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Je crois en l'Église une, sainte, catholique et apostolique

Et pourtant...

Grégoire Brugère










«Amour et vérité se rencontrent...»

Peut-être, entre toutes les phrases du Credo, celle qui concerne l'Église nous demande-t-elle un acte de foi tout particulier. De toutes les réalités présentes dans le Credo, l'Église est la seule à laquelle nous soyons confrontés chaque jour de manière éminemment concrète. Il peut arriver parfois que, face au mal qui ravage le monde ou à ma propre faiblesse, face aussi tout simplement à la profondeur de ces mystères, je doute de la rémission des péchés, de la résurrection de la chair, ou de Dieu même. Ce doute toutefois garde un caractère spéculatif : je sais bien au fond que rien ne me permet de trancher définitivement dans un sens ou dans l'autre, si ce n'est la foi seule, le pari. Par contre, chaque jour je rencontre d'autres baptisés, des frères dans le Seigneur, je participe aux activités de la communauté : l'Église est là, bien visible. Mais tout aussi visibles alors sont ses défauts, ses manquements, ses faiblesses, faiblesses de ceux qui incarnent la hiérarchie ecclésiale comme des frères avec lesquels je partage le pain quotidien. Le Christ a choisi que Son corps fût composé d'hommes ; de là, sa fragilité. Combien de fois suis-je amené à douter, en voyant agir les chrétiens, seuls ou assemblés, que l'Église, vraiment, soit une, sainte, catholique et apostolique ?

Et pourtant, nous sommes appelés à vivre de ce mystère ; le Christ ne nous affirme-t-il pas de Son Église, paradoxe étonnant au regard de l'Histoire, que «les puissances du mal et de la mort ne pourrons rien contre elle» (Mt 16 18) ? C'est Lui qui nous l'a donnée pour mère ; à nous donc d'apprendre à voir au-delà des apparences afin d'apprendre à nous confier en elle et à lui appartenir.

Je crois en l'Église, une.

L'on a pu reprocher beaucoup aux journalistes, ces derniers temps, de ne rien comprendre au fonctionnement de l'Église, de réduire les enjeux de l'élection pontificale à des manoeuvres politiques et à des luttes de tendances ; mais qui ne s'y tromperait ? Regardons le visage qu'offre l'Église au monde. Tout d'abord la division des chrétiens, que l'on dit souvent le premier obstacle à l'évangélisation. Mais, au sein même d'une communion ecclésiale, dans l'Église catholique romaine, il y a les «tradis» et les «progressistes» ; certains louent Dieu en latin, d'autres en anglais ou en lingala1 ; on communie « à la main » ou « à la bouche », sous une ou deux espèces ; les communautés paroissiales sont parfois déchirées par des luttes de pouvoir, entre un curé clérical et autoritaire et un conseil pastoral convaincu que Vatican II a tout remis entre les mains de laïcs, sans parler de ceux pour qui l'exercice d'une fonction dans l'Église est simplement une manière de satisfaire leur ambition, quitte à déchirer le Corps ; les rumeurs malveillantes circulent des scouts de France contre les SUF et réciproquement, puis ensemble contre les scouts d'Europe, contre tel prêtre, tel frère ou telle soeur ; il y a parmi les chrétiens des riches et des pauvres, des «bourges» et des «prolos», des Africains, des Européens, des Asiatiques et des Américains, des gens de droite et de gauche ; il y a enfin les questions de personnes, les caractères qui s'accordent plus ou moins bien, les affinités et les antipathies spontanées. Comment reprocher au monde de se laisser prendre à l'illusion de l'éclatement ?

