René Rémond, au revoir
Raphaël Spina
1918-2007
Le tala engagé, l'Histoire et la science politique
Il était
, pour combien d'entre nous, un vieux souvenir de prépa, une
vieille connaissance dont les manuels et les ouvrages d'Histoire ont marqué
nos premiers pas dans l'ère des concours. C'était lui-même une figure
historique de l'École, participant actif de l'aumônerie et de la Résistance
normalienne, animateur national de la vie étudiante chrétienne dans les
durs temps de guerre, puis caïman, et bien plus tard, président de
l'Association des archicubes — une fonction qu'il tint à assumer près de quinze ans (1989–2003), quand les charges ne lui manquaient pas. Il fut encore
plus longtemps l'âme de Science Po. Il restera l'un des plus grands
historiens et politologues français, et pour le grand public un
commentateur attitré des soirées électorales. En même temps qu'un citoyen
engagé, représentant d'une certaine idée de la politique, où la
prédominance de l'humanisme est possible, comme la compatibilité de
convictions fortes avec la lucidité. Enfin il fut toute son existence
attaché à un christianisme de raison, de dialogue et d'ouverture. Avec la
disparition de l'historien internationalement reconnu, du pédagogue et du
frère de foi, sûrement sommes-nous nombreux à avoir perdu plus qu'un auteur
de nos bibliothèques.

Il est parti quelques jours après Pâques, quelques jours avant le
premier tour d'une présidentielle — appelée elle-même à renouveler une
génération politique et à clore un long cycle ouvert en 1974. Faut-il voir
là un signe, comme si la Providence avait repéré ce moment pour clore une
riche existence qui prit tôt pour balises la foi catholique, l'engagement,
et la rénovation du savoir politique ?
Quelques jours avant la fin de cette Grande Guerre qui ouvre « notre
Siècle », René Rémond voit le jour à Lons-le-Saulnier, le 30 septembre
1918. Cette figure intellectuelle parisienne n'oubliera pas son Jura
d'origine : sur son épée d'académicien figurait le blason de sa ville
natale.
Pour ses jeunes années, il évoquera l'influence de sa mère dans
l'affirmation de sa foi, la gentillesse des prêtres qui mettent leurs
bibliothèques au service de sa formation intellectuelle. Dans le roman
familial, son oncle l'a-t-il aussi marqué ? Mgr Paul Rémond est évêque de
Nice de 1930 à 1963, un personnage de longévité et d'envergure
1 ! À
Paris, le jeune homme étudie au lycée Carnot, à Condorcet, à Louis-le-
Grand. Il milite déjà, à la Jeunesse Etudiante Chrétienne (JEC), où il
rencontre Josette, sa future femme. Brillant admissible à la rue d'Ulm, il
n'échoue que de peu. Sans doute pour un mobilisable, le mois de juillet
1939 n'est-il pas le plus propice à passer sereinement les épreuves.
Soldat, il vit la débâcle, apprend l'Armistice. Les Allemands se
retirant de quelques départements, il n'a que la satisfaction le 4 juillet
1940, de participer à la première libération de Clermont-Ferrand, et de
remettre les trois couleurs sur le toit de la caserne du 92
ième R.I.
2 Il est
démobilisé en octobre 1941. Il revient habiter dans le XVII
ième arrondissement
de Paris occupé, reprend la Khâgne à Louis-le-Grand. Cette fois-ci est la
bonne : il est de la promotion 1942.
L'École où il rentre est prise dans la tourmente de l'Occupation, et
des ambiguïtés inhérentes à l'existence d'un État français dictatorial et
collaborateur. Le directeur, le distingué latiniste Jérôme Carcopino, vient
de servir la Révolution Nationale comme ministre de l'Éducation, de
novembre 1940 à avril 1942, épurant les républicains et les francs-maçons,
appliquant le statut des Juifs, mais évincé lorsqu'il se refuse à pousser
trop loin la remise en cause de la laïcité. À l'École, si Carcopino n'a
rien d'un collaborateur et intervient ça et là pour rendre service ou pour
conjurer le STO, les élèves contestataires sont vivement désapprouvés, les
conscrits doivent prêter serment de n'être ni d'origine étrangère, ni
israélites ni francs-maçons, les condisciples juifs ne sont plus admis que
sur une liste « bis » et interdits d'agrégation
3. René Rémond évoquera sa
première rencontre avec J. Carcopino, le matin du 8 novembre1942 : alors
que l'École bruit de la nouvelle du débarquement anglo-américain en Afrique
du Nord, le directeur n'y fait pas une seule allusion. Toutefois, il
témoignera en sa faveur après la guerre.
La Résistance côté cour aux Ernests
L'École a vu sortir de ses rangs des chefs du
collaborationnisme
4. Mais qu'en ces années noires, le noble cloître se
distingue d'abord comme pépinière de résistants, cela est hors de doute, et
les Allemands seront les derniers à s'y tromper
5. Ne compte-t-on pas
jusqu'à 20 % de résistants parmi les élèves en cours de scolarité, pour une
aventure clandestine risquée qui a rarement vu s'engager plus de 3 % de la
population ?! Dans la thurne de l'élève Rémond, sur les six colocataires,
ils sont quatre à agir séparément dans la Résistance.
