Compte-rendu de l'intervention du Cardinal Lustiger à l'École le 19 janvier 2006



Compte-rendu par Jérôme Moreau


Note de l'éditeur : ce compte-rendu est une reconstitution des propos tenus par le Cardinal Lustiger. Il se veut aussi fidèle que possible mais n'est pas littéral, et de plus n'a pas été relu par le principal intéressé : la teneur exacte des propos reproduits ici n'engage donc que moi.

On pourrait commencer directement par les questions : j'ai cependant envie de vous dire un certain nombre de choses. J'ai en effet des choses à dire et je ne peux pas les dire, car il n'y a pas d'endroit où l'on puisse m'entendre. J'en profite donc pour déverser le trop plein de mes réflexions sur un auditoire que je suppose bienveillant car je sais qu'il est critique. Il s'agit d'un bloc de questions, qui vont de l'identité chrétienne de l'Europe à la vague de débats autour la laïcité depuis deux ans, ainsi que les politiques successives des ministres de l'Intérieur depuis au moins 10 ans car c'est eux qui font la politique touchant l'immigration. Accessoirement, je parlerai aussi, pour traiter ce problème, de la politique religieuse napoléonienne de notre République en ce domaine.

L'identité chrétienne de l'Europe



Le compromis français autour du fait religieux est quelque chose d'exquis et de compréhensible des Français seulement. Étant assez âgé, j'ai connu la Sorbonne du lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il y avait à l'époque encore des cohabitations tout à fait savoureuses. Ainsi, il y avait un des vieux maîtres radicaux de la sociologie, profondément et courtoisement anti-clérical, et à côté de cela M. Cohen, professeur d'ancien français, qui enchantait un amphi entier avec le théâtre médiéval, en nous racontant dans des cours qui étaient de vrais sermons La Chanson de Roland, surtout, mais aussi toute la poésie médiévale et notamment religieuse. Dans la Sorbonne de ces années 1944-1948, il y avait encore un fond d'anticléricalisme mais aussi des gens assez libres. Il y avait par exemple des gens comme M. de Courcelles, professeur de philosophie, qui a fait le meilleur cours de théologie que j'aie jamais entendu de ma vie, même lorsque j'ai été, plus tard, élève de la Faculté de théologie catholique de Paris, sur la notion de néant chez Bérulle : un cours rigoureux, en connaisseur précis du xviiième qu'il était, mais en même temps plein de finesse chrétienne dans l'intelligence d'un auteur de ce genre. Et puis il y a eu la période extraordinaire qui a suivi, où je mettrais comme héros éponyme Henri-Irénée Marrou. L'on avait l'impression qu'une page était tournée, et la diversité et la liberté d'opinion réelle, admise et reconnue (il y avait quelques professeurs marxistes et d'autres ouvertement chrétiens, tout en respectant la règle du jeu de la scientificité du discours), faisaient que l'on respirait. On était sorti de l'obscurantisme positiviste qui avait littéralement étouffé la liberté d'expression chrétienne dans la Sorbonne d'avant-guerre ou même avant la Première Guerre mondiale. C'était vrai en philosophie, où il y avait des choses passionnantes, mais aussi dans la plupart des disciplines, y compris en sciences.

Je me rappelle une algarade amusante, vers 1959 ; un doyen de la Faculté des sciences, catholique pratiquant et homme de grand renom scientifique, était mort. Il avait exprimé le souhait de se voir enterrer dans la chapelle de la Sorbonne comme c'était son droit, et sa famille avait demandé que je célèbre ses obsèques. J'étais à l'époque aumônier des étudiants de la Sorbonne (lettres et sciences étaient réunis dans un même bâtiment). Il y avait tout un groupe d'étudiants qui aimaient vraiment ce professeur, le doyen Cabannes, et qui étaient venus pour chanter la messe. Nous avions fait une belle célébration. À la sortie je me suis fait accrocher par un autre professeur, qui m'a dit : « M. l'abbé, je regrette que vous n'ayez pas fait une messe laïque. » Je lui ai demandé pourquoi. Les chants étaient en français, et j'avais prêché. Mais une messe « laïque », c'est une messe où l'on écoute de la musique et où les croyants comme les non-croyants prennent un air compassé en attendant que cela se passe, pendant que le prêtre fait quelque chose de bizarre, là-bas, à l'autel, le dos tourné à l'assemblée, ce qui du coup n'est pas offensif ni agressif. Et surtout il ne prêche pas. J'avais fait l'inverse, c'était déjà une anticipation des messes que vous connaissez.