L'Église est diverse ; elle l'a toujours été. Dès l'origine, l'on y trouve des hommes et des femmes, des riches comme Joseph d'Arimathie ou Nicodème et des pauvres comme les pêcheurs de Galilée, des pharisiens (Ac 15 5) et des publicains comme Matthieu, des Juifs et des Grecs ; à la fin, parmi les rachetés, des hommes de toute langue, race, peuple et nation (Ap 5 9). Il serait vain bien entendu de vouloir ramener les chrétiens à un modèle unique. Il est bien des péchés contre l'unité qui résultent simplement de l'absence du souci de l'unité ; il y en a aussi qui viennent d'une manière fausse de concevoir l'unité. Il est tentant de penser que ce qui est bon et vivifiant pour moi le sera aussi et autant pour les autres ; la source de ce sentiment d'ailleurs n'est pas mauvaise : lorsque j'ai un bien, j'ai envie de le partager à d'autres, et je peux me dire : «Si tous chantaient en langue, si tous entraient dans la louange spontanée, combien ce serait bon pour eux, puisque c'est bon pour moi.» C'est oublier que chacun, de par son histoire, son caractère, a une relation particulière à Dieu, dont les modalités ne peuvent être les mêmes pour tous. Il y a aussi, dans la recherche de la conformité de tous à un même modèle, fût-il celui édicté par la hiérarchie, un sourd désir de faire l'unité d'une manière artificielle et superficielle. Tout homme est habité par la soif d'avoir des «semblables» ; l'identité nous conforte et nous rassure. C'est ce que la Boétie, dans le Discours de la servitude volontaire, appelle l'attrait du « Nom d'Un ». Cette aspiration elle aussi est légitime, car elle est la marque de notre création et de notre fin, nous qui sommes faits pour devenir un avec notre Créateur. Mais chercher dans des signes extérieurs, des rites ou des pratiques quels qu'ils soient cette unité, c'est manquer le but, c'est oublier que le Christ seul, Lui seul, est le fondement de notre unité, et que ce n'est que par la communion en Lui que l'Église peut trouver son unité. L'oublier, c'est devenir idolâtre.

La même diversité se retrouve lorsque l'on considère les charismes des différents membres de l'Église. Entre les communautés religieuses et les diocèses, les unes ne se sentant pas assez soutenues, les autres ayant l'impression qu'on leur vole leurs fidèles et leurs prêtres ; entre des communautés différentes, qui n'ont pas la même vocation, et qui ont du mal à comprendre que d'autres n'aient pas les mêmes priorités. Ces différends entre les communautés se retrouvent entre les individus, et il est difficile d'accepter que l'autre ne fasse pas la même chose que moi, ne porte pas le même souci, ne s'investisse pas dans les mêmes lieux ; cela surtout si nous ne sommes pas unis au sein d'une structure par une obéissance commune2. Les fonctions de responsabilité présentent une difficulté particulière. Il semble facile d'être en haut, de prendre des décisions et de donner des ordres ; à l'expérience, ce n'est pas si évident que ça de devoir prendre la responsabilité et être toujours là en dernier recours pour rattraper ce que les autres n'ont pas fait. Inversement, recevoir une responsabilité apparaît facilement comme un honneur, et il n'est pas évident de garder à l'esprit que l'on n'est qu'un membre du corps et que c'est le Christ, Lui seul, qui est la tête.

Pour apprendre à respecter les oeuvres des autres, il est bon de changer de mission, de se confronter un peu aux difficultés propres à chaque tâche ; et lorsque, vraiment, ce n'est pas mon charisme et que je ne peux pas le faire, que ce soit pour moi une occasion d'humilité et d'action de grâce envers Dieu de m'avoir donné un frère qui, lui, le peut, pour qu'ensemble nous accomplissions Sa volonté. En effet la diversité des charismes n'est pas seulement une contrainte, un fait qu'il faut bien accepter, c'est aussi une chance, tant «tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu» (Rm 8 28) : en me mettant devant mes limites et mes incapacités, en m'apprenant à dépendre de mes frères, elle me met sur le chemin pour reconnaître ma dépendance envers mon Créateur. Je suis bien incapable de jouer du saxo ou de monter un chapiteau, et je suis ravi que des frères plus doués que moi puissent le faire ; ne dois-je pas de même reconnaître mon incapacité à faire ce qui est bon par ma propre volonté, et m'en remettre à la volonté de Celui dont la volonté est parfaite ? Je suis un membre ; Il est la tête.





«...justice et paix s'embrassent...»

Et lorsque nous souffrons des tensions et des déchirures entre nos frères, nous pouvons trouver notre consolation dans l'idée que l'Église, corps du Christ, continue de vivre de cette façon la Passion, et que la souffrance, dans la vie spirituelle, n'est là que pour déboucher sur davantage de vie. Efforçons-nous, dans la douceur et l'humilité, par des paroles et des gestes de réconciliation, d'être artisans de paix. Et quand cela nous semble impossible, quand vraiment la distance avec nos frères nous semble trop grande, nous pouvons nous appuyer sur la communion reçue dans l'Eucharistie. C'est le Christ et Lui seul qui nous rassemble. En dehors de Lui, il est impossible de vivre la fraternité avec tous ceux qui nous entourent. En Lui, nous pouvons vraiment nous recevoir comme des frères et soeurs bien-aimés, appelés à vivre ensemble par l'Esprit Saint. Regarder mon frère en mettant le Christ entre lui et moi est un combat perpétuel et mon affectivité, mes préjugés ne cessent de venir s'interposer et de faire écran, là où c'est Jésus qui devrait être l'écran --- la médiation, le filtre. Mais à ceux avec qui j'ai communié à un même Corps et à un même Sang, je suis uni par un lien, invisible certes, mais bien réel, éternel, et plus fort que la mort et que tout péché. Pensons-y, lorsque tel frère ou telle soeur nous exaspère, nous semble arrogant ou ridicule : «Jeudi dernier, nous avons partagé ensemble le Pain de la Vie et la Coupe du Salut ; et nous sommes baptisés dans le même Esprit.» Fixant les yeux sur le Christ, nous construisons et pourrons construire encore l'unité de l'Église.