Ce conscrit est préparé à la réflexion politique par son militantisme
d'avant-guerre dans une JEC très antinazie, par l'unanimité antimunichoise
dans sa famille, par la tradition dreyfusarde de l'École et son atmosphère
fort propice à l'entrée en résistance. Fin de la zone sud, désastres
allemands à Stalingrad et en Afrique du Nord, création de la Milice,
instauration du STO qui s'étend aux étudiants et met toute l'École en émoi,
le tournant de 1942-1943 est riche en événements portant les élèves à
réflexion. Mais les valeurs ou l'urgence ne poussent pas seules à l'action,
il faut des aides, des témoins pour montrer le chemin. En juin 1943, l'ex-
prince tala André Mandouze (L 1938) vient à Ulm discourir de l'« engagement
du chrétien ». René Rémond et ses amis ignorent que le bouillant catholique
de gauche est à Lyon le bras droit du R.P. Chaillet à la tête du Témoignage
Chrétien clandestin. Mais son appel ouvert à la révolte ne laisse pas de
doute quant au côté duquel penche son coeur — ni sur celui où les leurs
doivent pencher : « Pour un bon nombre de mes camarades astreints au STO,
[sa conférence] fut libératrice ; elle leur a apporté des éléments de
réflexion et proposé une issue, allait jusqu'à indiquer quelle filière
suivre pour rejoindre le maquis. S'ils ne l'avaient pas entendu, ils n'y
seraient peut-être pas partis. Combien y eut-il ainsi d'engagements,
d'appels ? »
René Rémond s'engagera donc, préparant l'agreg côté jour et faisant du
renseignement côté nuit. Avec quelques amis talas, il entre au service du
mouvement Ceux de La Résistance, et va repérer dans la région parisienne
les zones où les Allemands pourraient installer leurs avions et leurs
fusées V1.
C'est l'époque aussi où le brillant caïman de philosophie Stéphane
Piobetta franchit les Pyrénées en compagnie du cacique général Jean-Pierre
Danaud et, refusant pour mieux pouvoir se battre la proposition de de
Gaulle d'entrer au service du gouvernement d'Alger, va trouver la mort sur
le front italien
6. Depuis le labo de chimie rue Lhomond, les Pr. Raymond
Croland et André Piganiol animent le réseau Couleuvre. Robert Salmon (L
1941, juif converti au catholicisme) aide des étudiants majoritairement
chrétiens à fonder Défense de la France dans le sous-sol de la Sorbonne.
Maurice Clavel gagne le maquis de Chartres dont il sera un des libérateurs,
et entame une trajectoire riche et complexe le conduisant du pétainisme au
gaullisme puis au gauchisme chrétien. Jean-François Revel (L 1945), qui
affiche un peu trop haut ses convictions contestataires, a la peur de sa
vie quand des condisciples déguisés en agents gestapistes débarquent dans
sa thurne lui apprendre la prudence à coup de canular. Henri Plard passe
trois mois à Drancy pour avoir porté l'étoile jaune en solidarité alors
qu'il est protestant. À Science Po, futur fief de René Rémond, le R.P.
Beirnaert n'est pas le dernier à pousser à la lutte. Et en ces jours-là,
combien d'anciens normaliens au plus hauts sommets de la Résistance, Raymond Aron
et Stéphane Hessel à Londres, Jean Cavaillès philosophe fusillé, Pierre
Brossolette autre cacique suicidé sans avoir parlé, Jean Prévost l'écrivain
mort armes à la main au Vercors.
Et en ces jours-là comme au temps de Noé, rue d'Ulm on songe à sa
carrière, on se marie, on écoute les conférences, on passe l'agrégation, on
commence ses mémoires et sa thèse, sauf que cette fois, pour R. Rémond et
ses amis, le Déluge est déjà là.
La Résistance côté jardin
Son action clandestine a un complément public. À son admission, il
entre au secrétariat général de la JEC. En 1943, il en est responsable
national universitaire, le principal dirigeant avec son ami le secrétaire
général André Rauget. Le duo est de ces responsables plus politisés par qui
la JEC entre en dissidence après une phase de flottements. Elle est
désormais en contact avec la Résistance au niveau des secrétaires nationaux
et fédéraux, les deux amis rencontrant fréquemment les résistants
catholiques dont Mandouze dans un appartement qu'ils ont loué
ad hoc. Face
aux drames de conscience engendrés par le travail forcé en Allemagne, la
JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne) met plutôt l'accent sur la solidarité
avec les ouvriers précocement expédiés outre-Rhin et sur le travail
missionnaire à aller accomplir parmi eux, la JEC éclaire ses troupes sur le
risque d'apporter une aide involontaire à l'Allemagne nazie. Plus de
jécistes peupleront en proportion les maquis que de jocistes, mais
l'essentiel fut d'abord d'éduquer les consciences et les
responsabilités
7. En mai 1944, avec « Défense de l'Université », un
retentissant éditorial conjoint des deux jeunes gens dénonce la campagne
collaborationniste contre l'
Alma Mater. Ils y décèlent que Darnand s'en
prend à un corps intermédiaire qui contrecarrerait ses ambitions d'établir
un régime totalitaire à la française, dont sa Milice serait parti unique.
Ils dénoncent aussi le pouvoir « quasi-dictatorial » des Comités
d'Organisation économiques, confirment l'interdiction d'entrer aux Equipes
Nationales pétainistes. La hiérarchie leur reproche d'être trop
intransigeants et de faire trop de « politique ». Quant au vieux Maurras et
à l'Action française, ils redoublent d'attaques contre la JEC.