La pudeur universitaire voulait que l'on s'abstienne d'afficher des opinions dans la chaire que l'on occupait quand on était un professeur, même si elles pouvaient être connues par ailleurs. Chacun devait s'abstenir de faire tout acte de propagande ou de prosélytisme. Mais 1968 passé, cela a sauté : on était encore dans une ère de liberté excessive peut-être, mais accrue à coup sûr. La lutte à ce moment-là a changé de camp. Ce n'était plus l'anti-cléricalisme, mais les beaux jours de l'affrontement entre marxistes et talas. Je ne sais pas très bien ce qui s'est passé, puisque c'est à ce moment-là que j'ai quitté la rive gauche pour la rive droite, en changeant de ministère, mais, une fois 1968 passé, « le spectre qui planait sur l'Europe » s'est dissipé comme le brouillard devant le soleil levant sous les invectives de Cohn-Bendit, que j'ai encore dans les oreilles sur la place de la Sorbonne. Exit le marxisme. C'est alors une période vague, un peu incertaine, de déconstruction, mais la liberté règne encore et toujours. J'ai découvert avec un étonnement dont je ne reviens pas encore la renaissance d'un anti-cléricalisme dur — non pas que je sois surpris qu'il existe, ça me paraît tout à fait normal — mais surtout qu'il fasse régner une terreur qui à l'époque n'avait pour zélateurs que les militants les plus durs, qui faisaient par exemple régner la terreur dans les locaux de cette noble maison. Je ne sais pas si le père Armogathe a connu cette période ?

— Oui, je suis entré ici en 1967 !

— Ce qui m'étonne, ce n'est pas l'anti-cléricalisme ou l'athéisme, qui fait partie de notre culture, mais c'est la terreur politique que fait régner cette résurgence anti-religieuse ou anti-cléricale qui a toutes sortes de motifs, et qui s'impose, semble-t-il, au monde politique français. Je m'étonne du manque de courage — mais peut-être est-ce dû à la baisse de culture et au recrutement de cette population — des acteurs de la vie politique. Le symptôme majeur s'est révélé au moment du débat sur la question européenne, non pas pour inscrire le nom de Dieu dans le prologue de la Constitution, mais au moins pour reconnaître la réalité de la nature de l'héritage européen. Qu'il soit marqué par le christianisme paraît une donnée certaine. J'ai entendu récemment des prises de position en ce sens, notamment dans Le Point. Or, je viens de lire la réponse qu'a fait le chef d'un parti français bien connu et catholique, qui se réclame du catholicisme, pour défendre la position de refoulement qui est une attitude pathologique de la France, qu'elle a réussi à imposer au reste de l'Europe. Cela me paraît stupide, tout simplement stupide : c'est se cacher les yeux. On ne peut nier, avec un peu de culture historique, que nous sommes dans un pays marqué par le christianisme. On ne peut pas nier non plus que le christianisme n'est pas seulement un élément archéologique de la culture française, même si nos sociologues étatiques ont seriné depuis vingt ans aux plus hautes personnalités de la vie politique française que le catholicisme allait mourir, et qu'il était mort.

Une parenthèse : la sociologie religieuse française



Je fais ici une parenthèse pour justifier le propos polémique que je viens de tenir touchant les sociologues. Vous savez que la sociologie française, surtout religieuse, a été marquée fortement par le concile de Trente. Il a notamment donné des consignes très précises pour la manière de gérer les paroisses et le ministère des prêtres. On a prévu que tous les prêtres devaient tenir des registres où étaient contenus tous les actes de baptêmes, confirmations, mariages et décès, mais aussi un comput des communions, des confessions, de la pratique dominicale, de façon à avoir des actes de chrétienté qui permettaient de voir exactement où l'on en était. Ce sont des documents très précieux pour faire une histoire des comportements. L'idée de la religion qui a prévalu dans beaucoup d'esprits, surtout chez les politiques, c'est que le clergé et l'Église contrôlaient la population, une sorte de contrôle social. Ce n'était pas faux, mais ce n'était pas le tout de la vie de l'Église, ce n'en était que l'un des aspects pendant cette période. Cela a abouti, trois siècles plus tard, à ce que vous pouvez lire dans Le Rouge et le noir ou d'autres romans de Stendhal, où l'on voit le préfet faire les élections en allant trouver l'évêque, car c'est l'évêque qui pouvait mobiliser les voix en faveur du candidat officiel. Mais vous avez aussi M. Thiers, qui doit aujourd'hui frémir de joie dans sa tombe : il pensait, malgré son athéisme ou son agnosticisme, que la religion pouvait contenir le peuple et aider au maintien de la paix sociale.