Je crois en l'Église, sainte.

Là aussi la contradiction est flagrante, elle est peut-être celle qui scandalise le plus les non-chrétiens : que l'Église, avec toutes les corruptions de son histoire, le commerce des indulgences, les croisades, la Sainte Inquisition, avec récemment encore la «passivité» de Pie XII, les collusions des hiérarchies épiscopales avec le franquisme et les juntes militaires d'Amérique du Sud, les prêtres pédophiles, que l'Église puisse se prétendre sainte, l'affirmer avec confiance chaque dimanche, au même titre qu'elle affirme que Dieu est Père et que le Christ est mort et ressuscité : voilà qui semble suffire à prouver l'inanité de cette foi, ou à prouver en tout cas que si les Evangiles ont une valeur, c'est en les lisant soi seul et en forgeant sa morale personnelle que l'on peut en tirer parti, certainement pas en les recevant de l'Église.

Faisons la part de la déformation de l'opinion publique par les médias de toute espèce ; remettons à leur juste place François d'Assise et Mgr Roméro, rendons à l'histoire l'arbre de Pie XII dans la vallée des justes et le baptême du grand rabbin de Rome, montrons un peu, pour une fois, les dizaines de milliers de prêtres qui vivent leur sacerdoce dans le dévouement et la fidélité au Christ ; l'incompréhension n'en subsistera pas moins entre nous et le monde. Car je pense que le monde ne peut concevoir une sainteté qui n'est pas la perfection. La sainteté du pécheur est une folie face à laquelle, une fois de plus, la raison se cabre. Je ne vois aucune dimension dans laquelle l'Église soit parfaite : ni par les hommes qui la composent, ni par ses structures, ni même en ce qui regarde l'amour. Elle n'est sainte que parce qu'elle se reçoit tout entière de son Seigneur, Père, Fils et Esprit, et «parce qu'elle n'a elle-même d'autre vie que celle de la grâce» (Catéchisme de l'Église catholique, § 827) ; l'homme n'est pas parfait et un homme qui semblerait parfait ne serait sans doute pas un saint, puisque c'est de la miséricorde de Dieu que l'homme reçoit sa sainteté. L'accueil de la miséricorde divine visitant la misère de ses membres, le sacrifice du Christ offert une fois pour toutes sur la croix en rémission des péchés du monde, voilà ce qui fait que l'Église est sainte. Imaginons un instant une Église terrestre dont tous les membres auraient atteint la perfection morale ; combien de temps à votre avis faudrait-il à cette communauté pour se détourner de Dieu, s'ériger elle-même en idole et se vautrer dans le péché originel, dans l'oubli du Créateur ? Le mal nous blesse profondément, surtout lorsqu'il vient des saints, comme dit Paul, de ceux dont nous attendons le plus ; mais il nous permet aussi de reconnaître notre intime besoin de Dieu, de prêter l'oreille au souffle de l'Esprit qui nous invite à nous convertir et à tourner notre regard vers Celui qui seul peut donner le salut.

Je crois en l'Église, catholique.

