Compte-rendu de l'intervention du Cardinal Lustiger à l'École le 19
janvier 2006
Compte-rendu par Jérôme Moreau
Note de l'éditeur : ce compte-rendu est une reconstitution des
propos tenus par le Cardinal Lustiger. Il se veut aussi fidèle que
possible mais n'est pas littéral, et de plus n'a pas été relu par le
principal intéressé : la teneur exacte des propos reproduits ici n'engage
donc que moi.
On pourrait commencer
directement par les questions : j'ai cependant envie de vous dire un
certain nombre de choses. J'ai en effet des choses à dire et je ne peux
pas les dire, car il n'y a pas d'endroit où l'on puisse m'entendre. J'en
profite donc pour déverser le trop plein de mes réflexions sur un
auditoire que je suppose bienveillant car je sais qu'il est critique. Il
s'agit d'un bloc de questions, qui vont de l'identité chrétienne de
l'Europe à la vague de débats autour la laïcité depuis deux ans, ainsi que
les politiques successives des ministres de l'Intérieur depuis au moins 10
ans car c'est eux qui font la politique touchant l'immigration.
Accessoirement, je parlerai aussi, pour traiter ce problème, de la
politique religieuse napoléonienne de notre République en ce domaine.
L'identité chrétienne de l'Europe
Le compromis français autour du fait religieux est quelque chose d'exquis
et de compréhensible des Français seulement. Étant assez âgé, j'ai connu
la Sorbonne du lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il y avait à
l'époque encore des cohabitations tout à fait savoureuses. Ainsi, il y
avait un des vieux maîtres radicaux de la sociologie, profondément et
courtoisement anti-clérical, et à côté de cela M. Cohen, professeur
d'ancien français, qui enchantait un amphi entier avec le théâtre
médiéval, en nous racontant dans des cours qui étaient de vrais sermons
La Chanson de Roland, surtout, mais aussi toute la poésie médiévale
et notamment religieuse. Dans la Sorbonne de ces années 1944-1948, il y
avait encore un fond d'anticléricalisme mais aussi des gens assez libres.
Il y avait par exemple des gens comme M. de Courcelles, professeur de
philosophie, qui a fait le meilleur cours de théologie que j'aie jamais
entendu de ma vie, même lorsque j'ai été, plus tard, élève de la Faculté
de théologie catholique de Paris, sur la notion de néant chez Bérulle : un
cours rigoureux, en connaisseur précis du
xviiième qu'il était,
mais en même temps plein de finesse chrétienne dans l'intelligence d'un
auteur de ce genre. Et puis il y a eu la période extraordinaire qui a
suivi, où je mettrais comme héros éponyme Henri-Irénée Marrou. L'on avait
l'impression qu'une page était tournée, et la diversité et la liberté
d'opinion réelle, admise et reconnue (il y avait quelques professeurs
marxistes et d'autres ouvertement chrétiens, tout en respectant la règle
du jeu de la scientificité du discours), faisaient que l'on respirait. On
était sorti de l'obscurantisme positiviste qui avait littéralement étouffé
la liberté d'expression chrétienne dans la Sorbonne d'avant-guerre ou même
avant la Première Guerre mondiale. C'était vrai en philosophie, où il y
avait des choses passionnantes, mais aussi dans la plupart des
disciplines, y compris en sciences.
Je me rappelle une algarade amusante, vers 1959 ; un doyen de la Faculté
des sciences, catholique pratiquant et homme de grand renom scientifique,
était mort. Il avait exprimé le souhait de se voir enterrer dans la
chapelle de la Sorbonne comme c'était son droit, et sa famille avait
demandé que je célèbre ses obsèques. J'étais à l'époque aumônier des
étudiants de la Sorbonne (lettres et sciences étaient réunis dans un même
bâtiment). Il y avait tout un groupe d'étudiants qui aimaient vraiment ce
professeur, le doyen Cabannes, et qui étaient venus pour chanter la messe.
Nous avions fait une belle célébration. À la sortie je me suis fait
accrocher par un autre professeur, qui m'a dit : « M. l'abbé, je regrette
que vous n'ayez pas fait une messe laïque. » Je lui ai demandé pourquoi.
Les chants étaient en français, et j'avais prêché. Mais une messe « laïque
», c'est une messe où l'on écoute de la musique et où les croyants comme
les non-croyants prennent un air compassé en attendant que cela se passe,
pendant que le prêtre fait quelque chose de bizarre, là-bas, à l'autel, le
dos tourné à l'assemblée, ce qui du coup n'est pas offensif ni agressif.
