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De l'à à l'Église : le parcours atypique de Denys l'Aréopagite

Sylvain Perrot









Il y a quelque temps, je prenais l'avion pour Athènes et j'ai tout de suite été frappé par l'importance de la religion orthodoxe sur cette terre. On croise un pope à chaque coin de rue, tout vêtu de noir, arborant parfois même des lunettes de soleil à verres bleus... Le pope, comme les églises, font partie du paysage urbain. Les rues débouchent sans crier gare sur une petite chapelle, en plein milieu d'une place. Elles ne sont souvent pas plus grandes que la Portioncule1 et présentent le traditionnel plan en croix grecque. La dévotion du Grec est grande, frôlant parfois la superstition. Alors je me suis demandé pourquoi être grec et être orthodoxe, c'est un pléonasme. Pour cela, il faut remonter aux origines de l'Église d'Athènes...

Denys, Denis ou [Denis] ?

Le saint patron d'Athènes est saint Denys l'Aréopagite. Nombreux sont les prénoms qui ont plusieurs saints pour patrons. Un exemple au hasard : les Sylvain peuvent se réclamer de saint Sylvain, compagnon de Paul, et de saint Sylvain, évêque de Gaza du IVième siècle. Mais la plupart du temps, il en est un qui «éclipse» les autres, ou du moins jouit d'une faveur plus grande. Le martyre de l'évêque l'a emporté sur le voisinage de Paul. Mais pour ce qui est de Denis, trois grands saints ont porté ce nom. Je ne parlerai pas ici du «Pseudo-Denys», auteur de textes mystiques, car je ne suis pas capable de bien vous en parler. Je peux seulement dire que ces textes datent d'une époque plus tardive et que ce [Denis] mériterait la pleine mesure de son prénom. Restent Denys et Denis. Tous deux ont pour origine le nom grec à 2. Mais l'un des deux n'est pas grec3. Bref, Denis est plutôt latin. Denys/Denis est un des meilleurs exemples de la diversité de l'Église, y compris dans ses premières décennies d'existence. Diversité ne signifie toutefois pas divergences. Il faut plutôt penser la différence entre nos deux saints en terme de cultes populaires locaux. C'est particulièrement vrai pour Denis, saint patron de Paris. La légende veut que Denis ait sauvé Paris au IIIième siècle. La ferveur latine a été telle que le culte de Denis a été associé à celui de Denys, dans la pensée que c'était un seul et même saint : Denys aurait été envoyé par Paul à Paris pour en être l'évêque. Mais du côté grec, on a toujours voulu marquer, et pour cause, la spécificité de Denys, né et mort à Athènes.

Dionysios, citoyen d'Athènes

Saint Denys vivait à Athènes au début de notre ère. À cette époque, Athènes, comme tout le monde méditerranéen4, est sous domination et occupation romaine. Toutefois, le peuple de Romulus, dans sa grande mansuétude, a permis aux cités grecques5 de garder leurs institutions locales, du moment que ce n'était pas trop gênant pour l'ordre. C'est ainsi que l'assemblée des citoyens, l'ekklesia, est maintenue dans sa forme du IVième siècle, même si concrètement elle n'a plus aucun pouvoir. Elle rassemble tous les citoyens d'Athènes sur la colline de la Pnyx, d'où on a une vue imprenable sur l'Acropole6. Denys, puisqu'il n'est ni esclave ni métèque7, en fait partie. Il était même membre d'une famille riche et noble : il faisait partie de l'aristocratie athénienne. C'était donc un homme puissant, aussi bien financièrement, politiquement que moralement. Il avait acquis en effet une telle sagesse et une telle vertu dans la conduite de sa vie8 qu'il avait été choisi comme l'un des neuf conseillers de l'Aréopage. Sans rentrer dans les détails, il s'agit du tribunal suprême en matières criminelles. En fait, le pouvoir de cette institution a été décroissant et, à l'époque de Denys, c'est plus un Conseil des Sages qu'une véritable institution de la cité. À ce moment, Denys est encore un païen...