Dans la France libérée, René Rémond n'en a pas fini avec la JEC. En
1946, au congrès de l'UNEF à Grenoble qui rédige la charte de référence du
syndicalisme estudiantin pour soixante ans, un délégué jéciste fait adopter le
célèbre article premier qui redéfinit durablement l'étudiant comme un « jeune
travailleur intellectuel » : il s'appelle Jean-Marie Lustiger. La même
année R. Rémond est partie prenante de la création à Paris du Centre de
Documentation et d'Information, premiers pas de la JEC vers une présence
internationale ; il en est élu Secrétaire Général. Le CIDI engendrera la
Jeunesse Etudiante Catholique Internationale (JECI). Création durable :
elle a fêté ses 60 ans le 9 Septembre 2006 en sa présence. Entre-temps,
dans les années 1960, René Rémond avait aidé à redéfinir la mission de la
JEC après Vatican II.
Le caïman d'Ulm, l'oracle de Sciences Po et le taxinomiste des droites
Jeune agrégé d'histoire, bientôt docteur ès lettres, l'archicube René
Rémond est assistant en Sorbonne (1949), puis à la fac des Lettres de
Clermont. Il aurait pu marquer l'École Pratique des Hautes Etudes, future
EHESS : en 1946, à 28 ans, il se voit proposer par Lucien Febvre de
l'aider à en fonder la VI
ième Section. Il décline l'offre du cofondateur des
Annales, et préfère servir rue d'Ulm comme caïman. Il y prépare à
l'agrégation une génération de grands de l'Histoire : François Bédarida,
comme lui résistant catholique et historien de la guerre, Maurice Agulhon
l'historiographe de la République et de Marianne, le sociologue Alain
Tourraine, le médiéviste Jacques Le Goff. Il n'a pas fini de les retrouver
comme associés au fil d'un demi-siècle de travaux. Mais c'est surtout
Sciences Po qu'il va marquer de son empreinte, au point de se confondre
avec l'institution. Dès 1947, il y dispense un enseignement. En 1956, il y
devient directeur d'études et de recherches. De 1981 à fin janvier 2007, il
est président de la Fondation Nationale des Sciences Politiques.
C'est cette longévité rend inestimable l'ampleur de son apport à des
générations d'étudiants, d'enseignants et de chercheurs. « Les politologues
Alain Lancelot ou Jean-Luc Parodi, et les historiens Jean-Pierre Azéma,
Jean-Jacques Becker, Serge Berstein, Jean-Noël Jeanneney, Pierre Milza,
Pascal Ory, Antoine Prost, Jean-Pierre Rioux et Michel Winock, sans oublier
les futurs journalistes Alain Duhamel ou Michèle Cotta, et des responsables
politiques aussi (Jack Lang), entreront peu à peu dans ce que l'un de ces
historiens, Jean-François Sirinelli, appellera plus tard la “Rémondie”»
(Thomas Wieder).
La vie politique continue. Comme beaucoup de catholiques de
centre-gauche,
René Rémond est séduit par l'expérience Pierre Mendès France
(1954). Jusqu'à la fin de sa vie il reste fidèle aux impératifs du
mendésisme : intégrité morale, discours de lucidité et de responsabilité,
refus de mentir aux électeurs, volonté d'en appeler à leur raison plutôt
qu'à leurs passions, à leurs peurs ou à leurs frustrations, attachement à
la modernité, soucis humanistes ne s'encombrant pas d'orthodoxie
doctrinaire. De 1954 à 1962, pendant la guerre d'Algérie, il combat l'usage
de la torture. Contre la censure, il aide à diffuser le témoignage terrible
du jeune scout routier Jean Müller, tombé en Kabylie, qui décrit les
horreurs des deux camps et dénonce le colonialisme en chrétien.
Les attaques gaullistes contre « le régime des partis », les
circonstances très controversées de la fin de la IV
ième République ont-elles
marquées son jugement lorsqu'il pose le gaullisme en avatar contemporain du
bonapartisme, dans son chef-d'oeuvre le plus célèbre qu'il publie en ces
années-là ? À trente-cinq ans, il publie l'oeuvre de sa vie, rédigée discrètement,
presque clandestinement, car ses maîtres auraient froncé les sourcils qu'il
néglige sa thèse en cours
8.
Un classique inusable
La Droite en France (1954), plusieurs fois rééditée, rebaptisée
significativement Les Droites en France (1982), actualisée par Les Droites
aujourd'hui (2005), est de ces livres qui marquent un avant et un après
dans l'histoire de la science politique. Salué aussitôt par les maîtres
François Goguel et Raymond Aron, et nonobstant que le sujet soit brûlant
dans une IV
ième République où la vie politique est autrement plus animée que
de nos jours, ce livre concis et limpide conquiert le public et jusqu'aux
politiques eux-mêmes, au point que ses conclusions sont devenus des lieux
communs.