Et surtout il ne prêche pas. J'avais fait l'inverse, c'était déjà une
anticipation des messes que vous connaissez.
La pudeur universitaire voulait que l'on s'abstienne d'afficher des
opinions dans la chaire que l'on occupait quand on était un professeur,
même si elles pouvaient être connues par ailleurs. Chacun devait
s'abstenir de faire tout acte de propagande ou de prosélytisme. Mais 1968
passé, cela a sauté : on était encore dans une ère de liberté excessive
peut-être, mais accrue à coup sûr. La lutte à ce moment-là a changé de
camp. Ce n'était plus l'anti-cléricalisme, mais les beaux jours de
l'affrontement entre marxistes et talas. Je ne sais pas très bien ce qui
s'est passé, puisque c'est à ce moment-là que j'ai quitté la rive gauche
pour la rive droite, en changeant de ministère, mais, une fois 1968 passé,
« le spectre qui planait sur l'Europe » s'est dissipé comme le brouillard
devant le soleil levant sous les invectives de Cohn-Bendit, que j'ai
encore dans les oreilles sur la place de la Sorbonne.
Exit le
marxisme. C'est alors une période vague, un peu incertaine, de
déconstruction, mais la liberté règne encore et toujours. J'ai découvert
avec un étonnement dont je ne reviens pas encore la renaissance d'un
anti-cléricalisme dur — non pas que je sois surpris qu'il existe, ça me
paraît tout à fait normal — mais surtout qu'il fasse régner une terreur
qui à l'époque n'avait pour zélateurs que les militants les plus durs, qui
faisaient par exemple régner la terreur dans les locaux de cette noble
maison. Je ne sais pas si le père Armogathe a connu cette période ?
— Oui, je suis entré ici en 1967 !
— Ce qui m'étonne, ce n'est pas l'anti-cléricalisme ou l'athéisme, qui
fait partie de notre culture, mais c'est la terreur politique que fait
régner cette résurgence anti-religieuse ou anti-cléricale qui a toutes
sortes de motifs, et qui s'impose, semble-t-il, au monde politique
français. Je m'étonne du manque de courage — mais peut-être est-ce dû à
la baisse de culture et au recrutement de cette population — des acteurs
de la vie politique. Le symptôme majeur s'est révélé au moment du débat
sur la question européenne, non pas pour inscrire le nom de Dieu dans le
prologue de la Constitution, mais au moins pour reconnaître la réalité de
la nature de l'héritage européen. Qu'il soit marqué par le christianisme
paraît une donnée certaine. J'ai entendu récemment des prises de position
en ce sens, notamment dans
Le Point. Or, je viens de lire la
réponse qu'a fait le chef d'un parti français bien connu et catholique,
qui se réclame du catholicisme, pour défendre la position de refoulement
qui est une attitude pathologique de la France, qu'elle a réussi à imposer
au reste de l'Europe. Cela me paraît stupide, tout simplement stupide :
c'est se cacher les yeux. On ne peut nier, avec un peu de culture
historique, que nous sommes dans un pays marqué par le christianisme. On
ne peut pas nier non plus que le christianisme n'est pas seulement un
élément archéologique de la culture française, même si nos sociologues
étatiques ont seriné depuis vingt ans aux plus hautes personnalités de la
vie politique française que le catholicisme allait mourir, et qu'il était
mort.
Une parenthèse : la sociologie religieuse française
Je fais ici une parenthèse pour justifier le propos polémique que je viens
de tenir touchant les sociologues. Vous savez que la sociologie française,
surtout religieuse, a été marquée fortement par le concile de Trente. Il a
notamment donné des consignes très précises pour la manière de gérer les
paroisses et le ministère des prêtres. On a prévu que tous les prêtres
devaient tenir des registres où étaient contenus tous les actes de
baptêmes, confirmations, mariages et décès, mais aussi un
comput
des communions, des confessions, de la pratique dominicale, de façon à
avoir des actes de chrétienté qui permettaient de voir exactement où l'on
en était. Ce sont des documents très précieux pour faire une histoire des
comportements. L'idée de la religion qui a prévalu dans beaucoup
d'esprits, surtout chez les politiques, c'est que le clergé et l'Église
contrôlaient la population, une sorte de contrôle social. Ce n'était pas
faux, mais ce n'était pas le tout de la vie de l'Église, ce n'en était que
l'un des aspects pendant cette période. Cela a abouti, trois siècles plus
tard, à ce que vous pouvez lire dans
Le Rouge et le noir ou
d'autres romans de Stendhal, où l'on voit le préfet faire les élections en
allant trouver l'évêque, car c'est l'évêque qui pouvait mobiliser les voix
en faveur du candidat officiel. Mais vous avez aussi M. Thiers, qui doit
aujourd'hui frémir de joie dans sa tombe : il pensait, malgré son athéisme
ou son agnosticisme, que la religion pouvait contenir le peuple et aider
au maintien de la paix sociale.
