Rencontre avec Mgr Barbarin
Le 8 mars dernier, Philippe Barbarin, cardinal de Lyon, Primat
des Gaules, est venu prier, dîner et discuter avec nous. Ses paroles, ses
gestes, toute sa personne, je crois, restent très vivants dans le souvenir
de ceux qui étaient présents. Ils sont gravés dans ma mémoire, comme un
memento puissant du sens véritable de ma vie de chrétien. Pour les
absents, j'écris ce compte-rendu, qui pourra peut-être résumer
imparfaitement deux heures de discussion animée en salle des actes.
Enrica Zanin
Nous: Comment être aujourd'hui témoins du Christ ?
Card. Barbarin : Il faut porter un message qui nous dépasse. Et accepter
d'être constamment en décalage par rapport au message et au public, comme Paul
devant l'Aréopage. Pendant quatre ans, j'ai enseigné la christologie à Madagascar.
Je ne demandais pas à chaque instant: que pourront bien comprendre ces gens si
différents ? Témoigner est un acte de foi. Il s'agit de croire que notre parole
est efficace. Parce qu'elle ne nous appartient pas. Témoigner est un acte
passif : il s'agit d'accueillir en nous le mystère de la grâce. Tout comme le
mystère de l'Évangile: je vous conseille de lire la constitution dogmatique
Dei verbum, un texte que je trouve magnifique. Qui cherche dans
l'Évangile les clés de la vie éternelle a tout perdu. C'est le texte qui saute à la figure : jamais je n'y trouverai ce que je cherche, mais ce
que je ne savais pas chercher.
Nous : Bien sûr, se laisser travailler par la grâce, mais concrètement,
comment dire l'Évangile autour de nous ? Sans s'imposer à l'autre, sans trahir
le message ?
Card. Barbarin : C'est clair, il faut agir. Mais chacun d'après son
tempérament. Il n'existe pas de méthode universelle. Moi, je ne crois pas aux
"méthodes", aux "techniques". Il faut donner ce que l'on est, sans réserve, et
puis, recevoir. On ne sait pas recevoir. Si tu veux être missionnaire, laisse agir en
toi le Missionnaire. Qui est entièrement ouvert au Christ n'a plus de problèmes
<<techniques>>. Il agit, point. Regardez mère Térésa. Chacun de nous invente une
nouvelle voie d'évangélisation.
Nous : Dans notre vie de chrétiens, nous rencontrons deux difficultés :
comment dire le Christ à des intellectuels qui parlent de Dieu mais ne parlent
pas à Dieu ?
Comment leur faire comprendre que la Parole n'est pas seulement matière à
spéculations, mais Parole de vie ? Deuxième problème : comment apprendre la
charité ? Comment faire
comprendre la nécessité de donner du temps et de l'argent ?
Card. Barbarin : Vous n'êtes pas appelés à juger les autres, mais à les
aimer. Si vous aimez les autres, vous les prenez là où ils sont, à partir de
leurs qualités, en respectant leurs grâces : s'ils sont des intellos, il faut passer par là, et par
là remonter au Christ. Bien sûr, c'est difficile, mais ne vous inquiétez pas :
Jésus, en s'incarnant en Palestine, a eu le même problème : comment faire pour parler à
ces gens ? Lisez le chapitre trois du Coeur du monde de Balthasar.
Rappellez-vous que la Charité est la seule chose qui restera à la fin du monde. Ça
me fait penser à un vers de Jean de la Croix: <<Le soir tu t'examineras sur
l'amour>> que le saint a ensuite corrigé en <<Le soir, nous serons examinés sur l'amour.>> Cette
variante est riche de sens, je vous invite à l'analyser. Pensez-y : nous serons
jugés sur l'amour que nous saurons recevoir et donner. Quel amour j'ai reçu aujourd'hui ? Sais-je me
laisser aime ? Ma vie ne vaudra que l'amour donné et reçu. Ignace de Loyola
signait ses lettres <<mendiant en amour>>. Il faut savoir être mendiant. Allez à la
communion comme des mendiants : c'est seulement si nous reconnaissons que dans la vie
spirituelle nous n'avons rien que nous saurons tenir bon jusqu'au bout.
Nous : Il est facile de dire les valeurs de la foi, <<Aime ton prochain, etc.>>. Ceux qui ne croient pas sont souvent
d'accord avec nous. Il est plus difficile de parler de la doctrine morale de l'Église, de la sexualité, de la défense de la vie...
Comment témoigner avec efficacité sans trahir le message ?
Card. Barbarin: Il ne faut jamais trahir la foi. Mais on peut se taire. Il faut aller jusqu'où on nous laisse aller, sans imposer la foi, sans la
banaliser. Je vous donne un exemple: quand je prépare au mariage, je commence par des choses très simples : qu'est-ce que le mariage, la beauté et l'exigence
de l'amour, etc. Si les deux fiancés restent distants, je m'arrête là. Mais souvent c'est eux qui prennent la parole: << Vous savez, on vit ensemble...>> Bien
sûr que je le sais, ils m'ont donné leur adresse ! Alors j'explique ce que signifie se donner entièrement à l'autre, et je me
tais. J'ai vu les réactions les plus diverses: <<Je ne comprends pas>>, <<Ah bon, je ne savais pas !>>, << Et si nous ne dormions plus ensemble jusqu'au mariage ?>>.