La thèse est connue : il y a non pas une mais des droites, dont la
généalogie remonte à la Grande Révolution : les trois droites légitimiste,
orléaniste et bonapartiste, qui se perpétuent durablement jusqu'au XXe
siècle. La première est radicalement contre-révolutionnaire, d'inspiration
cléricale, et voit dans la rupture de 1789 un châtiment divin ou une
conspiration diabolique. La seconde, libérale, satisfaisant la bourgeoise
et l'aristocratie éclairée, admet et défendu les conquêtes essentielles de
1789 : les libertés fondamentales de pensée, de parole et de vote,
l'égalité civique, l'importance du jeu parlementaire, la limitation du
pouvoir de l'État. Mais elle refuse de prendre en compte l'existence du
problème social, rejette l'intervention de l'État fût-ce pour limiter les
abus, les inégalités et les misères les plus criantes, se méfie des masses
populaires et de leur intégration à la démocratie. La troisième,
volontariste et très autoritaire, se réfère au peuple par un discours
plébiscitaire, voire populiste ou démagogique. Elle refuse la révolution
socialiste ou marxiste mais admet une certaine dose d'intervention étatique
et de jacobinisme. Sans attachement excessif aux libertés, elle les
bafoue à son gré et méprise les formations partisanes et l'équilibre des
pouvoirs au profit de l'appel à un chef providentiel concentrant le pouvoir
en ses mains
9.
Peut-être peut-on certes avoir envie aujourd'hui de discerner
davantage de trois droites. Dans ses piques régulières contre le livre, le
P. Armogathe ne manque en tout cas jamais une occasion de militer en ce
sens devant l'actuelle génération tala... !
Certains ont aussi reproché la tripartition rémondienne de ne pas
faire assez de place au fascisme, qui recoupe le national-populisme hérité
du bonapartisme et du boulangisme, mais s'en distingue par sa volonté
d'encadrement totalitaire de la société, le rôle angulaire du racisme et de
l'antisémitisme, son absence complète dans la Résistance
10. Mais c'est
dans le sillage de ce classique incontournable, les ouvrages récents
s'inscrivent : ainsi en 1992 les trois volumes de l'
Histoire des droites en
France dirigées par son ancien élève Jean-François Sirinelli, historien de
la Khâgne et des intellectuels. La compréhension actuelle des cultures
politiques et de la variété interne des sensibilités dans les droites et
les gauches serait impensable sans les travaux pionniers de René Rémond.
Historien et chrétien éclairé
Il y a les chefs d'oeuvres, il y a aussi les sommes utiles. Surtout
lorsqu'il faut accumuler en deux ou trois ans une somme immense de
connaissances sur presque tout en partant de presque rien. Combien de
préparationnaires, de futurs normaliens, d'étudiants n'ont-ils pas commencé
par ouvrir
Notre Siècle, ou les trois volumes de l'
Introduction à
l'Histoire de notre temps ?
Il y a les sujets de prédilection. L'histoire religieuse d'abord. La
monumentale
Histoire de la France religieuse, qu'il dirige avec son ex-élève
Jacques Le Goff, n'a pas fini de faire autorité. Il en écrira beaucoup
d'autres. Intellectuel chrétien, il s'oppose à ceux qui, au nom du primat de
la foi sur la raison, versent dans l'anti-intellectualisme et le fidéisme.
Chrétien démocrate, sans conflit avec une laïcité apaisée, ses livres
nourrissent une vision objective et équilibrée des conflits d'autrefois
ayant mené à la conclusion du « pacte laïc », à
Une laïcité pour tous
(1998). Équilibre et nuance aussi lorsqu'il décrit de l'intérieur
Les
crises du catholicisme en France (1996), les heurts entre le Magistère et
les esprits novateurs — ou après Vatican II, traditionalistes. Son premier
mémoire de normalien en 1944, son premier livre en 1948 ont déjà pour héros
Lamennais (1782–1859), pionnier du socialisme chrétien et précurseur
incompris de la réconciliation entre Église et démocratie. Il reconstitue
comment le sang commun versé pendant la grande guerre, la condamnation
pontificale de l'Action française (1926), la forte part des catholiques à
la Résistance ont levé le tabou interdisant à un catholique d'accéder à un
poste politique de premier plan. Puis comment dans cette France sans
tradition de parti confessionnel, où les chrétiens se répartissent
d'ailleurs sur tous les plans de l'échiquier politique, la mise à jour de
Vatican II, la réconciliation avec la démocratie et les Droits de l'Homme
ont fait de valeurs figurant parmi
Les Grandes Inventions du
christianisme (1999) un patrimoine commun aux chrétiens comme aux autres :
« ainsi la liberté de la personne, l'égalité entre l'homme et la femme, le
devoir de solidarité à l'égard des faibles et des pauvres font partie
aujourd'hui des valeurs communes. »
c]3cm
Une histoire
apaisée
c]6.5cm
Défense et illustration d'une foi
pour aujourd'hui
On lui doit d'avoir insisté sur la différence fondamentale entre
déchristianisation et sécularisation. Trop souvent, le premier concept
entraîne des lamentations jérémiesques sur la décadence supposée de la foi,
et sert de support polémique à la haine de la modernité sinon de la liberté
de pensée, accusées de provoquer la ruine de l'héritage chrétien. Le
concept de sécularisation des sociétés, beaucoup plus pertinent, et tout de
même plus rassurant, désigne l'évolution progressive et séculaire dès le
Moyen-Âge vers une distinction de la sphère publique et de la sphère
religieuse. La religion n'est pas détruite ni évanouie, elle relève
simplement désormais de convictions personnelles et du domaine privé.
