîme où se fait la chute (Le Paradis Perdu de Milton, qui l'appelle The Great Deep). Dans le Journal d'un Curé de campagne de Bernanos, on entend le curé affirmer que «le mal [est] cette énorme aspiration du vide, du néant » ; où règnent absence d'amour et solitude. Y être privé de lumière, c'est en fait être privé de l'Autre, être privé de Dieu, des hommes, de la réalité, soit qu'on ait réduit l'autre à soi par égoïsme, soit qu'on ait nié l'existence de Dieu qui permet à la relation de soi à l'Autre de perdurer après la mort. Enfer et paradis
On peut voir entre autres dans cette perte de contact, dans cette plongée instantanée dans la solitude, l'origine de la représentation de la damnation comme une chute vertigineuse dans l'abîme, car cette chute — c'est-à-dire le moment où le pied ne touche plus terre — figure bien la perte de contact physique avec la réalité; cet abîme sombre, qui a à la fois les propriétés de l'obscurité et de la profondeur, permet en même temps cette perte de contact physique qu'est le moment de la chute, l'attraction vers le vide qu'est la durée de la chute et l'absence même de toute sensation que représente l'obscurité qui nous relierait encore à l'objet qui pour nous n'existe plus : la vision étant le sens qui nous relie au monde par excellence. La chute dans l'abîme, c'est donc la représentation de la solitude totalement absurde à laquelle tend tout péché («peccare» : «trébucher» en latin)

La lumière, image de la communion ; le soleil, qui la permet, image de Dieu



À l'inverse, le Royaume de Dieu est représenté comme lumineux, dans toutes les représentations que j'en connais, car la lumière, en ce qu'elle permet la vision, est par excellence ce qui nous relie à la réalité. Elle est en cela plus qu'un simple sens. Platon, dans le livre VI de la République, remarque que la vue est le seul sens qui a besoin de quelque chose de plus que d'un organe pour être opérationnel.1 Il en déduit que la source de la lumière, le soleil, est à la vue ce que l'Idée de Bien est à l'intelligence, c'est-à-dire la condition de possibilité d'un regard vrai sur les objets de l'attention. En somme pour Platon, ce soleil est l'image d'une vérité idéale et immuable qui permet l'existence des savoirs théoriques, tout en gardant par rapport à eux une existence indépendante ; une image de Dieu. Dans l'univers symbolique chrétien, imbibé de platonisme, cette prégnance du soleil est omniprésente ; on peut la constater, par exemple, en comparant le chapitre XIII de la première lettre aux corinthiens de Paul au premier cantique spirituel de Racine, qui en est la paraphrase ; Racine suit à la lettre le texte paulinien, jusqu'à un moment précis où ce dernier dit ; «À présent, nous voyons confusément dans un miroir, mais nous verrons alors face à face. A présent, partielle est ma science, mais je connaitrai alors comme je suis connu ». Racine en fait ceci:
«Nos clartés ici-bas ne sont qu'énigmes sombres;
Mais Dieu, sans voiles et sans ombres,
Nous éclairera dans les cieux;
Et ce soleil inaccessible
Comme à ses yeux je suis visible
Se rendra visible à mes yeux.
»
La métaphore du soleil est entrée dans le paysage, pour signifier Dieu, ce qui est significatif car Racine, dans ses paraphrases, se permet peu d'interventions. Résurrection du Christ dans la lumière
On peut considérer que les nombreuses fois où le Christ fait référence à la lumière de la foi, c'est en tant qu'elle représente la communion entre le croyant et Dieu. Dès lors il n'est pas étonnant que notre Paradis soit baigné de lumière, car c'est le lieu de la révélation où se fait jour un rapport vrai entre toutes les créatures et leur créateur, dans la plénitude de la connaissance des uns des autres. Le nom même de Dieu dérive de dies, «le jour » en latin. Lucien Febvre, dans Le problème de l'incroyance au XVIièmesiècle, a même établi un lien entre le peu d'esprit scientifique et rationnel de ce siècle (il parle de mentalité prélogique), et l'absence de la vision dans son univers littéraire, aux dépens des autres sens.

