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Jésus le charpentier

Marie-Amélie Dutheil de la Rochère

Les Évangiles ne sont pas des biographies de Jésus. Jean ne manque pas de le préciser :
«Il y a encore beaucoup d'autres signes que Jésus a faits en présence des disciples et qui ne sont pas mis par écrit dans ce livre. Mais ceux-là y ont été mis afin que vous croyiez que Jésus est le Messie, le Fils de Dieu, et afin que par votre foi, vous ayez la vie en Son nom.»1
Ils présentent donc un choix significatif d'épisodes de la vie de Celui dont ils veulent montrer qu'Il est le Christ. C'est pourquoi ils s'intéressent presque uniquement aux années de Sa prédication, et principalement à Sa Passion, Sa Mort et Sa Résurrection, qui sont véritablement l'essentiel. Sans la Résurrection, ni la vie ni la mort de Jésus n'ont d'importance pour nous, et sans l'ensemble formé par la Passion et la Résurrection, le message du Christ reste une sympathique utopie de prophète humaniste mais impuissant. Cependant, l'incarnation de Dieu est une donnée majeure de la Bonne Nouvelle (puisque sans elle, il ne saurait y avoir de mort, donc de Résurrection), et elle passe par des faits en apparence insignifiants, parmi lesquels les nombreux éléments de l'existence quotidienne de Jésus. Vu le thème de ce Sénevé, je vous propose donc de nous pencher sur le premier (chronologiquement parlant) métier du Nazaréen, celui de charpentier.


Georges de La Tour, Saint Joseph Charpentier, 1642

Comment ça, un charpentier ?

Ni un métier de dieu...

Je ne connais guère de mythologie qui nous présente un tel type d'emploi pour un dieu. On voit des forgerons, des médecins, des divinités agricoles, sylvestres, aquatiques, des échansons, des rois bien sûr et des guerriers, et même des maçons2, sans parler du Grand Architecte et du Grand Horloger (dérivés dégénérés du Charpentier), mais le dieu-charpentier ne fait pas partie du recrutement du premier panthéon venu. Il est évidemment certain qu'en cherchant, on trouvera la charpente comme affectation accessoire d'un grand dieu, ou comme attribut d'une divinité secondaire, sans plus3. Or, notre Dieu, l'Unique et le Tout-puissant, a pour Sa part choisi ce domaine d'activité. Et même, Il y a passé sans doute une bonne moitié de Son existence terrestre (contre trois ans seulement de prédication). Non seulement, nous avons un Dieu souffrant, mourant comme un criminel, mais encore, avant d'accomplir Sa divine mission, Il se démarque de toute autre divinité par un métier original. Cette originalité peut-elle être attribuée au fait qu'Il est le Dieu d'Israël, le Messie attendu par le Peuple Élu ? Les Juifs n'ont jamais eu la même religion que tout le monde, mais pensaient-ils pour autant à Dieu comme le grand Charpentier ?

... ni un métier de Messie...

Le moins qu'on puisse dire, c'est que la pensée juive ne s'est guère intéressée à l'artisanat divin. La Création est une oeuvre du Verbe de Dieu, sans aucun doute, mais sa présentation dans le chapitre premier de la Genèse n'en fait sûrement pas un exemple de travail manuel à proprement parler. Dans le deuxième chapitre, Dieu joue en quelque sorte les potiers, mais guère les charpentiers. Et pourtant, les Évangiles nous affirment avec certitude que le Nazaréen est fils de Joseph le charpentier, donc charpentier lui-même. Ce métier qui ne semble guère divin a de ce fait une certaine importance. Comme beaucoup d'actes du Verbe Incarné, il est surprenant, déconcertant, inattendu. Car, à l'instar de Ses compatriotes, on se serait attendu à Le voir naître dans quelque palais, puisqu'Il est le Roi par excellence, ou bien dans une famille de Lévites, puisqu'Il est le Grand Prêtre qui achève toute purification. Les zélotes attendaient un chef de guerre et peut-être les Esséniens espéraient-ils un grand mystique, un prophète un peu mystérieux, tel Jean le Baptiste, vêtu comme un prophète, mangeant comme un prophète, vivant comme un prophète, et persécuté comme un prophète (seulement, on considère que le Messie, ami de Dieu, est censé être protégé par la grâce du Très-Haut, et donc réussir sans connaître une mort misérable, sauf si on connaît bien son Isaïe). Dans tous les cas, un petit artisan de village ne correspond pas vraiment au profil, comme les habitants de Nazareth le font remarquer plutôt violemment au fils du pays quand Il commence à Se déclarer l'Élu de Dieu. D'autant plus que ledit artisan, une fois devenu prophète, ne Se fait guère remarquer par Son ascétisme, ou par la sainteté de Ses disciples, recrutés dans des milieux souvent louches ou misérables (publicains, prostituées, simples pêcheurs de Galilée). Comme charpentier, nous ne savons pas ce que valait Jésus, mais comme prophète et Messie, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'Il a semblé particulièrement déroutant à Ses contemporains ! Il paraît que Mel Gibson a fait du Christ l'inventeur de la table de salle à manger ; personnellement, je ne crois pas que Jésus ait révolutionné l'art de la menuiserie ou de la charpente de son temps, mais ce qui est sûr, c'est que le seul fait d'être charpentier de formation n'avait rien à faire avec le portrait-type du Messie tant attendu.