La sociologie religieuse en France est donc née grâce à un illustre
juriste, le professeur Le Bras, et à l'abbé Boulard. À eux deux ils ont
fait la sociologie religieuse française, en comptant ce qu'avaient fait
les curés depuis trois siècles. Ils ont contrôlé la solidité de la
pratique religieuse et sociale de la population sous l'influence de
l'Église catholique, en essayant de chercher les causes qui au cours des
siècles avaient pu introduire telle ou telle variation dans tel ou tel
territoire. Et à Sciences-Po, et plus tard à l'ENA, on triomphait en
superposant les cartes de la pratique religieuse et les cartes
électorales. On pouvait superposer aussi les cartes du vin et de la bière,
de la montagne et de la plaine, du blé et de l'avoine, en somme les
différents facteurs économiques et sociologiques qui permettaient de
comprendre la cohérence et la stabilité du phénomène français. La France
était stable en ce temps-là, et les politiques savaient qu'il fallait
compter avec l'Église catholique, même au milieu de la grande crise de
1905.
Ce qui s'est passé, c'est que l'ancienne France a basculé en 1965, lorsque
la population française est devenue urbaine à 80 %. Henri Mendras l'a
écrit dans
La seconde Révolution française, qui mérite d'être lu (même si
les analyses sont approximatives, la thèse principale me paraît juste et
très intéressante). Avant 1965, la population française était encore
rurale, liée au village, avec un clocher pour 845 habitants en moyenne
nationale, et donc un prêtre pour 845 habitants (il y avait plus de
prêtres en France, rapportés à la population, que dans tout autre pays
d'Europe, même l'Italie et la Pologne) et il y avait parfois un prêtre
pour 200 ou 300 habitants. C'est cette France profondément rurale et
profondément chrétienne, évangélisée successivement au
xviiième,
au
xviiiième et au
xixième siècles, qui a été un
réservoir de sainteté et d'héroïsme chrétiens — en même temps que d'un
conformisme social — et qui a formé ces élites paysannes et ces élites
spirituelles qui ont évangélisé le reste du monde. À la fin du
xixième siècle et au début du
xxième, la moitié des
hommes et des femmes qui étaient partis dans ce qu'on appelle aujourd'hui
le Tiers-Monde, en Afrique, en Asie — et à ce moment-là on partait sans
espoir de retour tellement le voyage était long — étaient des Français.
Allez vous promener dans les cimetières de Dakar, le cimetière des
missionnaires, vous verrez les tombes des compagnons du père Libermann,
qui sont morts au bout de deux ans, de maladie : il y en a eu d'autres qui
sont partis derrière eux.