La sociologie religieuse en France est donc née grâce à un illustre juriste, le professeur Le Bras, et à l'abbé Boulard. À eux deux ils ont fait la sociologie religieuse française, en comptant ce qu'avaient fait les curés depuis trois siècles. Ils ont contrôlé la solidité de la pratique religieuse et sociale de la population sous l'influence de l'Église catholique, en essayant de chercher les causes qui au cours des siècles avaient pu introduire telle ou telle variation dans tel ou tel territoire. Et à Sciences-Po, et plus tard à l'ENA, on triomphait en superposant les cartes de la pratique religieuse et les cartes électorales. On pouvait superposer aussi les cartes du vin et de la bière, de la montagne et de la plaine, du blé et de l'avoine, en somme les différents facteurs économiques et sociologiques qui permettaient de comprendre la cohérence et la stabilité du phénomène français. La France était stable en ce temps-là, et les politiques savaient qu'il fallait compter avec l'Église catholique, même au milieu de la grande crise de 1905.

Ce qui s'est passé, c'est que l'ancienne France a basculé en 1965, lorsque la population française est devenue urbaine à 80 %. Henri Mendras l'a écrit dans La seconde Révolution française, qui mérite d'être lu (même si les analyses sont approximatives, la thèse principale me paraît juste et très intéressante). Avant 1965, la population française était encore rurale, liée au village, avec un clocher pour 845 habitants en moyenne nationale, et donc un prêtre pour 845 habitants (il y avait plus de prêtres en France, rapportés à la population, que dans tout autre pays d'Europe, même l'Italie et la Pologne) et il y avait parfois un prêtre pour 200 ou 300 habitants. C'est cette France profondément rurale et profondément chrétienne, évangélisée successivement au xviiième, au xviiiième et au xixième siècles, qui a été un réservoir de sainteté et d'héroïsme chrétiens — en même temps que d'un conformisme social — et qui a formé ces élites paysannes et ces élites spirituelles qui ont évangélisé le reste du monde. À la fin du xixième siècle et au début du xxième, la moitié des hommes et des femmes qui étaient partis dans ce qu'on appelle aujourd'hui le Tiers-Monde, en Afrique, en Asie — et à ce moment-là on partait sans espoir de retour tellement le voyage était long — étaient des Français. Allez vous promener dans les cimetières de Dakar, le cimetière des missionnaires, vous verrez les tombes des compagnons du père Libermann, qui sont morts au bout de deux ans, de maladie : il y en a eu d'autres qui sont partis derrière eux.