Certes la foi n'est plus autant répandue, le détachement est facilité du
fait qu'elle n'a plus de caractère obligatoire, que des convictions
concurrentes ou opposées sont maintenant possibles, ou simplement
pensables. Elle se fait aussi moins voyante, et moins totalisante. Mais
elle ne disparaît pas des sociétés contemporaines : assez de signes
recensés par l'historien témoignent que l'imprégnation religieuse demeure,
et que baptisés et pratiquants sont toujours restés majoritaires.
Écrivant sur
L'Anticléricalisme en France de 1815 à nos jours (1976,
rééd. 1999), René Rémond sait aussi distinguer la laïcité du laïcisme —
cette attitude d'hostilité systématique à la religion qui va elle jusqu'à
vouloir effacer les traces de son existence. S'il sait dialoguer avec des
non-croyants, des laïcs, voire des libres-penseurs et des francs-maçons,
René Rémond aussi réplique courtoisement et sagement aux critiques, que ce
soit dans
Le christianisme en accusation (2000), ou plus encore, dans
Le
Nouvel Antichristianisme (2005), où il répond plus directement à la vogue
de Michel Onfray, et démonte les contresens historiques de son athéisme
militant ou ses dénonciations infondées de la « morale judéo-chrétienne »,
vieilles héritières de certaines traditions nietzschéennes ou hédonistes.
De 1965 à 1976, il préside déjà le Centre catholique des Intellectuels
français. Chaque année, il organisait la « Semaine des intellectuels
catholiques », un lieu où se recroisent bien des archicubes, souvent
vétérans des combats de la Libération et de la décolonisation : des
philosophes comme Étienne Borne, des historiens comme Henri-Irénée Marrou
ou François Bédarida, et qui à présent soutiennent les orientations du
Concile. En 2003–2004, lors de la résurgence soudaine d'un vaste débat sur
le port du foulard musulman à l'école, il suggéra au chef de l'État la
réunion de ce qui sera la commission Stasi. Membre de cette dernière, il ne
se retrouvera pas cependant dans le texte de loi final adopté en 2004.
« Ce que la foi apporte à l'historien »
Assez discret sur lui-même, il s'est un peu livré dans un collectif
interrogeant le rapport entre
l'Historien et la foi (1996). Ce sont deux
démarches différentes que de se livrer à l'analyse objective des réalités
passées, et que de croire à une vérité enseignée par un magistère. Et si sa
génération est déjà réconciliée avec l'exégèse critique, elle est
interpellée par les zones d'ombre du passé de l'Institution ou les
polémiques sur son présent, de ses rapports à certains régimes autoritaires
à l'absence de démocratie interne.
« Ce que la foi apporte à l'historien », dans ce siècle difficile,
c'est de le prémunir contre la tentation de tout expliquer par des systèmes
totalisants, tels que l'idéologie marxiste, cette religion de substitution.
C'est d'accroître en lui le sens de la durée. C'est de lui faire mieux
saisir toute l'importance sociale du fait religieux, puisque la mission
apostolique et universelle de l'Église fait forcément du message de Jésus
un problème de dimension collective.
Ce que l'histoire apporte en retour à la foi, c'est de la prémunir
contre l'intégrisme : il y a le noyau invariable de la foi, il y a ce que
les siècles y ont ajouté. Affirmer que seule la messe de saint Pie V est
orthodoxe, c'est croire que l'Église a erré seize siècles à la recherche de
la véritable liturgie, et interdire définitivement à l'Esprit d'intervenir
à nouveau dans la vie de l'Église. Enfin l'histoire apprend au réalisme,
permet d'admettre que l'Église faite d'hommes comme les autres peut errer :
« pourquoi ces fautes de gouvernement porteraient-elles à douter de la
réalité de Dieu ? »
Historiciser le présent
Autre champ de bataille : fonder la connaissance scientifique de
l'histoire contemporaine. Dès 1957, dans un article-manifeste, il se livre
à un « Plaidoyer pour une historie délaissée », qui engage ses collègues à
s'occuper de l'étude d'une Entre-deux-Guerres encore brûlante. Il ne nie
pas sa dette et son admiration pour l'École des Annales, qui avec Marc
Bloch a rompu avec l'ancestrale histoire événementielle ne s'occupant que
des rois, des cours, des batailles et des traités. Mais il regrette qu'à
l'excès inverse, le culte de la « longue durée » ne permette pas de saisir
la portée des soubresauts de la vie politique, et que la trop forte
prépondérance des phénomènes financiers, économiques et sociaux se fasse au
détriment du culturel et du politique. Avec Alfred Grosser, Jean-Baptiste
Duroselle, Raoul Girardet, Maurice Duverger et Jean Touchard, nés comme lui
à la fin de la Grande Guerre, René Rémond s'engage dans l'historicisation
du Politique et du temps présent. Leur génération fait de la rue
Saint-Guillaume son premier bastion. Encore en 1988, dirigeant le collectif
Pour
une histoire politique, René Rémond souligne que bien des champs restent à
explorer.