La première conclusion à laquelle nous aboutissons est que la dualité lumière/obscurité épouse la dualité bien/mal dans la mesure où celui-là instaure un état de communion, et celui-ci de solitude absolues. Ce faisant, on n'a traité la question de la lumière que d'un point de vue eschatologique; où le péché a terminé son oeuvre de négation de l'être, et où Dieu revient instaurer la communion des saints, dans un royaume de Dieu qui n'est pas encore pleinement de ce monde.

L'horizon proche



Il faut se demander si leur représentation dans la durée terrestre épouse la même dualité lumière/obscurité. Bien sûr, dès les Évangiles, la lumière sert d'image de la foi et de la sainteté, et garde cette valeur chez de nombreux auteurs. Mais cette valeur n'est pas exclusive. On peine en effet à comprendre un titre comme Sous le Soleil de Satan, en gardant à l'esprit le principe que la lumière est l'attribut du bien. Il semble plutôt qu'à la différence de ceux (ainsi les manichéens, Star Wars et Le Seigneur des Anneaux) qui reproduisent sur terre cette bipartition exclusive entre bien et mal, il faille parfois caractériser notre condition terrestre comme le lieu de l'obscurité.

Les tenèbres de la raison

Cette obscurité, plus précisment, se rapproche d'une pénombre dans laquelle on reste toujours incertain de la véritable valeur de nos actes; un lieu qui ne possède pas la vérité lumineuse qui nous permettrait de nous déterminer, mais qui doit la recevoir de l'extérieur. Ainsi Pascal, au chapitre Les Fondements de la Religion Chrétienne des Pensées, considère qu'il existe un équilibre exact entre les faits qui confortent la foi et ceux qui la découragent, d'un point de vue purement rationnel («les antinomies de la raison pure» de Kant en sont un autre exemple); de telle sorte que seule la grâce peut faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre. Cette obscurité, c'est alors l'incertitude et le doute qui fondent la liberté du croyant d'accepter ou refuser la grâce de Dieu. Dès lors, chez de nombreux auteurs chrétiens, c'est cette obscurité qui représente la condition du croyant, et non une foi baignée de lumière. Saint Grégoire le grand, moine et pape du VIièmesiècle, écrivit dans les Morales sur Job :«les saints sont pour nous des étoiles dans le ciel, qui nous guident pour que nous marchions sur le chemin de notre nuit, jusqu'à la venue du vrai lucifer (sic !)» : à savoir le Dieu du jugement, qui arrivera avec l'aurore et mettra fin à cette incertitude en même temps qu'à la pénombre ; à ne pas confondre avec le lucifer qu'on connaît tous, le prince de ce monde.

Sous le Soleil de Satan



Dès lors il n'y a plus rien d'étonnant à ce que ce soit Satan l'ange de lumière, car il est une lumière qui a la caractéristique de se dévoiler immédiatement, en nous offrant de satisfaire nos désirs tout de suite, en jouant sur ce qui, en nous, a peur du noir, c'est-à-dire refuse la réalité de sa condition. Cet ange de lumière a la propriété de rabaisser notre humanité à son degré infantile, apeuré, tyrannique (tous les enfants exigent la satisfaction immédiate de leurs désirs), là où le Christ au contraire nous éduque paternellement au principe de réalité et nous rend adultes en élevant notre liberté dans cette pénombre. Un bon exemple de cette situation se trouve dans La Tentation de Saint Antoine, de Flaubert, dans laquelle la longue tentation du saint ermite s'achève par un brillant lever de soleil; soleil dans lequel est inscrite la figure du Christ (la fin de la tentation figurant la fin de la vie). L'univers symbolique chrétien est donc complexe; le soleil peut y signifier autant Dieu que le diable. On peut l'associer à l'ambivalence du royaume de Dieu lui-même, perspective eschatologique d'une part, mais déjà présente dans la sainteté terrestre (les étoiles qui nous guident) et l'Esprit Saint. La tentation du Christ, combat entre l'illusion et la Vraie lumière