Cette France-là, cette France rurale, en 1965, elle a pratiquement cessé d'exister, ayant transhumé dans les nouvelles urbanisations, où il n'y avait pas d'équipement général ni un clocher pour 850 habitants. Donc le déracinement d'une culture purement traditionnelle ou sociale, du catholicisme de la France profonde, s'est opéré dans les années d'après-guerre avec cette transhumance. Celui qui l'a le mieux compris, c'est M. Segala, qui vient de prendre sa retraite. Spécialiste de la publicité, c'est lui qui a fait la campagne de l'élection de Mitterrand à la présidence de la République, avec notamment une affiche célèbre qui représentait Mitterrand avec un beau sourire et un slogan « La France tranquille », et en arrière-fond une église de village. C'était l'église de l'enfance de tous les nouveaux urbains. Étaient restés au village les parents et les grands-parents, qui avaient encore les souvenirs de cette période. Et Segala savait bien que ces images étaient motrices dans la conscience et les mémoires des Français. Nous en sommes maintenant à la troisième ou quatrième génération de déracinés de la culture chrétienne et de la culture française. Mais cela ne prouve pas que pour autant, même s'il n'y a plus de contrôle de la population comme à l'époque de la France rurale, la réalité symbolique du catholicisme ne continue pas d'habiter ce qui reste encore de la culture française : non seulement dans la mémoire des oeuvres du passé, devenue opaque pour ceux qui ne connaissent pas les données historiques, factuelles ou symboliques, qui permettent de les comprendre, mais dans le langage même, dans les structures même de la culture, touchant l'amour des pauvres, le respect de l'opprimé, bref dans ce qui constitue les structures mentales les plus fondamentales véhiculées par la langue elle-même et donc la partie la plus enracinée d'une mémoire collective. La trace du christianisme y est très puissante. Il n'y a qu'à comparer avec des univers totalement différents et isolés, comme la culture japonaise ou la culture chinoise, malgré le rouleau compresseur du marxisme, ou les cultures avancées mais qui n'ont pas du tout les mêmes références, il y a donc une présence latente du catholicisme, fragile, mais certaine. Je ferme la parenthèse.

L'identité chrétienne de l'Europe (suite et fin)



Ce refus de l'identité française me paraît une faute politique grave, par rapport au patrimoine français. Je reviendrai sur le pluralisme, mais je dis tout de suite que le pluralisme, ce n'est pas : « Du passé faisons table rase », comme le dit un vers célèbre de « l'Internationale ». C'est absurde : vouloir faire le silence sur tout un passé, c'est priver un peuple de sa culture, de sa mémoire potentielle, sinon effective, si elle ne lui a pas été apprise. Cela peut avoir un contrecoup : selon un repère freudien, cela s'appelle du refoulement. Et nous savons tous que ces réalités spirituelles refoulées se manifestent par la violence. La laïcité actuelle me paraît devenir une sorte de quatrième personne de la Trinité républicaine, « Liberté, Égalité, Fraternité », à laquelle je souscris complètement, avec l'interprétation sur la voie de laquelle le pape Jean-Paul II nous a mis à plusieurs reprises. J'ai même à plusieurs reprises écrit des articles ou des livres sur le sens prégnant, au sens étymologique du mot, de ces trois mots : j'ai fait accoucher le contenu chrétien de cette Trinité républicaine, en montrant comment, sans cette lecture chrétienne, elle risquait de se vider de ses propres forces, même s'il n'est pas nécessaire d'être chrétien pour y souscrire ; bien au contraire peut-être, s'il n'y a pas le poids de l'histoire. Ce qui me paraît absurde, dans la position de la France depuis une vingtaine d'années, c'est le refoulement frileux, systématique, qui tendrait à nous rendre libertaires ou anarchistes, de ce qu'il est légitime d'affirmer. Encore une fois, ce n'est pas parce qu'on s'affirme avec la réalité nourrie par les faits et les éléments de la culture, qu'on s'oppose à ceux qui pensent le contraire. Mais précisément, il peut y avoir une discussion si l'on peut s'exprimer librement. Si tout le monde se tait, s'il n'est plus permis de dire quoi que ce soit.

Je trouve donc stupide cette manière française d'imposer notre mauvaise foi au reste de l'Europe. Prenez tous les pays, que je connais un peu, de l'ancienne Europe centrale (qui n'est pas l'Europe de l'Est, invention du Rideau de fer : l'Europe centrale c'est l'Europe la plus européenne, cela va de l'Autriche-Hongrie à la Baltique, en passant par la Pologne, la Roumanie, l'ensemble des pays qui vont jusqu'aux limites de la Russie) : aucun de ces pays ne comprend ce que nous disons, y compris l'Allemagne. Nous sommes vraiment seuls sur ce plan, il a fallu une espèce de chantage pour imposer ce refoulement. C'est à mon avis ce qui fait l'impuissance où nous sommes pour gérer le problème de l'intégration de la Turquie.