Je crois en l'Église catholique. C'est-à-dire en l'Église catholique romaine3. Pourtant ça n'a rien d'évident ; j'ai déjà parlé du regard que le monde porte sur l'Église, et dans lequel il est difficile de ne pas entrer, même pour un court instant, et de se dire : «Vraiment ce n'est pas raisonnable ; ce qu'on me demande, la chasteté, la pauvreté, l'obéissance, ce n'est pas raisonnable. Et puis il y a tant de confessions chrétiennes : la vérité du Christ doit bien se trouver quelque part entre elles.» C'est vrai que ça ne semble pas raisonnable ; mais j'ai goûté à la grâce des sacrements, et là Dieu se donne. Et puis tout bien réfléchi, qu'est-ce qui est le moins raisonnable ? Se soumettre, même quand c'est difficile, même quand on ne comprend pas ? Ou prétendre que tous les Pères et tous les Docteurs, tous ceux qui ont médité et prié les Ecritures, les conciles qui se sont rassemblés pour établir ce qui est vrai se sont planté, et que moi, avec mes seules forces, je vais faire mieux qu'eux ? Entre deux folies, je choisis celle qui tente le moins mon orgueil. Bien sûr, cela ne veut pas dire que je renonce à toute idée et à toute initiative personnelles ; mais j'accepte que l'Église me fixe elle-même les domaines où cette initiative peut s'exercer, et ceux où elle ne le peut pas. La doctrine sociale, la question de l'exercice de l'autorité au sein de l'Église sont des champs qui me sont ouverts ; en revanche, et même si au regard des circonstances historiques et des conséquences j'ai envie de me révolter, l'infaillibilité pontificale est là, et ça ne sert à rien même d'élever une pensée pour la contester. Je peux y réfléchir, je peux chercher à la concilier avec les positions orthodoxes et protestantes, mais elle restera là. De la même nature est l'obéissance à mon responsable dans la vie en communauté, même si je peux discuter, donner mon avis : je peux vraiment croire que par la bouche de celui à qui j'ai été confié, c'est le Seigneur qui me parle. De même nature aussi l'obéissance due à l'évêque de mon diocèse : il ne s'agit pas que je me réclame sans cesse du pape pour justifier mon refus d'obéir ; je ne ferais alors que façonner une idole à partir de ma propre conception de l'Église, refusant l'autorité de celui qui l'exerce légitimement sur moi.






«...la vérité germera de la terre...»

Je crois en l'Église, catholique. C'est-à-dire en l'Église universelle. Je crois que tous les baptisés, au-delà des blessures héritées de l'histoire et du péché des hommes, ne forment qu'un seul Corps. «Les murs de la séparation ne montent pas jusqu'au ciel», telle est notre espérance. Nous n'avons qu'un seul Seigneur, un seul baptême, une seule foi. Cela non plus n'a rien d'évident, lorsque nous considérons l'histoire et la situation actuelle de nos Églises. Mais pourtant, nous avons déjà cette unité en espérance, car Jésus a prié le Père, en Lui demandant «que tous soient un», et Il Lui a répété trois fois cette demande (Jn 17 21, 22 et 23) ; comment le Père pourrait-il refuser cela à Son Fils ? Or il me semble manifeste, en ce domaine plus encore qu'ailleurs, que si la volonté de Dieu pour Son Église n'est pas déjà accomplie, c'est par notre faute. Par la faute de ceux qui, dans le passé, appartenant à l'une ou à l'autre partie (Catéchisme, § 817), ont causé les déchirures dans le Corps du Christ ; et par notre faute à nous qui, aujourd'hui, vivons sur les préjugés hérités d'une longue séparation, si sûrs de notre bon droit que nous en devenons suffisants, nous repliant jalousement sur notre identité plutôt qu'acceptant vraiment de la recevoir du Christ, indifférents au fond au tort que cette situation entraîne pour l'Église et pour le monde (pour le monde, car le Christ demande pour ses disciples la grâce de l'unité «afin que le monde croie»).

