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Regarder Marie à travers quelques textes littéraires

Agnès Franconnet




Marie, l'humble femme qui a passé silencieusement sur la terre, sans attirer les regards, mais vers laquelle convergent ceux des hommes en prière; Marie, dont la vie si simple et si pleine de mystères est à la fois si semblable et si incomparable à la nôtre; Marie, glorifiée par le regard des sculpteurs et des peintres, l'est aussi, plus discrètement peut-être, par les richesses du langage poétique ou romanesque.

Devant l'abondance de textes magnifiant la Vierge, il a fallu se résoudre à un choix thématique; j'ai opté pour celui du regard, que Marie porte sur nous, que nous levons vers elle. Il s'agit pas ici d'expliquer ou d'analyser, mais de proposer, en citant d'abondance les textes, une méditation sur la figure littéraire de Marie.



Regard douloureux

Dans la première partie de sa tragédie Faust, Goethe, qu'on pourrait difficilement classer parmi les auteurs «religieux», place dans la bouche de la jeune Gretchen une magnifique prière à la Vierge des douleurs. Séduite par Faust secondé par Méphistophélès, la jeune fille dépose, en même temps que des fleurs, son désespoir devant Marie. La forme adoptée est celle du Volkslied, au rythme simple imitant les ballades populaires :

In der Mauerhöhle ein Andachtsbild der Mater dolorosa, Blumenkrüge davor.

Gretchen (steckt frische Blumen in die Krüge)
Ach, neige,
Du Schmerzenreiche,
Dein Antlitz gnädig meiner Not !
Das Schwert im Herzen,
Mit tausend Schmerzen
Blickst auf zu deines Sohnes Tod.
Zum Vater blickst du,
Und Seufzer schickst du
Hinauf um sein und deine Not.
Wer fühlet,
Wie wühlet
Der Schmerz hier im Gebein?
Was mein armes Herz hier banget,
Was es zittert, was verlanget,
Weisst nur du, nur du allein!
Wohin ich immer gehe,
Wie weh, wie weh, wie wehe
Wird mein Busen hier!
Ich bin, ach ! kaum alleine,
Ich wein, ich wein, ich weine,
Das Herz zerbricht in mir.
Die Scherben vor meinem Fenster
Betaut ich mit Tränen, ach!
Als ich am frühen Morgen
Dir diese Blumen brach.
Schien hell in meine Kammer
Die Sonne früh herauf,
Sass ich in allem Jammer
In meinem Bett schon auf;
Hilf! rette mich von Schmach und Tod!
Ach, neige,
Du Schmerzenreiche,
Dein Antlitz gnädig meiner Not!
Voici une traduction de ce passage:

Dans un creux du mur, une image de la mater dolorosa; des pots de fleurs devant.

Gretchen apportant des fleurs fraîches

Oh, incline, mère des douleurs, un visage compatissant vers ma détresse!
Le glaive dans le coeur, tu regardes avec mille angoisses la mort de ton fils!
Tes yeux se tournent vers le Père, et tes soupirs lui demandent de secourir votre détresse à tous deux!
Qui peut sentir,
Qui peut souffrir,
La douleur en mon sein?
L'inquiétude de mon pauvre coeur,
Ce qu'il craint, ce qu'il espère,
Toi, toi seule le sais!
Où que j'aille,
C'est, hélas, une amère, bien amère douleur, que je traîne avec moi!
A peine suis-je seule,
Que je pleure, je pleure, je pleure,
Et mon coeur se brise en mon sein!
Ces fleurs sont venues devant ma croisée, tous les jours
Je les arrosais de mes pleurs, hélas!
Ce matin je les ai cueillies pour te les apporter.
Le premier rayon du soleil dans ma chambre
Me trouve sur mon lit assise, toute à ma douleur!
Viens à mon aide! sauve-moi de la honte et de la mort!
Oh, incline, mère des douleurs, un visage compatissant vers ma détresse!




Gretchen, aveuglée par le péché, cherche le regard de Marie, regard qui est déjà en soi une réponse à la prière. Puisqu'en levant les yeux vers Jésus mort et vers le Père, Marie contemple à la fois la plus grande détresse humaine, et la plus grande gloire divine, Gretchen, peut donc, en suivant le regard de Marie, s'élever du péché jusqu'à la contemplation de Dieu.

Mais dans la pièce, cette prière semble d'abord sans résonances: doublet antinomique de la Mater dolorosa, Gretchen est devenue en effet matricide, puis infanticide. Prisonnière, elle attend son exécution, quand Faust survient pour la délivrer; repentante, elle refuse et s'en remet à Dieu :

Dein bin ich, Vater! Rette mich !
Ihr Engel! Ihr heiligen Scharen,
Lagert euch umher, mich zu bewahren !



Je t'appartiens, Père! Sauve-moi!
Anges, entourez-moi, protégez-moi de vos saintes armées!
L'imploration à la Mère s'est faite cri vers le Père, et sous le regard de Marie, la pécheresse s'est tournée vers Dieu.



Regard de pauvre





« Il n'y a pas d'ami sûr pour un pauvre, s'il ne trouve un plus pauvre que lui.
C'est pourquoi, viens, ma soeur accablée, et regarde Marie. [...]