La politique de l'immigration en France



J'aborde mon dernier point, ce que j'ai appelé la politique de l'immigration, la politique de l'islam. L'immigration est selon moi un thème refoulé depuis plus de quinze ans. Vous savez, j'imagine — c'est quelque chose qui est relativement admis — qu'il y a un gros déficit démographique, pas seulement en France mais aussi dans les autres pays d'Europe et en Russie et qu'il y a une surpression démographique doublée de pauvreté au Sud et à l'Est, en Asie (la situation en Asie est un peu différente étant donné le cours nouveau et rapide que prennent les grandes nations-continents que sont la Chine et l'Inde). En fait, d'après les observations des démographes, il semble que l'immigration soit irrépressible. La question n'est pas de savoir s'il y aura ou non immigration dans les pays sous-peuplés d'Europe occidentale, mais comment, et à quel prix. La question qui va donc se poser ce n'est pas : « Voulons-nous ou ne voulons-nous pas immigration ? », ou « Y aura-t-il ou pas immigration ? » — il y aura immigration — mais de savoir si elle sera choisie ou non. Cela repose sur une manière de gérer les flux, mais gérer les flux ne résout pas la question de gérer l'identité et la résultante d'une immigration importante sur le temps d'une ou deux générations — et cela peut s'accélérer. Or s'il y a quelque chose de capital d'inscrit dans notre héritage, c'est aussi une culture et une civilisation. Je crois que l'erreur pratique a été une erreur de facilité qui a été de créer une colonisation — je veux dire une implantation sur le territoire — de communautés maghrébines. C'est ce qui s'est fait dans la région parisienne avec les grands ensembles comme Sarcelles, bâtis autour des années 1960, qui étaient destinés d'abord aux provinciaux, puis plus tard aux rapatriés d'Afrique du Nord, puis plus tard aux immigrés arabes. Il y a eu des colonies juives qui se sont installées à Sarcelles également. On peut dire qu'il y a eu dans tous ces grands ensembles une espèce de localisation géographique de communautés ethniques, alors que dans le Paris que j'ai connu, le Paris d'avant-guerre, le Paris du gamin que j'ai été, qui allait à l'école communale, sur la butte Montmartre et dans le quartier Montparnasse, les enfants d'immigrés n'étaient pas rares dans les écoles publiques, les collèges et les lycées : mais il y avait des classes de Français au milieu desquels se trouvaient des fils d'immigrés, pas forcément tous des catholiques, ni des catholiques romains. Que se passait-il ? Même s'il fallait supporter parfois lazzis, moqueries et mises en boîte (il y avait « Rital », « Macaroni », « Polack », il y avait toutes sortes de minorités qui avaient droit à ces injures), il y avait un accent parisien, on apprenait le français de Paris. Et s'il y avait un argot, les instituteurs nous le défaisaient de la bouche. Il n'y a pas eu de « culture ritale » ou de « culture juive », comme il y a la « culture beur ». Il y a eu des monographies très intéressantes sur cette immigration entre les deux guerres mondiales, dans plusieurs domaines : j'en ai lu un certain nombre, et toutes vérifient ce que je viens de vous dire, même si la première génération, très naturellement, cherche à se regrouper pour survivre et fait jouer des amicales, les associations, les syndicats, etc. Mais le creuset français, intégrateur, était celui d'une culture française où celui qui arrivait épousait une culture qui devenait sienne et était suffisamment fidèle à ce qu'elle prétendait être : porteuse de libertés, amoureuse de respect, pour que l'originalité et la spécificité de l'arrivant ne soit pas blessée ou refoulée, mais respectée. Cela allait de soi. Nos maîtres nous apprenaient à respecter nos différences, et cela faisait partie de l'idéal de raison de la culture française.

