Un pape théologien
La présence de l'Église dans l'histoire des hommes est au centre de
l'oeuvre théologique de Joseph Ratzinger.
P. Jean-Robert Armogathe
La distinction a toujours été faite entre l'enseignement d'un
théologien et la doctrine publique de l'Église, et il convient de la
rappeler quand un théologien devient pape. Avec Benoît XVI, cependant, la
distinction est plus ténue, car le nouveau pape a été pendant longtemps
préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. À ce titre, il a
publié plusieurs documents qui relèvent du magistère ordinaire de l'Église.
Sans doute, il a lui-même tenu à distinguer entre ses écrits de théologien
privé, et les textes solennels publiés dans l'exercice de ses fonctions,
mais on peut assez normalement observer une continuité de ton et
d'inspiration entre les deux types d'enseignement. L'oeuvre de théologien du
cardinal Ratzinger mérite donc d'être rappelée à l'occasion de son
élection : son importance et sa richesse n'ont pas facilité, dans les jours
derniers, une évaluation exacte de la pensée du pape. C'est pourtant dans
ses livres et ses articles (dont beaucoup ont été traduits dans la revue
Communio) qu'il convient de la chercher. Elle couvre largement toute la
théologie catholique1, mais une vue cavalière en fait apparaître l'unité.
Vue en perspective, la pensée du nouveau pape apparaît en effet comme
axée autour d'une méditation constante sur l'Église : depuis sa thèse
doctorale sur l'Église chez saint Augustin jusqu'à ses plus récentes
publications en français2, c'est une ligne constante de préoccupations et
de recherches qui, avant comme après le Concile, lui a permis d'affirmer
que la «constitution de l'Église»est à la fois hiérarchique et
charismatique, celle d'un «peuple»ordonné par une Alliance. La préparation
de sa thèse de doctorat (1954) avait permis à Joseph Ratzinger de lire
Augustin et de réfléchir, après lui, sur le destin du monde : après la
seconde guerre mondiale, comme après la chute de Rome en 410, quel autre
avenir pour l'humanité sinon celui que les croyants peuvent espérer ? Dans
ces deux grands moments de l'histoire, l'Église est apparue comme la seule
réalité capable de survivre au naufrage de mondes antérieurs. Si cette
Église n'était qu'une institution, elle aurait péri avec les autres, mais
elle survit parce qu'elle est une alliance, l'alliance de Dieu avec des
personnes. Le peuple que Dieu s'est donné par l'élection, dans l'ancienne
Alliance, et par le baptême dans la nouvelle Alliance, témoigne à la fois
de la permanence d'une Parole donnée et de la constance d'une espérance
accueillie. Dans l'histoire du monde, le peuple de Dieu témoigne de la
continuité, de l'obstination de Dieu : nonobstant les trahisons et le poids
du péché, Dieu n'oublie pas et Il reste fidèle. Il habite avec son peuple.
C'est ce qu'enseigne la théologie de l'histoire de saint Bonaventure, objet
d'un livre essentiel du nouveau pape3.
Héritier des travaux d'Yves Congar, contemporain de ceux de Louis
Bouyer, Joseph Ratzinger a eu, comme théologien, le souci d'enrichir et de
renouveler l'enseignement traditionnel sur l'Église. Mais à partir de ce
chemin de crête, le nouveau pape a toujours tenu fermement le lien entre
l'Église et la prolongation de l'Incarnation. Sa vision de l'Église comme
sacrement complète et achève la comparaison entre Église et Peuple de Dieu. Sa lecture de l'histoire est orientée vers le retour du Christ, et sa
méditation intègre les actions des hommes dans une histoire du salut.
Les relations avec les autres confessions de foi chrétiennes sont
logiquement au centre de ses recherches4. Interpréter la déclaration
Dominus Jesus (2000) comme antioecuménique est un contre-sens : d'une
part, elle se bornait à réaffirmer des dogmes fondamentaux sur le Christ et
l'Église et d'autre part, en écartant des opinions erronées, elle a
clarifié les enjeux contemporains de la recherche théologique. Le
Catéchisme pour adultes de l'épiscopat allemand5 témoigne de l'apport de
Joseph Ratzinger au progrès des relations entre catholiques et luthériens.
On doit à cet égard attendre du nouveau pape des décisions capitales pour
le rapprochement des Églises chrétiennes.
Mais le rapport de l'Église au monde lui semble également un point
essentiel, d'où l'importance qu'il attache à une réflexion cohérente sur
«Église et politique». Convaincu que la libération de l'homme passe par
les sacrements que donne l'Église, il a refusé fermement les mascarades
marxistes de certains théologiens sud-américains (1984) : Jésus est venu
libérer ceux qui étaient retenus dans le péché, «sous l'ombre de la mort».
Préciser d'une certaine théologie qu'elle est «de libération» est inutile
ou tendancieux. En revanche, il n'est pas inutile de rappeler que la morale
est la forme actuelle de la charité, et les enseignements de l'Église
catholique, en matière sociale comme sur la bioéthique, constituent à cet
égard un ensemble intellectuel d'une rare cohérence6 : il s'agit là de
l'oeuvre commune de Jean-Paul II et de son principal théologien, le
cardinal Ratzinger7.
Romano Guardini annonçait, voici cinquante ans, que «l'Église
s'éveille dans les coeurs»: la réflexion théologique actuelle permet de
donner à ce réveil une consistance accrue par les fortes personnalités, si
diverses, des derniers Papes et de l'actuel . Avec le double souci de la
recherche théologique et de la confession de foi, comme théologien et
comme préfet de congrégation, le cardinal Ratzinger aura, plus que tout
autre, marqué cette génération comme celle «du temps de
l'Église»8. La logique de l'Esprit l'en a fait devenir le premier serviteur.
J.-R.A.