... ni un métier humain banal

Chez les dieux, le métier de charpentier n'est pas fréquent. Chez les hommes, en réalité, il en va de même : les paysans ont de loin toujours été les travailleurs les plus nombreux4. Pourquoi Dieu a-t-il choisi un métier aussi «original» ? Je ne sais pas combien il y avait de charpentiers en Judée ou en Galilée au I er siècle, mais je crois pouvoir affirmer qu'ils n'étaient pas la profession la mieux représentée. Dieu n'a pourtant pas choisi au hasard le métier de Son père nourricier, car le hasard est une notion absurde sans aucune réalité possible du moment qu'on pose l'existence d'un Dieu tout-puissant, créateur, infiniment bon, incarné, mort et ressuscité pour nous. Alors vraiment, pourquoi charpentier ?

Une forêt de symboles

Promesse faite à nos Pères

Dieu aime les symboles, même s'Il n'en abuse pas. Le métier du Christ peut nous faire voir toutes sortes de ces symboles, et, en ce qui me concerne, je n'ai pas d'hésitation à penser que c'est bien ce qu'Il a voulu. On remarquera d'abord qu'il y a peu de charpentiers parmi les peuples nomades, du moins ceux qui vivent dans des tentes, comme c'est le cas au Proche-Orient. Un Juif charpentier dans un petit village tranquille est donc un Juif sédentaire, installé. Quand il s'agit du Messie, cela signifie donc que le Peuple est bien implanté dans une terre qui ne saurait être que la Terre Promise. C'est un signe modeste de la réalisation de la Promesse faite à Abraham. Le Messie est venu construire des maisons pour le Peuple de Dieu, au sens le plus concret du terme. Et abstraitement, Il veut faire de chaque homme Sa demeure, Son temple, Son Corps.

Mort sur le bois de la Croix

On ne peut pas considérer comme un exemple d'ironie tragique le fait qu'ayant travaillé le bois toute Sa vie, Jésus soit mort pendu à du bois. Il n'y a pas d'ironie tragique pour Dieu, qui sait toute chose et agit toujours à dessein. Mais on peut y voir un symbole. La Croix du Christ est en effet la Charpente de la Création nouvelle. Elle est la manifestation la plus absolue de l'Amour de Dieu, elle est le signe de l'Alliance nouvelle. Verticale, elle relie Terre et Ciel5 ; horizontale, elle rassemble toute la Création sous son ombre. Symbole de malédiction dans la Loi de Moïse, elle est assumée par Dieu Lui-même pour devenir le lieu de la plus grande bénédiction jamais révélée. Il semble parfaitement logique que le Christ, qui offre au monde une nouvelle charpente, soit effectivement charpentier. Cela fait pleinement partie de Sa mission, même s'Il change de plan en montant de Galilée vers Jérusalem.

Charpente de nos vies

Le charpentier, contrairement à l'architecte qui ne fait que dresser les plans, construit des maisons, et même mieux, ce qui fait de la maison une maison. En effet, les murs ne sont pas suffisants à créer une maison, ils servent à délimiter un lieu clos, qui peut aussi bien être un jardin, une cité, un sanctuaire, ou ce que vous voudrez. Une maison ne naît pas tant dans ses fondations que dans son toit, du moins d'un point de vue conceptuel. On peut donc dire que c'est un rôle important du Christ : Il veut être, pour l'humanité et pour chaque homme en particulier, la structure solide qui permet une existence stable et définie. Mais Son action, tout comme la charpente, n'est pas ce que l'on voit en premier. Sa présence, de par l'Incarnation et encore plus par le baptême, est une donnée discrète quoique nécessaire au maintien de l'édifice ; et plus on est saint, plus on le laisse habiter chacune des parties de l'architecture domestique, si bien que Sa lumière rayonne de toutes parts. Le Christ est notre charpente, notre colonne vertébrale sans laquelle nous ne saurions vivre debout. Nous pouvons Le laisser agir en nous, ou nous pouvons tenter de nous débarrasser de Lui, au risque de perdre toute assise.

Il n'est pas indifférent que le Christ ait été simple artisan pendant sans doute une quinzaine d'années. Il est encore moins indifférent qu'Il ait été charpentier. À Son exemple, nous devons apprendre la patience du métier, ainsi que la discrétion, pour réaliser une oeuvre essentielle et structurante. Nous devons apprendre la beauté et l'importance du travail manuel. Dieu n'agit pas de manière abstraite, mais au contraire, dans le labeur matériel quotidien. Nul besoin de rester immobile et inactif pour entrer en communion avec Lui. Bref, ora et labora !
M.-A. D. R.


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