Aujourd'hui ils sont regroupés, et il y a une nouvelle immigration dans des classes où il n'y a quasiment plus de français de naissance : avec qui voulez-vous que ces jeunes apprennent le français ? Ils ont fabriqué leur propre dialecte, leur propre culture. Nous avons recréé sur le territoire français une situation qui est celle des ghettos noirs-américains. Vingt-cinq ans après, c'est irréparable. Il y a une génération fichue. Et l'on oublie ceux qui ont eu assez d'énergie pour s'en tirer et entrer dans la culture française en en adoptant les faiblesses peut-être mais aussi les valeurs. Pendant ce temps, la culture française elle-même baisse quant à sa séduction possible et à son identité. Je fais partie de la génération qui a entendu de la bouche de ses parents un amour irrépressible, sans limite, pour la France, parce que c'est le pays de la liberté et des droits de l'homme. Et donc devenir Français était un bonheur, quelque chose de désirable. Les mêmes immigrants qui venaient d'Europe centrale, du sud, pouvaient très bien choisir les États-Unis : s'ils s'arrêtaient en France, c'était par hasard pour certains, mais par choix pour beaucoup. Pourquoi préférer la France aux États-Unis ? J'ai entendu des jeunes de la deuxième génération, aujourd'hui, dire qu'ils se foutaient de la France. Au fond de moi-même je ne suis pas nationaliste, mais je trouve qu'il y avait quelque chose de biaisé dans le système, quelque chose qui ne va pas. Cela veut dire que la manière dont nous, Français, nous vivons notre identité, n'est plus désirable, et donc n'est plus partageable. Et il y a donc là un grave problème de fond, d'identité et de conscience d'une nation. J'ai essayé de le dire à plusieurs présidents de la République, dans mes fonctions d'archevêque de Paris. J'ai toujours été écouté avec bienveillance et respect, mais je crois qu'aucun n'a compris ou voulu comprendre. Il est vrai qu'ils sont pris par l'urgence de l'immédiat, le court terme.

Comment rattraper le bébé ? On a ressorti le principe de M. Thiers : on va prendre des imams, on va prendre la religion. C'est ne rien comprendre à ce qu'est le phénomène social, culturel, religieux et indissolublement linguistique des mondes de l'islam. C'est se figurer qu'il suffit de prendre un décret pour que brusquement une mosquée se transforme en église, un imam en curé, et le vendredi en dimanche. C'est assimiler une vérité religieuse qui n'est pas actuellement de niveau à la réalité française, avec le schéma qui est singulier aux Français depuis que Napoléon a mis au carré les protestants, les juifs et les catholiques. La loi de séparation a été faite pour les religions reconnues qui ont été mises au pas par l'empereur et la Révolution française. En réalité, il y avait donc une double erreur : vouloir se servir de la religion islamique pour gérer l'immigration, et confondre l'intelligence et la compréhension de la réalité humaine, sociale et culturelle des générations d'origine islamique avec le cursus d'une population d'origine italienne ou polonaise. Le chemin à parcourir n'est pas le même : il faut du temps, il faut se servir des outils de la République que sont l'éducation, les droits de l'homme, le respect, le travail, la citoyenneté, le respect de la loi et la liberté ; et faire confiance à la France, à la culture que l'on a à proposer, que ceux qui arrivent devront s'approprier, dans laquelle ils devront choisir eux-mêmes ce qu'ils retiennent et font leur. C'est à eux de s'expliquer sur leur identité de Français et de trouver les solutions, de dire comment ils peuvent être Français et fidèles à la France, à la fois celle de Voltaire et celle de Pascal, celle des Lumières et celle de la tradition mystique des siècles chrétiens, celle d'une histoire nationale parfois exacerbée depuis les grandes conquêtes, de Louis XIV à Napoléon. Cette France-là, cette France de la liberté avec sa prétention à l'universel c'est celle-là qui devient leur patrie et c'est à eux de voir comment ils y naissent, comme citoyens français, avec ce qu'ils sont. On ne leur demande pas un reniement mais une renaissance.

La politique religieuse des ministres de l'Intérieur depuis quinze ans a été de se fixer sur l'islam, avec l'illusion qu'ils arriveraient à maîtriser l'islam en se fabriquant des imams à leur image et en payant les mosquées. C'est d'une naïveté enfantine, et c'est méconnaître l'importance et la gravité des vrais problèmes. Qu'il y ait eu une langue beur parlée est tragique d'une certaine façon, parce que cela veut dire que leur manière de réagir c'est de créer leur propre langue à l'intérieur de l'espace francophone. Et comme retour de bâton, pour empêcher cette peur de l'islam, il fallait atténuer totalement le catholicisme. Le thème de « l'islam : deuxième religion de France » est une manière élégante de le faire, comme je l'ai dit à l'un des premiers ministres, qui l'a compris : « n'oubliez pas la première religion de France ». Parce que c'est eux qui ont l'électorat le plus nombreux.

J. M.


Pour connaître les questions posées et les réponses données par Mgr Lustiger, il ne vous reste plus qu'à lire le Sénevé de Pentecôte 2006 !

Index du numéro.