Le soleil, astre ambivalent



Il faut enfin évoquer la puissance symbolique de ce nouveau soleil ; dont l'irradiation n'est plus synonyme de savoir et de communion, mais d'attraction, de fascination, de polarisation (le soleil étant précisément l'astre qui possède le plus cette faculté d'attraction). Il peut en résulter que pour celui qui a choisi d'accueillir cette lumière (comme Mouchette dans Sous le Soleil de Satan), la liberté (la pénombre) est perdue. On comprend mieux alors que le lieu de la tentation par excellence ne soit ni un harem, ni une boulangerie-pâtisserie, mais bien le désert, où l'homme se retrouve en présence de rien, et du soleil, qui après avoir tout détruit, propose tout ; le face à face avec Satan en son royaume (et l'on retrouve encore un attribut du soleil ; la faculté de stériliser ou de fertiliser). Il existe donc deux visions différentes du soleil, celle d'un soleil excentrique, dispensateur de bienfaits, se consumant pour nous donner la vie, et celle d'un soleil concentrique, stérilisant et aveuglant, qui absorbe tout.

Il semble donc que le «prince de ce monde » soit source de lumière dans ce monde et source d'obscurité dans l'autre, alors que Dieu construit notre foi en sens inverse. Cette métaphore omniprésente de la lumière est révélatrice de notre incapacité à caractériser précisément la singularité de chaque forme de révélation qui se fait jour, et, par ce biais, de la confusion qui peut exister dans nos esprits entre bien et mal, entre lesquels ne règne pas la frontière précisément dessinée que certains veulent bien voir: dans cette mesure, il est rassurant de voir que l'univers symbolique chrétien rend mieux la complexité de la vie quotidienne que les systèmes plus binaires où se confondent les royaumes de Dieu et des hommes, privant l'homme de sa part de liberté dans leur détermination. Nous allons maintenant voir comment Les Fleurs du Mal illustrent une conception diabolique attractive et lumineuse telle que nous venons de la décrire.

Baudelaire



Un tournant de la littérature

Baudelaire occupe une place de choix dans la littérature française. Il me semble qu'il est le premier à avoir clairement fondé son oeuvre sur sa propre expérience du mal et de la tentation, et que c'est pour cette lucidité et cette franchise qu'il reste un des poètes les plus appréciés de notre temps, alors qu'on peine souvent à comprendre quelle franchise subsiste sous les mises en scène virtuoses de la poésie baroque par exemple, bien que celle-ci fût prolixe en apparitions diaboliques. Mais de son temps, l'exigence de franchise n'était pas encore la priorité du public ; quand Les Fleurs du Mal sont publiées en 1857, le procureur Ernest Pinard ne s'y trompe pas, et leur intente aussitôt un procès pour immoralité (comme il l'avait fait à Madame Bovary). Un certain nombre de pièces du recueil sont interdites à la publication.

Baudelaire


Le titre même de son oeuvre est explicite; il suggère une fertilité esthétique du mal. Il rappelle la sentence d'un précurseur récent de Baudelaire, Aloysius Bertrand, dans Gaspard de la Nuit (oeuvre admirée par Baudelaire) :«La poésie est comme un amandier ; ses fleurs sont parfumées et ses fruits sont amers ». Les fleurs, en ce qu'elles précèdent les fruits, incarnent le caractère immédiat de la jouissance esthétique, vouée à une extinction rapide; les fruits au contraire en sont le caractère pérenne, puisqu'ils représentent l'aboutissement du cycle naturel. La comparaison de Bertrand est donc une figure tout-à-fait cohérente de la tentation diabolique, qui propose la satisfaction immédiate au détriment de l'éternité.