Il est aussi en 1979 le premier président de l'Institut d'Histoire du
Temps Présent (IHTP), successeur du Comité d'Histoire de la Deuxième Guerre
mondiale fondé dès l'automne 1944. Une génération d'historiens adultes au
moment des faits cède à une jeune garde qui renouvelle les problématiques
de l'histoire de Vichy et de l'Occupation. Car la décennie-tournant 1970
vient de voir la redécouverte du génocide des Juifs, longtemps au second
plan et à la spécificité mal perçue, et celle de la réalité de Vichy — pas
une parenthèse de l'histoire, encore moins une tentative humanitaire de
protéger les Français, mais un projet cohérent et réfléchi de profiter de
la défaite pour instaurer une dictature xénophobe, antisémite et d'ordre
moral, et qui a activement sollicité une collaboration illusoire avec un
vainqueur qui n'en voulait pas. Jusqu'en 1990, René Rémond préside une
pépinière de recherches dont dépend largement notre savoir actuel sur un
des plus noirs épisodes du passé.
Un mois de mai à Nanterre
Il est aussi titulaire dès 1964 de la toute première chaire d'Histoire
du XX
ième siècle créée en France, à la tout aussi neuve Université de
Nanterre, à peine fondée et bien pourvue en locaux neufs, en professeurs
novateurs
11
— et en étudiants révoltés avides de changer la société et la
vie. René Rémond est aux premières loges, là d'où tout va partir. Le 2 mai
1968, dans le cadre d'une « journée anti-impérialiste », les amphis sont
occupés, et bien que Daniel Cohn-Bendit ait refusé le soutien des « Maos »
de la rue d'Ulm, les incidents se multiplient vite : le cours de René
Rémond est une des premières victimes d'un mois historique ! Empêché de
parler, il doit quitter la salle sous les huées. Un corps enseignant
désavoué par ses étudiants, le choc est rude pour lui et ses collègues.
Dans l'après-midi, décision est prise de fermer l'Université jusqu'aux
examens. Dans la nuit, les étudiants quittent Nanterre et l'épicentre se
déplace vers le Quartier latin. La suite est connue. Le prolongement l'est
moins. Tout ne s'arrête pas après le dernier jour de mai 1968. Tandis qu'en
1971 le centenaire de la Commune tourne à l'émeute dans la rue d'Ulm mise à
sac, à Nanterre, après des incidents violents, Paul Ricoeur doit
démissionner de la présidence de Paris-X.
René Rémond assume la succession. Il doit déployer toutes ses
capacités d'autorité et de fermeté, mais aussi de compétence et
d'ouverture, pour restaurer avec les activistes «un minimum de dialogue
rationnel », leur faire entendre «un langage de sagesse ». S'il appartient à
ces plus de 30 ans dont le mouvement se méfie, et qu'il est trop rationnel,
non-violent et nuancé pour embrasser ses effusions romantiques, l'homme n'a
rien d'un conservateur inapte à comprendre leur point de vue. Et au
rebours du vieil autoritarisme, dans
La Règle et le consentement (1979), il
exposera que l'université est une microsociété à régir selon les mêmes
exigences démocratiques que la société civile. « Je suis à la fois un
auteur et un enfant de 68. J'y ai été et ça m'a changé [...] 1968 a enraciné
mes convictions démocratiques. » S'il a la vertu du compromis, il a aussi
celle de l'autorité bien réglée : le service militaire et la guerre lui ont
appris à commander les hommes ! Il est en même temps premier vice-président
de la conférence des présidents d'Université (1974–1976), toute une
responsabilité à l'heure du défi de la démocratisation massive de
l'enseignement supérieur, de la fin de l'Université napoléonienne, de
l'éclatement de la vieille Sorbonne et de la mise en place de l'autonomie
des Universités. En 1976, il quitte la présidence, mais enseigne encore à
Nanterre jusqu'à sa retraite en 1986. Il en aura fait une grande
université, et un bastion des sciences humaines et politiques.
Janvier 2006, le témoin et l'historien en colloque au Sénat12
Un personnage officiel ?
Dire qu'il quitte alors la vie active serait une distorsion des mots.
Plus que jamais il enchaîne les colloques, les tables rondes, les jurys de
thèse, les préfaces, les ouvrages. Il aurait mis la main en tout à 94
livres, dont une trentaine de son oeuvre, sans compter ses articles dont
fourmillent
L'Histoire,
La Croix,
Le Monde, les grands journaux ou les
revues spécialisées (la
Revue Historique qu'il dirige de 1973 à 1998). Il
aurait accepté de prononcer plus de trois mille conférences dans sa vie. Il
vivait d'un emploi du temps bien rempli, scrupuleusement réglé,
minutieusement respecté.
Mais il n'a rien de l'érudit en sa tour d'ivoire, ni du savant initié
aux formules obscures. Il est aussi un familier des Français. Car il est
également l'universitaire français à avoir sans doute accordé le plus
d'interviews. Et ses concitoyens le connaissent tôt comme un habitué des
soirées électorales. Son langage limpide et synthétique était apprécié. Si
la politique n'est pas chose rationnelle, il ne désespérait pas de
l'expliquer rationnellement, de faire comprendre, sur le moment même. Ses
commentaires tentent d'éclairer ses concitoyens en replaçant l'actualité
dans la perspective historique, de comparer aux résultats précédents, de
dégager les enjeux de l'événement, et sa signification dans le long terme.