Reconnaissons-le, tout en étant mollement favorables à l'oecuménisme, il est rare, même dans nos activités ecclésiales, que nous traitions la cause de l'unité comme un point central et fondamental. Dans le décret Unitatis redintegratio, les Pères du Concile indiquent les moyens de répondre à cet appel de l'Esprit qu'est le désir l'unité : renouveau permanent de l'Église, fidélité de l'Église entière et de chaque croyant à sa vocation ; prière en commun ; connaissance réciproque fraternelle ; formation oecuménique des fidèles et particulièrement des prêtres ; dialogue entre les théologiens et rencontres entre les chrétiens des différentes Églises et communautés ; collaboration entre les chrétiens dans les divers domaines du service des hommes. Tous ces moyens ne présentent pas pour nous exactement le même type de difficulté. Vivre dans la fidélité au Christ, sans quoi toute notre action serait vaine, nous savons bien que c'est de toute façon le coeur de notre vie, malgré nos faiblesses et nos limites. Acquérir sur nos frères séparés une connaissance intellectuelle, afin de mieux comprendre ce qui nous sépare et ce qui nous unit, c'est un effort auquel sans doute nous consentirions sans trop de réticence ; cela implique notamment de ne pas répandre aux sujets des autres Églises des bruits malveillants dont le fondement n'est pas sûr. Même si cela nous coûte, nous pouvons aussi discuter théologie avec des chrétiens d'autres confessions jusqu'à ce que, peut-être au bout de plusieurs siècles, nous ayons trouvé un terrain d'entente, une formule qui nous permette de comprendre que notre foi, en dépit des apparences, est une. Là où, véritablement, cela se gâte, c'est lorsqu'il s'agit de rencontrer l'autre, non seulement au travers de la muraille protectrice des livres ou des arguments théologiques, mais en personne, en chair et os, dans la vie fraternelle. Parce que dans la relation, il nous faut bien mouiller notre chemise. Nous ne sommes plus dans ce cas un pur esprit, éventuellement représentatif d'un groupe, mais bien une personne avec en face d'elle une autre personne. S'interpose alors entre nous et les autres la timidité, bien naturelle face au regard de l'autre et en même temps dangereuse. Le cardinal Martini, archevêque émérite de Milan, dit à son propos qu'elle «est signe de peu de foi, elle vient du repli sur notre nature calculatrice et méfiante, du recroquevillement sur soi et de là, elle coupe à la racine le mouvement de confiance avec lequel on avait dit ``oui''.» Et je ne crois pas que l'on puisse se contenter ici des rencontres que le hasard permet. Être disponible à l'action de la Providence, cela ne veut pas dire seulement bien vouloir qu'Elle se manifeste dans notre vie, cela veut dire aussi faire en sorte d'être là où Elle nous attend. La Providence attend de nous --- et suscite en nous --- des initiatives. Qu'y a-t-il plus profitable au rapprochement de deux communautés humaines que des liens solides d'estime et d'amitié tissés entre leurs membres ? Les communautés chrétiennes ont en plus la chance de pouvoir regarder ensemble dans la même direction, vers le Christ, qui est et sera l'artisan de notre unité. Mais notre humanité est elle aussi appelée au chantier de la réconciliation, car le Christ ne l'a pas abolie. Si nous ne mettons pas en oeuvre les moyens humains pour préparer un terrain, nous rendons l'oeuvre de l'Esprit plus difficile, et nous retardons son accomplissement. Ayons l'audace de partir en personne à la rencontre de nos frères séparés, pour que la charité entre nous soit comme un rempart sur lequel le père du mensonge désormais se cassera les dents.

Je crois en l'Église catholique. C'est-à-dire en l'Église qui appelle tout homme au salut. Et pour cela, je crois que l'Église est missionnaire. Le prosélytisme aujourd'hui n'a pas bonne presse ; il semble pouvoir n'être qu'une manifestation de fanatisme. On dit plutôt d'ailleurs l'évangélisation ; on a raison, puisque effectivement, il s'agit d'annoncer la Bonne Nouvelle. Mais si le mot a, dans les milieux chrétiens, un certain succès, si tout le monde s'accorde à reconnaître qu'il s'agit d'une bonne cause, cela ne doit pas nous faire oublier ce que c'est en vérité, pour que nous soyons conscients de notre responsabilité et de ce à quoi le Christ et son Église nous appellent. L'enjeu, c'est bien que l'autre devienne chrétien. Qu'il se convertisse. Parce que si le Christ est ma joie, s'Il est le Sauveur de l'humanité, s'Il a changé ma vie, je désire que d'autres puissent partager cette joie et connaître Sa Miséricorde. Alors distinguons. Pour moi, il y a, dans l'évangélisation, deux priorités : l'évangélisation des baptisés ; et celle des «sans-Dieu», athées ou agnostiques. Je suis beaucoup moins ardent à l'idée d'une démarche prosélyte auprès de croyants d'autres religions, et encore moins de chrétiens d'autres confessions. Ceci pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce que mon désir d'annoncer l'Évangile vient de ce que je suis fermement convaincu que le bonheur de l'homme se trouve en Dieu, et que l'homme est perdu loin de Dieu. Donc celui qui ignore complètement Dieu a davantage besoin de se voir annoncer Jésus Christ que celui qui sait qu'il a un Créateur. La vérité tout entière ne se trouve qu'en Christ, mais celui qui ne sait pas qu'il est aussi un être spirituel est plus loin de Dieu que celui qui pratique la prière. C'est bien entendu à adapter à chaque situation particulière, mais c'est à mon avis un principe général. On me répondra peut-être qu'un musulman fanatique est plus dangereux qu'un athée éclairé. C'est vrai. Mais le christianisme en soi ne protège pas contre le fanatisme ; le respect de la liberté de l'autre et de sa dignité est une préoccupation humaniste, pas exclusivement chrétienne ; l'enseigner relève d'une éducation morale et politique, pas de l'évangélisation. D'autre part, il me semble que tenter de faire changer de religion quelqu'un qui a déjà une religion est plus lourd de conséquences que d'en prêcher une à celui qui n'en n'a pas. Lorsqu'un athée se convertit, cela ne regarde que lui ; au pire, on pensera que lui aussi est illuminé ; au mieux, son choix intriguera et suscitera des questions. Lorsque quelqu'un quitte une religion ou une communauté ecclésiale, celle-ci se sent rejetée ; que de tels événements se produisent souvent, et la tension et les rancoeurs peuvent s'accumuler entre les deux groupes. Il ne s'agit pas de refuser le baptême à un musulman qui aurait rencontré le Christ, mais d'éviter un prosélytisme pour le coup agressif, et dont les motifs parfois ne sont pas très clairs. Enfin, Dieu s'est manifesté, même partiellement, dans l'Islam. Cela m'arrête un instant et m'incite à prendre patience. Il me semble que nous devrions privilégier dans nos relations avec les autres religions la recherche de la paix et dans nos relations avec les autres confessions chrétiennes la construction de l'unité. Tant que ces deux scandales --- la division du Corps du Christ et la guerre entre les hommes au nom de Dieu --- ne seront pas résorbés, les choses ne peuvent se passer de manière tout à fait normale. En revanche, je crois que les disciples du Christ ont le devoir urgent d'annoncer l'Évangile à ceux qui ne connaissent pas Dieu ou pour qui il fait partie des meubles, de l'héritage familial. Nous avons beau jeu de nous dissimuler derrière le respect des différences et la tolérance, la volonté de ne pas choquer et de ne pas scandaliser pour ne pas annoncer le nom du Christ. Là encore c'est, bien souvent, une question de timidité. Les premiers chrétiens allaient jusqu'au martyre ; la simple peur du regard des autres nous arrête. Pourtant, si vraiment le Christ est mon espérance, comment pourrais-je ne pas vouloir que d'autres entrent dans cette espérance ? Il ne s'agit pas, évidemment, de chercher à choquer et à scandaliser. La provocation est en général contre-productive, et découle d'un désir non d'aller vers l'autre, mais de me conforter dans ce que je suis. Mais la croix est un scandale, et le chrétien doit aussi être signe de contradiction.