Présence de Dieu, présence du diable

La double postulation simultanée

La poésie de Baudelaire se caractérise par ce qu'il appelle lui-même la «double postulation simultanée »; à savoir la tension du sujet vers deux horizons opposés (le Bien et le Mal, Dieu et le diable). Une telle double postulation suppose forcément une impuissance du sujet à décider laquelle des deux choisir ; «il est plus difficile d'aimer Dieu que de croire en Lui. Au contraire, il est plus difficile pour les gens de ce siècle de croire au diable que de l'aimer... » écrit Baudelaire dans un essai de préface. Déchiré par sa tension à la fois vers le mal et vers le bien, le sujet souffre surtout de l'inertie qui l'empêche de prendre pleinement parti entre les deux; ce que met en scène le poème Heautontimoroumenos , le «bourreau de soi-même »:
« Je suis la plaie et le couteau
Je suis le soufflet et la joue
Je suis les membres et la roue
Et la victime et le bourreau
Ce qui triomphe chez lui c'est le sentiment de l'horreur du mal, en même temps que sa fatalité ; la conviction de sa propre impuissance. On a le sentiment de cette torture dans un autre essai de préface, où Baudelaire exprime ainsi sa propre aspiration à la paix: «j'aspire à un repos absolu et à une nuit continue [...] ne rien savoir, ne rien enseigner, ne rien vouloir, ne rien sentir, dormir et encore dormir, tel est aujourd'hui mon unique voeu. Voeu infâme et dégoûtant, mais sincère».

Attraction du bien, attraction du beau



Il faut maintenant caractériser les attractions différentes de Dieu et du diable ; on peut réécouter ce qu'en disent ses préfaces: «Qu'est-ce que la poésie ? Quel est son but ? de la distinction du Bien d'avec le Beau ; de la Beauté dans le Mal...» ailleurs: «il est plus difficile d'aimer Dieu que de croire en lui. Au contraire, il est plus difficile pour les gens de ce siècle de croire au Diable que de l'aimer. Tout le monde le sent et personne n'y croit... ». On peut voir dans cette distinction un reflet de celle que nous avons esquissée plus haut, entre un Dieu éducateur qui ne donne pas prise au désir tyrannique, un Dieu pleinement paternel, et un diable qui cache sa nature derrière la tentation (la tentation étant précisément un jeu de mensonge), dont la beauté peut offrir une bonne image, si on considère uniquement son pouvoir d'attraction et d'aliénation. La beauté qui rend fou, l'amour qui rend aveugle...

On doit aussi en déduire que le sujet d'un telle déclaration doit avoir un tempérament plus contemplatif qu'actif, comme en témoigne sa distinction du bien d'avec le beau ; ce n'est pas le mal en lui-même qui est intéressant, mais la jouissance esthétique qu'on en retire. Cela semble se vérifier dans les multiples allusions au rêve et au fantasme présentes dans Les Fleurs du Mal: par exemple, le Reniement de Saint Pierre, La Voix, La Destruction, L'Amour et le Crâne , et dans la dédicace au lecteur:
«Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste
Qui berce longuement notre esprit enchanté