Ses trente ans de commentaires concis et objectifs (personne ne parvient
jamais à deviner ce qu'il a voté le jour même), cette recherche de la
vérité et de l'intelligibilité, son calme contrastent avec la passion
inévitable des plateaux. Il sert d'élément modérateur. « Et lorsque le ton
montait dans les soirées électorales et que ça tournait mal parce que
Georges Marchais faisait un numéro, on faisait donner René Rémond, ça
calmait tout le monde. » (Alain Duhamel)
Récemment encore René Rémond commentait le 21 avril 2002, la
fusion-dilution
sans précédent des différentes droites en un seul parti au
demeurant composite, le referendum sur la constitution européenne (dont le
résultat déçut en lui le vieil européen convaincu), l'approche de
l'échéance présidentielle. Début 2006 au Sénat, il préside un colloque
visant à historiciser les toutes proches « années Giscard » : à ses côtés,
l'ancien Président apporte lui-même ses souvenirs et ses commentaires après
chaque intervention, aux côtés de grandes figures de ces années telle
Simone Veil. Alors que les passions s'éloignent à peine.
Il était devenu un notable de la République. Soucieux de réduire
l'hiatus entre l'histoire et le journalisme, il préside longtemps le jury
d'entrée du Centre de Formation des Journalistes. Il siège aussi dans
plusieurs instances de l'audiovisuel : on l'a vu au Comité des programmes
de télévision, au Conseil d'administration de l'O.R.T.F., à celui de Radio
France et d'Antenne 2. Mais de 1975 à 1979, il siège aussi au Conseil
supérieur de la Magistrature. En 1996, devient vice-président du Haut
Comité pour la Réforme de la procédure criminelle. Il était grand officier
de la Légion d'Honneur ainsi que de l'Ordre national du Mérite, commandeur
des palmes académiques ainsi que des arts et des lettres. Et à qui se
demanderait pourquoi diable il pouvait bien être aussi commandeur du mérite
agricole, c'est qu'il s'est intéressé de longue date à la formation des
cadres du monde rural et a présidé l'Observatoire national de
l'enseignement agricole (1996–2004) ! En juin 1998, l'Académie Française le
choisit sans rival sérieux pour succéder à Michel Debré et François Furet
au premier fauteuil
13. En 1988, il avait reçu le Grand Prix National
d'histoire. En novembre 2000, à l'Unesco, un diplôme
honoris causa
lui est
remis à l'occasion du 125e anniversaire de l'Institut Catholique. Membre de
l'Académie pontificale des sciences sociales, il est aussi reconnu et
décoré par la Belgique, la Pologne, l'Italie.
Last but not least, il est
Président de l'Association des anciens élèves de l'École normale supérieure
de 1989 à 2003.
En habit vert, 1998
On savait qu'on pouvait lui faire confiance. Homme de compétence et
d'honnêteté, il met ces vertus au service de la préservation du patrimoine,
en présidant le Conseil supérieur des archives après 1988, ou en assumant
en 2003 une mission sur les monuments historiques dont le patrimoine
religieux. En 1990, l'État lui commande un rapport sur le fameux « fichier
juif » à peine retrouvé aux archives nationales. Sa commission dément les
fantasmes exagérés sur les « archives cachées », en démontrant qu'il ne
s'agit pas en fait du recensement des Juifs effectué à l'automne 1940 en
vue de la persécution (incompatible avec la restauration de l'égalité
républicaine, il fut détruit en 1949) mais d'un fichier d'après-guerre
recensant arrêtés et disparus en vue d'indemniser les familles. Certains
refuseront de le croire et croiront bon de stigmatiser les « historiens
d'État »... Encore plus délicat, en 1990, le Primat des Gaules, Mgr
Decourtray, lui ouvre les archives de l'archevêché de Lyon pour faire
pleine lumière sur le vaste réseau de complicités ecclésiastiques ayant
permis au milicien Paul Touvier de se cacher des décennies puis d'obtenir
sa grâce présidentielle en 1972
14. Cité par l'avocat général, il témoigne
au procès qui le condamne en 1994 pour crimes contre l'humanité. En 1999,
il préside le premier colloque sur la SNCF pendant la guerre, passant
scientifiquement au crible une institution souvent plus compromise que
l'héroïsme des cheminots résistants n'avait permis de s'en rendre compte.
Il était critique envers les lois mémorielles, de peur qu'elles ne
débouchent sur l'institution d'une histoire officielle par les députés :
« Leur légitimité de représentant du peuple souverain ne leur confère pas
de compétence particulière sur des sujets qui exigent une investigation
prolongée. » La coupe est pleine avec le vote à la sauvette de la loi du
23 février 2005 et de son fameux article 4 prétendant imposer un
enseignement scolaire des seuls « aspects positifs » de la colonisation. Il
rédige
Quand l'État se mêle de l'Histoire, et prend la présidence de
l'association « Liberté pour l'Histoire », qui regroupe jusqu'à 700
historiens, engage le combat victorieux pour l'abolition de la
disposition
15, et publie un manifeste retentissant. Plus encore que le
corps du texte, il faut citer le préambule, qui dans sa concision ferme
peut servir de charte à tout historien :
« Émus par les interventions politiques de plus en plus fréquentes dans
l'appréciation des événements du passé et par les procédures judiciaires
touchant des historiens et des penseurs, nous tenons à rappeler les
principes suivants :
L'histoire n'est pas une religion. L'historien n'accepte aucun dogme, ne
respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous. Il peut être dérangeant.
L'histoire n'est pas la morale. L'historien n'a pas pour rôle d'exalter ou
de condamner, il explique.