Cette France-là, cette France rurale, en 1965, elle a pratiquement cessé
d'exister, ayant transhumé dans les nouvelles urbanisations, où il n'y
avait pas d'équipement général ni un clocher pour 850 habitants. Donc le
déracinement d'une culture purement traditionnelle ou sociale, du
catholicisme de la France profonde, s'est opéré dans les années
d'après-guerre avec cette transhumance. Celui qui l'a le mieux compris,
c'est M. Segala, qui vient de prendre sa retraite. Spécialiste de la
publicité, c'est lui qui a fait la campagne de l'élection de Mitterrand à
la présidence de la République, avec notamment une affiche célèbre qui
représentait Mitterrand avec un beau sourire et un slogan « La France
tranquille », et en arrière-fond une église de village. C'était l'église
de l'enfance de tous les nouveaux urbains. Étaient restés au village les
parents et les grands-parents, qui avaient encore les souvenirs de cette
période. Et Segala savait bien que ces images étaient motrices dans la
conscience et les mémoires des Français. Nous en sommes maintenant à la
troisième ou quatrième génération de déracinés de la culture chrétienne et
de la culture française. Mais cela ne prouve pas que pour autant, même
s'il n'y a plus de contrôle de la population comme à l'époque de la France
rurale, la réalité symbolique du catholicisme ne continue pas d'habiter ce
qui reste encore de la culture française : non seulement dans la mémoire
des oeuvres du passé, devenue opaque pour ceux qui ne connaissent pas
les données historiques, factuelles ou symboliques, qui permettent de les
comprendre, mais dans le langage même, dans les structures même de la
culture, touchant l'amour des pauvres, le respect de l'opprimé, bref dans
ce qui constitue les structures mentales les plus fondamentales véhiculées
par la langue elle-même et donc la partie la plus enracinée d'une mémoire
collective. La trace du christianisme y est très puissante. Il n'y a qu'à
comparer avec des univers totalement différents et isolés, comme la
culture japonaise ou la culture chinoise, malgré le rouleau compresseur du
marxisme, ou les cultures avancées mais qui n'ont pas du tout les mêmes
références, il y a donc une présence latente du catholicisme, fragile,
mais certaine. Je ferme la parenthèse.
L'identité chrétienne de l'Europe (suite et fin)
Ce refus de l'identité française me paraît une faute politique grave, par
rapport au patrimoine français. Je reviendrai sur le pluralisme, mais je
dis tout de suite que le pluralisme, ce n'est pas : « Du passé faisons
table rase », comme le dit un vers célèbre de « l'Internationale ». C'est
absurde : vouloir faire le silence sur tout un passé, c'est priver un
peuple de sa culture, de sa mémoire potentielle, sinon effective, si elle
ne lui a pas été apprise. Cela peut avoir un contrecoup : selon un repère
freudien, cela s'appelle du refoulement. Et nous savons tous que ces
réalités spirituelles refoulées se manifestent par la violence. La laïcité
actuelle me paraît devenir une sorte de quatrième personne de la Trinité
républicaine, « Liberté, Égalité, Fraternité », à laquelle je souscris
complètement, avec l'interprétation sur la voie de laquelle le pape
Jean-Paul II nous a mis à plusieurs reprises. J'ai même à plusieurs
reprises écrit des articles ou des livres sur le sens prégnant, au sens
étymologique du mot, de ces trois mots : j'ai fait accoucher le contenu
chrétien de cette Trinité républicaine, en montrant comment, sans cette
lecture chrétienne, elle risquait de se vider de ses propres forces, même
s'il n'est pas nécessaire d'être chrétien pour y souscrire ; bien au
contraire peut-être, s'il n'y a pas le poids de l'histoire. Ce qui me
paraît absurde, dans la position de la France depuis une vingtaine
d'années, c'est le refoulement frileux, systématique, qui tendrait à nous
rendre libertaires ou anarchistes, de ce qu'il est légitime d'affirmer.
Encore une fois, ce n'est pas parce qu'on s'affirme avec la réalité
nourrie par les faits et les éléments de la culture, qu'on s'oppose à ceux
qui pensent le contraire. Mais précisément, il peut y avoir une discussion
si l'on peut s'exprimer librement. Si tout le monde se tait, s'il n'est
plus permis de dire quoi que ce soit.
Je trouve donc stupide cette manière française d'imposer notre mauvaise
foi au reste de l'Europe. Prenez tous les pays, que je connais un peu, de
l'ancienne Europe centrale (qui n'est pas l'Europe de l'Est, invention du
Rideau de fer : l'Europe centrale c'est l'Europe la plus européenne, cela
va de l'Autriche-Hongrie à la Baltique, en passant par la Pologne, la
Roumanie, l'ensemble des pays qui vont jusqu'aux limites de la Russie) :
aucun de ces pays ne comprend ce que nous disons, y compris l'Allemagne.
Nous sommes vraiment seuls sur ce plan, il a fallu une espèce de chantage
pour imposer ce refoulement. C'est à mon avis ce qui fait l'impuissance où
nous sommes pour gérer le problème de l'intégration de la Turquie.