Le personnage du diable



La peur du noir et la course au progrès



D'un côté, le diable semble l'être omniscient et rassurant qui apaise les angoisses et satisfait les désirs, l'ange de lumière qui renvoie le sujet à l'irresponsabilité de l'enfance. Le sujet est alors cet enfant qui a peur du noir dont on a déjà parlé. Dans les Litanies de Satan, le diable apparaît comme possesseur d'une science dont la principale fonction est de guérir les angoisses des êtres faibles ; les lépreux, les parias, le proscrit, l'homme frêle... Le diable est l'initié pour ainsi dire, qui connaît les secrets de Dieu et peut les révéler aux hommes:
«Toi qui sais en quels coins des terres envieuses
Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses
Adam et Eve, la tentation de la connaissance sans Dieu
Le ressort du pouvoir diabolique est ici notre propre incompréhension des desseins de Dieu, qui nous conduit à nous confier à Satan pour nous les révéler; la conséquence est que le progrès scientifique est lié à la transgression, dont l'image romantique de Prométhée a été l'exemple le plus exploité. Plus loin, il donne le secret de la poudre à canon à «l'homme frêle», image du progrès destructeur. C'est une sorte de Prométhée, peut-être, mais dont la flamme dégrade l'homme au lieu de l'élever; la tonalité optimiste qui était celle de la première génération romantique (par exemple, le Prometheus unbound de Shelley) semble s'estomper. Ce n'est pas un hasard si dans ce même poème, le thème de la science est en même temps lié à celui de la faiblesse et à celui de la convoitise (qu'incarne à la fin, la figure de Crésus). Le diable met à notre disposition tout cet attirail de progrès, mais la volonté de progrès est liée à la corruption de l'âme. D'ailleurs, les pierres précieuses, les métaux, qui reviennent régulièrement dans l'oeuvre, semblent avoir la même particularité lumineuse que le soleil concentrique dont on a parlé plus haut ; ils fascinent, absorbent la lumière et l'attention. On retient donc un sujet poussé vers la science par sa faiblesse, mais qui en est conscient: encore la double postulation.

La contemplation de la chair



De l'autre, le diable fournit l'amour charnel, et d'autres jouissances. Mais de cet amour, l'aspect le plus intéressant est la contemplation qu'on en tire, la rêverie. On le voit dans le poème L'Amour et le Crâne; l'Amour est assis sur le crâne de l'Humanité, et s'amuse à souffler des bulles, qui éclatent ; l'Humanité lui reproche d'éparpiller ainsi sa «cervelle », son «sang » et sa «chair ». Il me semble que ces bulles représentent le plaisir charnel; parce qu'elles croissent avant d'éclater brutalement, parce qu'elles tendent au vide («comme pour rejoindre les mondes/ au fond de l'éther »), parce qu'elles engendrent déception et angoisse après leur éclatement (c'est la réplique finale de l'humanité), parce qu'une telle image, la bulle de savon, montre le désir sous un jour chimérique et déçu. L'Humanité est rendue dépendante de cet Amour ; parce que, vidée un peu plus de sa substance à chaque bulle, elle est d'autant moins forte pour lui résister, et en est réduite à «prier et gémir »; une posture passive, encore une fois. Ce qu'il convient de remarquer, c'est que l'humanité est représentée sous la forme d'un crâne dont l'amour absorbe la substance. On en déduit que c'est un aspect intellectuel de la jouissance que propose le diable chez Baudelaire, une contemplation qui épuise d'autant plus que, comme toute jouissance, elle doit être constamment renouvellée. D'ailleurs la bulle contient un «songe d'or », qui trouve un écho dans de nombreux autres poèmes du recueil où est faite référence au rêve. Ce poème est, je pense, la meilleure image de la double postulation simultanée qu'on puisse trouver. On peut rappeler que Jean-Pierre Richard, dans Poésie et Profondeur, considère Baudelaire comme un personnage profondément rationnel et scientifique, et que ses poèmes sont parfois des essais de reconstruction de rêves et d'extases (souvent déclenchés par la drogue).

Nous voyons donc comment le diable, apparaît comme le guérisseur des angoisses et des faiblesses, comme celui qui donne immédiatement à un sujet affaibli ce pour quoi Dieu nous dispose à patienter et à travailler toute notre vie. Il possède en effet les symptômes que nous avons identifiés en première partie, l'attraction, la fascination, l'aliénation, qui lui permettent de récupérer les attributs symboliques du soleil et de la lumière, normalement réservés à Dieu, d'où une confusion déroutante entre les attributs de Dieu et ceux du diable. Le diable détourne les attributs divins, ce qui explique la gêne ressentie devant les Litanies de Satan. La mise en scène d'un tel diable doit son succès à la vérité que nous lui attribuons; nous pouvons être reconnaissants à Baudelaire d'avoir osé nous donner des armes pour, à notre tour, combattre ce dont nous ne croyions pas devoir nous méfier.

W. P.




Index du numéro.