L'histoire n'est pas l'esclave de l'actualité. L'historien ne plaque pas
sur le passé des schémas idéologiques contemporains et n'introduit pas dans
les événements d'autrefois la sensibilité d'aujourd'hui.
L'histoire n'est pas la mémoire. L'historien, dans une démarche
scientifique, recueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux,
les confronte aux documents, aux objets, aux traces, et établit les faits.
L'histoire tient compte de la mémoire, elle ne s'y réduit pas.
L'histoire n'est pas un objet juridique. Dans un État libre, il
n'appartient ni au Parlement ni à l'autorité judiciaire de définir la
vérité historique. La politique de l'État, même animée des meilleures
intentions, n'est pas la politique de l'histoire. »
L'académicien dans le métro
Ce dimanche 9 juillet 2006, il s'inaugurait dans le VI
ième
arrondissement une place Michel-Debré, à quelques encablures de la FNSP et
de l'ENA que fonda le père de la constitution de la V
ième République, en
présence d'historiens, de personnalités historiques et politiques, et du
Président de la République qui allait s'envoler juste après pour la
malheureuse finale de Berlin. La cérémonie terminée, je cherchais le métro
pour aller fureter au marché du livre de la porte Brancion. Je n'avais pas
prévu de reconnaître René Rémond sur le quai de la ligne 4, ni prémédité de
me retrouver dans le même wagon que l'illustre personnage. L'émotion, la
timidité, l'hésitation à l'aborder cédèrent à la commune qualité
d'archicube, à la passion partagée de l'Histoire, et à l'intense
admiration pour l'homme. Soixante promotions d'écart ne génèrent en rien
son accessibilité et sa gentillesse, pas plus que son parcours et son oeuvre
ne m'empêchèrent de constater sa modestie et sa simplicité. En cette trop
brève conversation, nous évoquâmes à grands traits l'École sous
l'Occupation, sa résistance, la figure d'André Mandouze disparu quelques
temps plus tôt. Il me questionna avec attention sur mon travail de thèse.
Juste avant de descendre à Mouton-Duvernet, il me recommanda de passer le
voir un de ces jours, car il avait plaisir à s'intéresser aux travaux des
normaliens de la jeune génération... J'eus le temps de lui dire mon estime,
et ma satisfaction à rencontrer un auteur qui avait marqué mes veilles
depuis des années.
Ultime soirée électorale au sein des cieux
Il y aurait eu encore bien des questions à lui poser, bien des choses
à apprendre de lui, bien de la joie à continuer cette brève conversation
improvisée. Malheureusement il n'y eut pas de nouvelle rencontre. A
l'automne, la maladie semble avoir déjà été là. Son épouse aussi passait
pour souffrante depuis un certain temps. Il reste pourtant disponible
jusqu'au dernier instant, participe encore à des débats, dialogue avec des
internautes, livre encore fin mars 2007 une chronique au
Pèlerin. Il ne
quitte que le 30 janvier la présidence de la Fondation Nationale des
Sciences Politiques, et encore en restant président d'honneur. Il doit être
hospitalisé à l'hôpital Cochin. La nouvelle de son décès fut communiquée
par une collaboratrice dans la nuit du 13 au 14 avril. L'apprenant tard ce
samedi soir-là, je ne fus sûrement pas le seul à la ressentir comme un
deuil personnel.
En termes appropriés, le Président de la République salua « un
véritable honnête homme, un héritier des Lumières ». La droiture, le sens
de la raison, les convictions, l'engagement et les responsabilités au
service de la cité, tels étaient les maîtres mots repris par presque tous
les bords de la classe politique. La FNSP rebaptisa à son nom son immeuble
13 rue de l'Université, ancien site de l'ENA.
La Croix du lundi titra à sa
une sur la « mort d'un sage », éclipsant pratiquement les quatre-vingts ans du pape
Benoît XVI et la sortie de son livre sur Jésus ; un éditorial et un dossier
spécial rendirent hommage à l'homme et mesurèrent la perte :
« Comme il va manquer à la France, René Rémond ! [...] [Il] fondait ses
engagements sur une conviction qui ne l'a jamais quitté : les chrétiens ne
doivent pas être contre la société ou contre l'époque. S'ils veulent peser
et être entendus, ils doivent être dedans, pas ailleurs. Contemporains,
sans être complices de tout.
Comme il va manquer aussi, René Rémond, à l'Église [...]. »
L'Église de France, par la voix du cardinal J.P. Ricard, souligna :
« René Rémond avait une grande ouverture d'esprit, une foi profonde et
un réel attachement à l'Église. Il souhaitait ardemment que le message de
l'Évangile, dont il vivait, puisse rejoindre, en un langage adapté, nos
contemporains. C'est dans la lumière de Pâques que nous le confions à
l'amour miséricordieux du Père. »
Ses obsèques ont eu lieu le matin du vendredi 20 avril à
Saint-Pierre-de-Montrouge, avant qu'il ne parte reposer au cimetière du Père-Lachaise.
Il écrivit jadis : « Le dialogue entre mes deux appartenances a-t-il
été fécond pour l'historien ? À mes confrères, aux lecteurs d'en décider.
Quant à savoir si ma formation de chrétien a été bénéfique pour le
chrétien, c'est à un autre d'en juger. »
Nous voulons croire qu'il commente maintenant les résultats des
nouvelles élections devant le public céleste, pour enseigner aux anges pour
l'éternité...
R. S.