La juste attitude, celle du parfait évangélisateur, n'est jamais acquise. Pour la chercher, nous avons quelques pistes. Tout d'abord la prière. Celui qui annoncerait le Christ sans vivre lui-même de la prière ne saurait être qu'un menteur. C'est en prenant quotidiennement du temps avec le Seigneur que nous pouvons être envoyés en mission et que nous recevons la force pour l'accomplir. Ensuite l'humilité de garder toujours devant soi cette vérité fondamentale : « Ce n'est pas moi qui suis le Sauveur du monde et de mon frère ; l'essentiel se passe dans la relation entre le Christ et lui, dont je ne peux qu'être parfois et par grâce qu'une occasion. » Cela me décharge aussi d'une responsabilité qui sinon serait écrasante. L'attention à l'autre : il ne s'agit pas de lui dire à tout prix des choses qu'il n'est manifestement pas en état de recevoir, même si parfois il est bon d'oser le bousculer. Le discernement sur les moyens : si parfois j'ai du mal à voir où l'Esprit me conduit, je peux être certain que ce n'est pas par la violence ou la contrainte, même symbolique ou affective, que je le servirai, mais en me tenant dans la douceur et la vérité. Enfin, la patience : c'est elle qui nous permet de ne pas exiger de voir le résultat de nos efforts, en nous appuyant sur cette promesse : «Jamais, lorsqu'elle est annoncée, la Parole de Dieu ne remonte au Ciel sans avoir porté du fruit.» (Is 55 11)


«...et des cieux se penchera la justice.» (Ps 84)

Je crois en l'Église, apostolique.

