Lettres à un jeune diable

Sylvain Perrot


Alors que je me trouvais à une rencontre entre les étudiants et Mgr Schönborn, la discussion s'est engagée brièvement sur le diable. Ne pouvant s'appesantir sur le sujet, l'archevêque de Vienne nous a suggéré une lecture très intéressante, aussi ai-je décidé de vous en parler un peu, puisque le thème s'y prête bien. L'auteur, bien connu du Sénevé, est surtout célèbre pour ses Chroniques de Narnia. C.S. Lewis, vous l'aurez reconnu, a écrit beaucoup de petits ouvrages, tantôt fictifs, tantôt théoriques, où il s'interroge sur divers aspects de sa vie de chrétien.



Dans The Screwtape Letters, c'est la question de la tentation qui le préoccupe. Il s'agit d'une correspondance fictive entre un jeune diable débutant, Wormwood, et son oncle plus expérimenté dans la tentation. Les trente-et-une lettres qui composent ce recueil ne sont signées que de la main de l'oncle, Screwtape, lequel fait à chaque lettre allusion à la lettre que lui a envoyée son neveu. Le neveu a reçu un homme à tenter et rencontre quelques difficultés.

The screwtape letters


Voici l'introduction de la première édition allemande de l'oeuvre, publiée en 1958 (l'oeuvre fut publiée en 1944) :



Les trente-et-une lettres que le sous-secrétaire d'État Screwtape a écrites à son neveu inexpérimenté Wormwood sont un miroir qui reflète le moi humain, dans lequel on se plonge tantôt en souriant, tantôt en réfléchissant, mais toujours avec grand intérêt.
Wormwood a la mission de mener Mr. Spike, un jeune gentleman anglais, sur le mauvais chemin. Oncle Screwtape n'est pas satisfait des rapports de son neveu et lui donne par correspondance un cours en règle sur l'art de tenter les hommes.
Pour ce faire il examine naturellement à la loupe la vie intime de Mr. Spike et montre comment dans toute bonne résolution se cache le ver, comment derrière telle ou telle vertu un puissant égoïsme se dissimule, mais aussi combien un diable sagace devrait peu parier sur une défaillance que l'homme avoue honnêtement devant lui.
Dans le cas de Mr. Spike, le diable est resté sans succès. Mais dans notre cas, la lecture a un effet auquel le sous-secrétaire d'État Screwtape n'avait probablement pas pensé : elle nous aide à regarder une fois derrière notre moi et çà et là à rire fortement de nous. Il n'est pas de meilleur moyen de se débarrasser une fois pour toutes du diable en nous !




Voici maintenant la préface de Lewis1 :




Je n'ai pas l'intention d'expliquer comment l'échange de lettres que je publie ici est arrivé en mes mains.
En matière de diables, il existe deux erreurs dans lesquelles tombe facilement le genre humain. Elles s'opposent et pourtant produisent le même effet. L'une est de leur refuser toute existence. L'autre consiste à croire en leur existence et à s'en inquiéter démesurément, d'une manière qui n'est pas saine. Les diables eux-mêmes se réjouissent autant de ces deux erreurs. Ils saluent avec le même plaisir le matérialiste et l'adepte de magie noire. N'importe qui peut s'approprier facilement des textes, tels qu'ils sont présentés ici, pour peu qu'il sache comment les employer. Les hommes malintentionnés ou facilement excitables, qui ne sauraient en faire qu'un mauvais usage, ne doivent toutefois pas apprendre de moi la manière de s'y prendre.
Puisse le lecteur ne pas oublier que le diable est un menteur. Tout ce que Screwtape a à dire ne devrait ni ne doit être pris pour argent comptant, pas même de son point de vue. Je n'ai pas essayé d'identifier un être humain en particulier dans l'homme qui est nommé dans ces lettres ; mais je tiens pour fort invraisemblable que le portrait, disons de Mme Spike ou de la mère du patient, soit dessiné avec vérité dans tous ses aspects. L'illusion est présente en enfer comme sur terre.
Il me faut encore ajouter une chose : il n'y a pas eu de tentative d'épurer la chronologie des lettres. La lettre XVIII semble avoir été écrite avant que le rationnement des vivres ne prît une forme sérieuse. En général toutefois, la notion de temps chez les diables ne semble pas avoir de rapport avec celle des hommes et je n'ai pas essayé de la restituer. De toute évidence, Screwtape n'a trouvé d'intérêt à l'histoire de la guerre européenne que dans la mesure où les événements ont influencé de temps à autre l'état d'esprit d'un seul être humain.