Quelle que soit l'injustice contre nous, et quelle que soit la misère,
Lorsque les enfants souffrent il est encore plus malheureux d'être la Mère.
Regarde Celle qui est là, sans plainte comme sans espérance,
Comme un pauvre qui trouve un plus pauvre et tous deux se regardent en silence. »
(Paul Claudel, extrait de «Notre Dame auxiliatrice»)



Seul le silence, qui rend muettes la souffrance, la récrimination, la révolte, permet de bien regarder Marie ; tout cela s'est tu, mais le silence en est empli. Être « sans plainte comme sans espérance », ce n'est pas être désespéré, parce que l'espérance est déjà comblée par le regard de Marie posé sur nous.

Trouver le regard de Marie, c'est voir la plus pauvre des mères et la Mère des plus pauvres, celle vers laquelle personne n'est trop pauvre pour ne pouvoir lever les yeux.



Regard d'enfant





Mais, du fond de notre douleur et de notre pauvreté, quel regard rencontrons-nous ? Bernanos, dans le Journal d'un curé de campagne, médite sur la qualité du regard de Marie.

Le curé de Torcy exhorte son jeune confrère accablé à prier la Vierge, en évoquant non pas une figure maternelle, mais une Marie éternellement jeune et enfantine.



«Une petite fille , cette reine des Anges ! Et elle l'est restée, ne l'oublie pas ! [...] Les antiques démons familiers de l'homme, les terribles patriarches qui ont guidé les premiers pas d'Adam au seuil du monde maudit, la Ruse et l'Orgueil, tu les vois qui regardent de loin cette créature miraculeusement placée hors de leur atteinte, invulnérable et désarmée. Certes, notre pauvre espèce ne vaut pas cher, mais l'enfance émeut toujours ses entrailles, l'ignorance des petits lui fait baisser les yeux. Mais ce n'est que l'ignorance après tout. La Vierge était l'Innocence. Rends-toi compte de ce que nous sommes pour elle, nous autres, la race humaine ? Oh ! naturellement, elle déteste le péché, mais, enfin, elle n'a de lui nulle expérience, cette expérience qui n'a pas manqué aux plus grands saints, au saint d'Assise lui-même, tout séraphique qu'il est. Le regard de la Vierge est le seul regard vraiment enfantin, le seul vrai regard d'enfant, qui se soit jamais levé sur notre honte et notre malheur. Oui, mon petit, pour la bien prier, il faut sentir sur soi ce regard qui n'est pas tout à fait celui de l'indulgence --- car l'indulgence ne va pas sans quelque expérience amère --- mais de la tendre compassion, de la surprise douloureuse, d'on ne sait quel sentiment encore, inconcevable, inexprimable, qui la fait plus jeune que le péché, plus jeune que la race dont elle est issue, et bien que Mère par la grâce, Mère des grâces, la cadette du genre humain.»


Ce regard d'enfant, le curé de campagne le croise alors qu'il est transi, perdu et souffrant :

«C'était aussi un visage d'enfant, ou de très jeune fille, sans aucun éclat. C'était le visage même de la tristesse, mais d'une tristesse que je ne connaissais pas, à laquelle je ne pouvais avoir nulle part, si proche de mon coeur, de mon misérable coeur d'homme, mais néanmoins inaccessible. Il n'est pas de tristesse sans amertume, et celle-là n'était que suavité, sans révolte, et celle-là n'était qu'acceptation. Elle faisait penser à je ne sais quelle grande nuit, douce, infinie. [...] Il a fallu jadis que Dieu voilât, par quelque prodige, cette tristesse virginale, car si aveugles et durs que soient les hommes, ils eussent reconnu à ce signe leur fille précieuse [...] ils lui eussent fait un rempart de leurs corps mortels.»


Prier Marie, c'est donc pour Bernanos sentir sur soi un regard enfantin, qui nous reste cependant irréductiblement mystérieux, incompréhensible.«Enfantin» devient alors l'approximation la moins imprécise pour qualifier la Mère des hommes, dont notre pauvre regard, recouvert de la taie du péché, ne nous permet pas de «voir», mais de «sentir» la douce tristesse.

Ce roman renouvelle la vision traditionnelle présentant la Vierge comme la Mère du genre humain, en nous invitant à porter sur Marie un regard maternel, protecteur, consolateur, à la chérir comme «la petite fille merveilleuse» .



Dans ces trois extraits se reflètent trois regards sur Marie, qui, au-delà de leur qualité littéraire, sont autant de méditations sur l'ineffable. La Vierge tout à la fois s'offre à nous comme la Mère douloureuse, la pauvre d'entre les pauvres et l'Enfant triste.

Si Marie ne peut se regarder elle-même « car enfin, elle était née sans péché, quelle solitude étonnante! Une source si pure, si limpide et si pure, qu'elle ne pouvait même pas voir refléter sa propre image, faite pour la seule joie du Père » (Bernanos), elle doit s'étonner de deviner son reflet, beau mais combien imparfait, dans les yeux des poètes.

A.F.


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