L'on peut entendre (au moins) deux sens à cette profession de foi. Elle signifie que nous croyons que l'Église d'aujourd'hui est elle aussi chargée de la mission apostolique, de l'annonce de l'Évangile. Elle signifie aussi que nous croyons l'Église héritière de la foi des Apôtres et fidèle à leur enseignement. Rien n'a changé, du coeur de notre foi, depuis que Pierre est sorti du Cénacle, le jour de la Pentecôte, pour annoncer aux Juifs assemblés la Bonne Nouvelle de Jésus Christ, Fils de Dieu fait homme, mort et ressuscité pour le salut du monde, élevé à la droite du Père d'où Il donne à Ses fidèles Son Esprit Saint (Ac 2, en particulier 29--33). Cet enseignement, l'Église l'a exploré, scrutant les Écritures afin de mieux connaître son Seigneur, notamment dans les grands conciles des premiers siècles. On a pu l'accuser, on l'accuse encore, d'avoir trahi, déformé le message évangélique. C'est un mystère que ce développement de la Révélation, elle est achevée dans le Christ et avec la venue de l'Esprit Saint, mais l'Église par la suite formule des dogmes, au fur et à mesure qu'elle entre plus pleinement dans le mystère de Dieu. Ce paradoxe est explicitement présent dans l'Écriture, le Christ l'annonce clairement, lors de Son dernier repas. Il dit à la fois : « tout ce que j'ai entendu de mon Père, je vous l'ai fait connaître » (Jn 15 15) et « j'ai encore beaucoup à vous dire, mais vous ne pouvez pas le porter à présent » (Jn 16 12) ; il va jusqu'à condenser les deux dimensions du mystère dans une même formule : « L'Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, lui vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit. » (Jn 14 26) Si l'entrée de l'Église, selon le temps de l'histoire, dans une compréhension plus pleine de la Révélation, a quelque chose de troublant pour la raison, c'est une part du mystère de notre foi, qu'il nous faut assumer. Il n'y a pas là de contradiction, même apparente, entre ce que l'Église promet d'être et ce qu'elle est.



Du point de vue de l'unité et du dialogue entre les confessions chrétiennes, la succession apostolique en revanche peut être un sujet de discorde. Le différend, me semble-t-il, porte précisément sur le troisième point du § 857 du Catéchisme : «[l'Église] continue à être enseignée, sanctifiée et dirigée par les apôtres jusqu'au retour du Christ grâce à ceux qui leur succèdent dans leur charge pastorale : le collège des évêques.» Les catholiques et, pour ce que j'en sait, les orthodoxes, reconnaissent cette conception de la succession apostolique. J'y adhère bien entendu (je suis catholique). Il me semble toutefois qu'elle n'a pas nécessairement l'évidence qu'elle nous paraît avoir, à nous qui en sommes imprégnés, pour ainsi dire depuis notre baptême. Le rôle des Apôtres, tel qu'il est défini par les Douze dans les Actes, 6 4 (la prière et le ministère de la parole) ou par Pierre en Ac 1 22 («témoin de la résurrection ») n'est pas exactement le même que celui des évêques tel qu'il est compris aujourd'hui (sanctifier, enseigner, gouverner le peuple de Dieu : Catéchisme, § 1558). La fonction de gouvernement en particulier est distinguée par saint Paul de celle des apôtres («Et Dieu a établi dans l'Église premièrement des apôtres, [...] puis ceux qui ont les dons de guérir, de secourir, de gouverner, de parler diverses langues.») L'episkopos, littéralement le surveillant de la communauté, n'est pas exactement l'apôtre. Le mode de désignation des successeurs des apôtres fait également partie des points sensibles du dialogue inter-confessionnel. Le Catéchisme de l'Église catholique, reprenant Lumen Gentium, affirme que «pour que la mission qui leur avait été confiée pût se continuer après leur mort, les apôtres donnèrent mandat, comme par testament, à leurs coopérateurs immédiats d'achever leur tâche et d'affermir l'oeuvre commencée par eux, leur recommandant de prendre garde au troupeau dans lequel l'Esprit Saint les avait institués pour paître l'Église de Dieu. Ils instituèrent donc des hommes de ce genre, et disposèrent par la suite qu'après leur mort d'autres hommes éprouvés recueilleraient leur ministère.» Or les modalités de la désignation des évêques ont varié dans l'histoire : au Ve siècle encore, le pape Léon le Grand affirme que «celui qui doit commander à tous doit être choisi par tous», c'est-à-dire à la fois par le clergé, par les notables et par le peuple. Les évêques qui ordonnent le nouvel évêque sanctionnent en quelque sorte le choix de l'Église particulière qu'il est appelé à gouverner ; il n'est donc pas appelé directement par les successeurs des Apôtres, mais par l'Église dans son ensemble, corps du Christ, peuple des baptisés. En ce qui concerne les apôtres, Paul n'est pas appelé à prêcher la Bonne Nouvelle par les Apôtres, mais bien par le Christ, directement (Ac 9 ; Ac 13 2--3). Voyons enfin la désignation de Matthias, premier exemple la succession apostolique : c'est bien Pierre qui, s'appuyant sur la Parole, pointe la nécessité de remplacer Judas ; mais c'est l'assemblée qui désigne ceux qui sont dignes de la charge, et on laisse au sort le soin de manifester la volonté de Dieu.