La politique de l'immigration en France
J'aborde mon dernier point, ce que j'ai appelé la politique de
l'immigration, la politique de l'islam. L'immigration est selon moi un
thème refoulé depuis plus de quinze ans. Vous savez, j'imagine — c'est
quelque chose qui est relativement admis — qu'il y a un gros déficit
démographique, pas seulement en France mais aussi dans les autres pays
d'Europe et en Russie et qu'il y a une surpression démographique doublée
de pauvreté au Sud et à l'Est, en Asie (la situation en Asie est un peu
différente étant donné le cours nouveau et rapide que prennent les grandes
nations-continents que sont la Chine et l'Inde). En fait, d'après les
observations des démographes, il semble que l'immigration soit
irrépressible. La question n'est pas de savoir s'il y aura ou non
immigration dans les pays sous-peuplés d'Europe occidentale, mais comment,
et à quel prix. La question qui va donc se poser ce n'est pas : «
Voulons-nous ou ne voulons-nous pas immigration ? », ou « Y aura-t-il ou
pas immigration ? » — il y aura immigration — mais de savoir si elle
sera choisie ou non. Cela repose sur une manière de gérer les flux, mais
gérer les flux ne résout pas la question de gérer l'identité et la
résultante d'une immigration importante sur le temps d'une ou deux
générations — et cela peut s'accélérer. Or s'il y a quelque chose de
capital d'inscrit dans notre héritage, c'est aussi une culture et une
civilisation. Je crois que l'erreur pratique a été une erreur de facilité
qui a été de créer une colonisation — je veux dire une implantation sur
le territoire — de communautés maghrébines. C'est ce qui s'est fait dans
la région parisienne avec les grands ensembles comme Sarcelles, bâtis
autour des années 1960, qui étaient destinés d'abord aux provinciaux, puis
plus tard aux rapatriés d'Afrique du Nord, puis plus tard aux immigrés
arabes. Il y a eu des colonies juives qui se sont installées à Sarcelles
également. On peut dire qu'il y a eu dans tous ces grands ensembles une
espèce de localisation géographique de communautés ethniques, alors que
dans le Paris que j'ai connu, le Paris d'avant-guerre, le Paris du gamin
que j'ai été, qui allait à l'école communale, sur la butte Montmartre et
dans le quartier Montparnasse, les enfants d'immigrés n'étaient pas rares
dans les écoles publiques, les collèges et les lycées : mais il y avait
des classes de Français au milieu desquels se trouvaient des fils
d'immigrés, pas forcément tous des catholiques, ni des catholiques
romains. Que se passait-il ? Même s'il fallait supporter parfois lazzis,
moqueries et mises en boîte (il y avait « Rital », « Macaroni », « Polack
», il y avait toutes sortes de minorités qui avaient droit à ces injures),
il y avait un accent parisien, on apprenait le français de Paris. Et s'il
y avait un argot, les instituteurs nous le défaisaient de la bouche. Il
n'y a pas eu de « culture ritale » ou de « culture juive », comme il y a
la « culture beur ». Il y a eu des monographies très intéressantes sur
cette immigration entre les deux guerres mondiales, dans plusieurs
domaines : j'en ai lu un certain nombre, et toutes vérifient ce que je
viens de vous dire, même si la première génération, très naturellement,
cherche à se regrouper pour survivre et fait jouer des amicales, les
associations, les syndicats, etc. Mais le creuset français, intégrateur,
était celui d'une culture française où celui qui arrivait épousait une
culture qui devenait sienne et était suffisamment fidèle à ce qu'elle
prétendait être : porteuse de libertés, amoureuse de respect, pour que
l'originalité et la spécificité de l'arrivant ne soit pas blessée ou
refoulée, mais respectée. Cela allait de soi. Nos maîtres nous apprenaient
à respecter nos différences, et cela faisait partie de l'idéal de raison
de la culture française.
Aujourd'hui ils sont regroupés, et il y a une nouvelle immigration dans
des classes où il n'y a quasiment plus de français de naissance : avec qui
voulez-vous que ces jeunes apprennent le français ? Ils ont fabriqué leur
propre dialecte, leur propre culture. Nous avons recréé sur le territoire
français une situation qui est celle des ghettos noirs-américains.
Vingt-cinq ans après, c'est irréparable. Il y a une génération fichue. Et
l'on oublie ceux qui ont eu assez d'énergie pour s'en tirer et entrer dans
la culture française en en adoptant les faiblesses peut-être mais aussi
les valeurs. Pendant ce temps, la culture française elle-même baisse quant
à sa séduction possible et à son identité. Je fais partie de la génération
qui a entendu de la bouche de ses parents un amour irrépressible, sans
limite, pour la France, parce que c'est le pays de la liberté et des
droits de l'homme. Et donc devenir Français était un bonheur, quelque
chose de désirable. Les mêmes immigrants qui venaient d'Europe centrale,
du sud, pouvaient très bien choisir les États-Unis : s'ils s'arrêtaient en
France, c'était par hasard pour certains, mais par choix pour beaucoup.