Je vous donne un autre exemple : le premier ministre me convoque pour me demander ce que je pense de l'homosexualité, parce qu'il s'agit d'écrire
une loi qui condamne tout acte d'homophobie. Je lui réponds que la Bible dit que l'homosexualité est un péché, et que je lui suis fidèle. Il vaut peut-être mieux revoir la loi...
La société change, mais les chrétiens ne changeront pas : les commandements sont comme une promesse d'amour, parce que l'humanité ne se dégrade pas. Comme si
Jésus disait : «si seulement tu me laissais faire, si seulement tu croyais un peu à mon action en toi...»
Nous : Comment prier, quand c'est difficile ?
Card. Barbarin : Pour moi, prier c'est lire doucement. Je prends un livre de la Bible et je lis.
En ce moment je suis arrêté sur une phrase de Jean... je ne sais pas le temps que j'y resterai. Il y a des Paroles qui coulent vite, d'autres qui me retiennent
longtemps. Il faut être actif dans la prière, mais savoir attendre. L'expérience ne sert à rien là-dessus. Je garde dans mon coeur les passages qui m'ont
donné une grande joie. Ce sont les lieux de mon apostolat, les paroles que le Seigneur m'a données pour que là je le rencontre, pour que là j'agisse.
Je vous donne trois conseils. La prière authentique est complètement gratuite. Un prêtre ne doit jamais prier sur le texte du dimanche... Il aura la tentation
de préparer son sermon. Je dois laisser agir le Seigneur et me dire: «Après tout, je suis son fils, Il a bien le droit de parler à son fils.»La prière authentique est simple. Quand toutes les phrases s'effacent pour n'en laisser qu'une, celle qui compte pour moi.
Je vous donne ici ma méthode personnelle, il revient à chacun de trouver la
sienne : moments, fréquence, durée. Je connais un prêtre qui se lève tous les jours à quatre heures du
matin pour une heure d'oraison ! C'est très bien... pour lui ! Moi j'en suis
incapable ! En revanche il faut veiller à laisser le temps à Dieu de nous parler,
au moins une demi-heure, pour que l'âme
puisse être apaisée. Pas forcément
tous les jours, la fréquence importe moins que la durée, et ça n'empêche pas d'autres prières rapides, le
matin et le soir.
Surtout, la prière authentique est concrète. Je lis le miracle du paralytique qui prend son brancard et marche, et je dis: «Voici mon mal, voici mon grabat.»Je
suis contre une prière <<sucre d'orge>>, du type : «Qu'Il est bon Jésus
quand Il fait ceci ou cela...»Cette prière ne sert à rien. Je dois SAVOIR
que je suis guéri, la prière doit avoir un impact concret dans ma vie. Sinon
c'est que je ne suis pas allé assez loin.
Il faut s'accrocher dans les moments de difficulté. L'islam a cinq piliers, nous n'en avons qu'un seul : le Christ. La difficulté de la prière c'est qu'elle
est dans le secret. Nous ne pouvons pas trouver un soutien dans l'approbation publique, dans l'exemple du voisin, mais seulement en Dieu. Un père spirituel
peut être utile pour conseiller ce qui peut nous guérir. L'essentiel est de devenir passif dans la prière, comme Jésus disant au Baptiste: <<Laisse faire pour
l'instant.>> Jésus se fait baptiser par Jean, mais Jean dans son action est passif ! Le jour où tout votre apostolat sera passif...
Nous : ...Et la prière de demande ?
Card. Barbarin : L'Évangile est contradictoire. Il nous invite à demander avec ardeur, mais il dit aussi que Dieu sait ce dont nous avons besoin avant
même que nous le Lui demandions... Comment faire ? S'acharner dans la demande ou ne rien demander ? Un bon chrétien est excellent dans les deux camps. Les
deux positions sont contradictoires rationnellement mais pas spirituellement. Pensez à don Bosco : il demande à ses proches de prier avec ferveur pour sa
guérison et il guérit, mais il attend du ciel l'argent pour financer ses
projets. On entend souvent dire que la seule prière authentique serait la prière de
louange. C'est très joli, mais ces gens là n'ont rien compris : il faut savoir demander, apprendre
à demander ! C'est Jésus qui nous invite à l'audace : «Jusqu'ici vous n'avez rien
demandé en invoquant mon nom ; demandez, et vous recevrez : ainsi vous serez
comblés de joie.»1 Soyez chrétiens, n'hésitez pas à demander, et que ce soit « au nom du Christ !» Sans avoir peur d'être petit devant Dieu.
Nous :Comment faire, dans notre école, pour être une véritable communauté chrétienne ?
Card. Barbarin : Suivez votre pasteur. Et cultivez des projets communs.
Voilà un projet fondamental : il n'est pas nécessaire de partir au loin pour évangéliser, ce sont les jeunes générations, victimes de la consommation, qui ont
besoin de vous. A Lyon j'ai lancé un slogan, superficiel comme tous les slogans: <<Éteignez la télévision et allumez l'Évangile>>2. Notre monde a besoin d'éducateurs, les jeunes générations ont besoin de personnes comme vous pour recevoir une éducation profonde, chrétienne, juste.
E.Z.