Site de la Pnyx

Sommet de l'Aréopage



Ainsi, lorsque, guidé par le Saint-Esprit, l'apôtre Paul vient proclamer la bonne nouvelle à Athènes, il trouve une cité pleine d'idoles. Il rencontre des philosophes sur l'agora9 qui lui disent de se présenter à l'Aréopage, pour qu'il y développe ses idées. C'est Denys qui l'invita lui-même à prendre la parole. Du haut de ce rocher qui surplombe la ville, Paul dénoua les sophismes coutumiers alors des philosophes et leur tint ce discours :



«Athéniens, à tous égards vous êtes, je le vois, les plus religieux des hommes. Parcourant en effet votre ville et considérant vos monuments sacrés, j'ai trouvé jusqu'à un autel avec l'inscription : «Au dieu inconnu»10. Eh bien ! ce que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l'annoncer. Le Dieu qui a fait le monde et tout ce qui s'y trouve, lui, le Seigneur du ciel et de la terre, n'habite pas dans des temples faits de main d'homme11. Il n'est pas non plus servi par des mains humaines, comme s'il avait besoin de quoi que ce soit, lui qui donne à tous vie, souffle et toutes choses. Si d'un principe unique il a fait tout le genre humain pour qu'il habite sur toute la face de la terre ; s'il a fixé des temps déterminés et les limites de l'habitat des hommes, c'était afin qu'ils cherchent la divinité pour l'atteindre, si possible, comme à tâtons et la trouver ; aussi bien n'est-elle pas loin de chacun de nous. C'est en elle en effet que nous avons la vie, le mouvement et l'être. Ainsi d'ailleurs l'ont dit certains des vôtres : «Car nous sommes aussi de sa race.» Que si nous sommes de la race de Dieu, nous ne devons pas penser que la divinité soit semblable à de l'or, de l'argent ou de la pierre, travaillés par l'art et le génie de l'homme12. Or voici que, fermant les yeux sur les temps de l'ignorance, Dieu fait maintenant savoir aux hommes d'avoir tous et partout à se repentir, parce qu'il a fixé un jour pour juger l'univers avec justice, par un homme qu'il y a destiné, offrant à tous une garantie en le ressuscitant des morts.»13.



Il leur annonce donc que l'homme est fait à l'image de Dieu et qu'il est appelé à participer à la vie divine elle-même en Jésus-Christ, son Fils, qui s'est incarné, est ressuscité des morts et reviendra pour juger le monde. En un mot, les fondements de l'Église chrétienne. En entendant parler de résurrection des morts, la plupart des auditeurs se moquent du Juif converti depuis peu. Néanmoins quelques hommes ont le coeur touché par ces paroles de vie éternelle. Parmi eux, saint Denys qui lui demande le baptême.


Vue sur l'agora depuis l'Aréopage



Discours de Paul

L'Église d'Athènes

Selon la tradition, il aurait été le premier évêque d'Athènes. Il n'est pas question dans les Actes des apôtres de la fondation de l'Église d'Athènes, il n'y a pas non plus de lettre aux Athéniens. Sitôt la conversion de Denys mentionnée, Paul part pour Corinthe, et l'on sait le rôle important de la communauté chrétienne de Corinthe dans les premiers temps de l'Église. Athènes est un peu marginale : c'est la capitale culturelle d'un monde grec vieillissant, qui peine à retrouver ses marques. Autrement dit, Athènes n'est pas capitale de la chrétienté grecque, mais contrairement aux autres, elle peut se réclamer de saint Denys. Les autres grands saints honorés en Grèce sont plus tardifs : saint Jean Chrysostome, saint Georges...



Les choses ont bien évolué depuis. Athènes s'est acquis un rôle de premier plan dans le monde chrétien. Et sans aucun doute, Denys a joué un très grand rôle dans la constitution d'une communauté dans cette cité. Elle est certes en retrait à l'époque byzantine, bien loin derrière la grande Constantinople. Puis l'Église s'est divisée et la Grèce a choisi son «camp». La terre grecque est orthodoxe et la ferveur populaire a toujours été grande, même sous le régime politique ottoman ou dictatorial. Au point que 97 % des Grecs aujourd'hui sont orthodoxes, chiffre avéré par le fait que la carte d'identité grecque porte la mention de la religion. Autrement dit, il est assez mal vu de ne pas être orthodoxe. La hiérarchie de l'Église orthodoxe est assez complexe, mais il est certain qu'Athènes y joue un rôle de premier plan. Elle est devenue en effet le siège d'un patriarcat : le patriarche d'Athènes et du Dodécanèse14 est une des grandes figures de l'Église orthodoxe.



Mais il subsiste néanmoins une communauté catholique à Athènes qui se réunit dans l'église de saint Denys l'Aréopagite, située à côté de chefs-d'oeuvre de l'art grec néoclassique : la Bibliothèque, l'Académie et l'Université. C'est une des très rares églises de culte romain d'Athènes, qui a le mérite de proposer des messes en latin... Je ne peux guère en dire plus, car le catholique se fait discret à Athènes, mais il existe quand même. Cette cathédrale a accueilli il y a quelques années Jean-Paul II pour un discours sur l'oecuménisme.


La cathédrale Saint-Denys (à droite)



La cathédrale Saint-Denys (à droite)

S.P.

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