Il est intéressant d'essayer de penser à la place d'un diable comme ceux imaginés par Lewis, plus encore à la place de celui que Screwtape nomme «Notre-Père-sous-la-terre». Inversement, Dieu est appelé l'«Ennemi». Je ne puis que vous conseiller de lire cet ouvrage, dont voici quelques passages significatifs :



Pense toujours que ton patient n'est pas pur esprit comme toi. Puisque toi-même tu n'as jamais été un homme (ah, ce détestable avantage de l'Ennemi !), tu ne pourras jamais pleinement mesurer combien ces créatures sont terriblement esclaves du poids des habitudes. (lettre I)



C'est avec le plus grand des déplaisirs qui j'ai appris que ton patient était devenu chrétien. Ne t'imagine pas que tu vas échapper à la punition habituelle, j'espère bien que tu ne l'espères pas même dans tes meilleurs moments. En même temps, il faut voir les choses du bon côté. Nous n'avons pas encore sujet à désespérer. Des centaines de «convertis » adultes peuvent être récupérés et se retrouvent définitivement chez nous, après qu'ils ont fait un court séjour dans le camp de l'Ennemi. (lettre II)

L'homme est un amphibien — mi-esprit, mi-animal. (La décision de l'Ennemi de créer un tel mélange révoltant, fut une des raisons qui ont poussé notre Père à lui retirer son soutien). Comme esprits ils appartiennent au monde éternel, mais comme animaux à l'éphémère. Donc, tandis que leur esprit peut être tourné vers un but éternel, leur corps, leurs passions, leurs idées sont soumis aux continuels changements, car vivre dans le temps, ça veut dire se transformer. (lettre VIII)

Donc les événements sont sur la bonne voie. Je me réjouis surtout que les deux nouveaux amis de ton patient l'ont rendu célèbre avec toute leur clique. D'après les données de notre bureau du registre, ils sont tous parfaitement dignes de confiance ; des railleurs, des enfants du monde persévérants et conséquents, qui, sans avoir commis le moindre crime sensationnel, se dirigent néanmoins calmement et agréablement vers la demeure de notre Père. (lettre XI)

Tu fais incontestablement des progrès éblouissants. Je n'ai qu'une crainte, c'est que, à cause de ta hâte à le pousser toujours plus loin, tu ne fasses prendre conscience à ton patient de sa situation réelle. Toi et moi, qui voyons sa situation telle qu'elle est réellement, ne devons jamais oublier combien elle doit lui paraître complètement différente. (lettre XII)

À cause de cette fille et de cette exécrable famille, ton patient fait tous les jours la connaissance de plus de chrétiens, et qui plus est, de chrétiens très cultivés. Pour longtemps il sera impossible d'étouffer cette vie spirituelle en lui. Eh bien alors nous devons l'empoisonner ! Sans doute t'es-tu exercé, dans la salle d'entraînement, à te transformer en ange de lumière. Maintenant le temps est venu de faire la même chose en prenant le visage de l'Ennemi. Le monde et la chair nous ont déçus ; il reste un troisième pouvoir. Parvenir au succès par cette troisième voie est ce qu'il y a de plus beau. Un saint déchu, un pharisien, un inquisiteur ou un chasseur de sorcières donnent en enfer bien plus d'occasion de plaisir qu'un tyran ou un débauché des plus communs. (lettre XXIII)

Une fois encore nous voilà devant l'inexpliquable. À côté de la malédiction de vains tentateurs comme toi, la plus grande de toutes les malédictions est l'échec de notre bureau des nouvelles. Si seulement nous pouvions connaître sa véritable intention ! Hélas, hélas ! Que cette connaissance si haïssable en soi et si exécrable doive être la seule condition nécessaire pour accéder au pouvoir ! Parfois je pourrais presque en désespérer. Tout ce qui me tient debout est la conviction que notre sens des réalités, notre rejet (face à toutes les tentations) de toute fadaise stupide et de tout tralala doit bien gagner à la fin ! Entretemps j'ai encore un compte à régler avec toi. (lettre XXXI, fin)

Bonne lecture !

S. P.


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