Pourquoi préférer la France aux États-Unis ? J'ai entendu des jeunes de la
deuxième génération, aujourd'hui, dire qu'ils se foutaient de la France.
Au fond de moi-même je ne suis pas nationaliste, mais je trouve qu'il y
avait quelque chose de biaisé dans le système, quelque chose qui ne va
pas. Cela veut dire que la manière dont nous, Français, nous vivons notre
identité, n'est plus désirable, et donc n'est plus partageable. Et il y a
donc là un grave problème de fond, d'identité et de conscience d'une
nation. J'ai essayé de le dire à plusieurs présidents de la République,
dans mes fonctions d'archevêque de Paris. J'ai toujours été écouté avec
bienveillance et respect, mais je crois qu'aucun n'a compris ou voulu
comprendre. Il est vrai qu'ils sont pris par l'urgence de l'immédiat, le
court terme.
Comment rattraper le bébé ? On a ressorti le principe de M. Thiers : on va
prendre des imams, on va prendre la religion. C'est ne rien comprendre à
ce qu'est le phénomène social, culturel, religieux et indissolublement
linguistique des mondes de l'islam. C'est se figurer qu'il suffit de
prendre un décret pour que brusquement une mosquée se transforme en
église, un imam en curé, et le vendredi en dimanche. C'est assimiler une
vérité religieuse qui n'est pas actuellement de niveau à la réalité
française, avec le schéma qui est singulier aux Français depuis que
Napoléon a mis au carré les protestants, les juifs et les catholiques. La
loi de séparation a été faite pour les religions reconnues qui ont été
mises au pas par l'empereur et la Révolution française. En réalité, il y
avait donc une double erreur : vouloir se servir de la religion islamique
pour gérer l'immigration, et confondre l'intelligence et la compréhension
de la réalité humaine, sociale et culturelle des générations d'origine
islamique avec le cursus d'une population d'origine italienne ou
polonaise. Le chemin à parcourir n'est pas le même : il faut du temps, il
faut se servir des outils de la République que sont l'éducation, les
droits de l'homme, le respect, le travail, la citoyenneté, le respect de
la loi et la liberté ; et faire confiance à la France, à la culture que
l'on a à proposer, que ceux qui arrivent devront s'approprier, dans
laquelle ils devront choisir eux-mêmes ce qu'ils retiennent et font leur.
C'est à eux de s'expliquer sur leur identité de Français et de trouver les
solutions, de dire comment ils peuvent être Français et fidèles à la
France, à la fois celle de Voltaire et celle de Pascal, celle des Lumières
et celle de la tradition mystique des siècles chrétiens, celle d'une
histoire nationale parfois exacerbée depuis les grandes conquêtes, de
Louis XIV à Napoléon. Cette France-là, cette France de la liberté avec sa
prétention à l'universel c'est celle-là qui devient leur patrie et c'est à
eux de voir comment ils y naissent, comme citoyens français, avec ce
qu'ils sont. On ne leur demande pas un reniement mais une renaissance.
La politique religieuse des ministres de l'Intérieur depuis quinze ans a
été de se fixer sur l'islam, avec l'illusion qu'ils arriveraient à
maîtriser l'islam en se fabriquant des imams à leur image et en payant les
mosquées. C'est d'une naïveté enfantine, et c'est méconnaître l'importance
et la gravité des vrais problèmes. Qu'il y ait eu une langue beur parlée
est tragique d'une certaine façon, parce que cela veut dire que leur
manière de réagir c'est de créer leur propre langue à l'intérieur de
l'espace francophone. Et comme retour de bâton, pour empêcher cette peur
de l'islam, il fallait atténuer totalement le catholicisme. Le thème de «
l'islam : deuxième religion de France » est une manière élégante de le
faire, comme je l'ai dit à l'un des premiers ministres, qui l'a compris :
« n'oubliez pas la première religion de France ». Parce que c'est eux qui
ont l'électorat le plus nombreux.
J. M.
Pour connaître les questions posées et les réponses données par Mgr Lustiger, il ne vous reste plus qu'à lire le Sénevé
de Pentecôte 2006 !