À partir de là, l'on pourrait ébaucher une autre conception de la succession apostolique : est successeur des Apôtres celui qui transmet fidèlement l'enseignement des Apôtres, qui est fidèle au message évangélique et qui l'annonce, parce qu'il y a été appelé par l'Esprit du Seigneur. Bref, qui est un apôtre. L'on peut donc comprendre que pour certains chrétiens il suffise, pour que la succession apostolique soit assurée, que de génération en génération l'Esprit appelle des témoins de la résurrection, qui vivent la prière et le ministère de la parole. Bien entendu, il se pose alors un problème de légitimité et de fidélité à ce qu'est en vérité l'Évangile et le risque est grand de voir apparaître des faux docteurs ; dans les Actes, Paul est remarquable autant par son obéissance à l'autorité des Apôtres (Concile de Jérusalem, en Ac 15) que par son zèle à prêcher l'Évangile, et la première est la garante du second. L'obéissance à l'Église est un signe sûr de notre fidélité à l'Évangile, et l'on peut admirer la sagesse de l'institution des évêques, collège chargé de garantir que l'enseignement du Christ est transmis intégralement. Toutefois, même si elle accorde sa place à l'autorité et à la hiérarchie, cette conception diffère de celle des catholiques, puisque justement elle ramène le problème du rôle des évêques à une question d'autorité, et n'en fait pas le centre de la réflexion sur la succession apostolique. Par conséquent, le ministère épiscopal est une garantie du bon déroulement de la succession apostolique, non sa condition même. Ce qui importe, c'est que celui qui transmet la Parole vive dans l'Esprit Saint, davantage que sa reconnaissance institutionnelle; et ce d'autant plus que l'on a vu des hommes consacrés à la succession apostolique trahir l'esprit et la lettre de l'enseignement du Christ. Et pour un chrétien né et baptisé dans une assemblée non catholique de l'Église, à qui faut-il être fidèle ? A la hiérarchie de sa propre assemblée ? Pour un catholique, la réponse est simple : il faut être fidèle à l'Église catholique, apostolique et romaine, puisque c'est elle qui a su préserver parfaitement le legs des Apôtres. Mais l'on comprend qu'un protestant ne raisonne pas exactement de la même manière ! Certains protestants ont reçu de par leur éducation l'image de l'Église catholique romaine comme grande prostituée, comme Babylone. Surtout, fondamentalement, les communautés protestantes considèrent que certains points de la doctrine catholique romaine (par exemple le rôle attribué au Siège apostolique ou la dévotion à Marie) constituent une déviation par rapport à l'esprit des Écritures ; on voit mal comment un chrétien ayant reçu la foi d'une telle communauté pourrait penser que c'est l'Église catholique romaine qui incarne parfaitement la succession apostolique.

Des trois sources de notre foi (l'éducation, le raisonnement, l'obéissance), les deux premières peuvent être, dans d'autres circonstances, retournées contre cette foi elle-même ; reste l'obéissance, qui est en outre, à mon avis, la plus juste du point de vue spirituel. Mais elle suppose en quelque sorte que l'on ait déjà admis la conception catholique de la succession apostolique. La réconciliation semble mal engagée... Reste l'espoir de trouver un point de vue surplombant qui nous permette de comprendre que nous partageons en fait4 une même foi, au-delà des différences de perspective.



Pourquoi dire cela ? Je le répète, je crois fermement à la définition catholique de la succession apostolique, et au rôle central et fondamental de l'évêque dans l'Église particulière et du collège épiscopal dans l'Église universelle. Je suis prêt à défendre cette définition devant des non catholiques. Mais j'y crois parce que l'Église, celle dont je reçois la Parole de Dieu et les sacrements, m'ordonne d'y croire, pas parce que c'est une idée à laquelle je suis arrivé par moi-même, par la raison, ou parce qu'elle se dégage avec évidence des Écritures. Et je pense que faire mémoire de l'origine de notre foi peut nous donner une humilité si nécessaire dans le dialogue avec les autres confessions chrétiennes, pour que cesse le scandale de la séparation des chrétiens qui déchire le Corps du Christ et sape l'oeuvre apostolique de l'Église. Cette article est une invitation au dialogue --- peut-être au débat : n'hésitez pas à réagir !

Prière pour l'unité des chrétiens5







Seigneur Jésus,

qui as prié pour que tous soient un,

nous te prions pour l'unité des chrétiens,

telle que tu la veux,

par les moyens que tu veux.

Que ton Esprit nous donne

d'éprouver la souffrance de la séparation,

de voir notre péché

et d'espérer au-delà de toute espérance.

Amen.



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