Previous Contents Next

Les Protestants et Marie

Solange Chavel

La question de Marie est de celles qui suscitent des malentendus entre protestants et catholiques. Mais les divergences réelles sont bien souvent masquées par une méconnaissance réciproque, chaque Église tendant à caricaturer la position de l'autre. En outre, il faut bien avouer que les tensions nées de la Réforme ont conduit les protestants à minimiser au fil du temps la place de la Vierge pour se démarquer des catholiques. Ils ont ainsi eux-mêmes contribué à renforcer le préjugé selon lequel les protestants ne «croient pas» à Marie. Or, s'il est tout à fait exact qu'ils n'ont pas de mariologie aussi développée que les catholiques ou les orthodoxes, ni de pratique semblable de dévotion à la Vierge, on peut cependant considérer que Marie est un des plus beaux exemples de l'accueil confiant de la grâce. Nous nous proposons donc d'essayer de préciser un peu, au delà des préjugés, en quoi la position protestante à l'égard de Marie diffère de celle des catholiques. Mais pour cela, nous commencerons par prendre un peu de recul pour examiner la question sous l'angle de la compréhension protestante des saints et de la tradition. Nous nous concentrerons ensuite de nouveau sur la figure particulière de Marie, en nous plaçant cette fois dans un point de vue plus spécifiquement luthérien : nous nous appuierons pour ce faire sur le commentaire que Luther a donné du «Magnificat».

L'absence de culte marial et de prière à la Vierge ne doit pas être compris comme le signe d'un rejet protestant de Marie en particulier. Ce qui est en cause en effet, c'est, plus largement, la compréhension protestante de la place des saints. Les réformateurs, en s'élevant contre une place dévolue aux saints qu'ils jugeaient excessive, ont voulu souligner l'idée capitale que seul le Christ peut être considéré comme un médiateur entre le croyant et Dieu. Le saint, qu'il s'agisse de Marie ou d'un autre, ne peut pas être tenu pour un intercesseur, un intermédiaire qui serait distingué des croyants «ordinaires». C'est pourquoi les protestants ont particulièrement insisté sur l'usage du terme «saint» qu'on trouve notamment dans les épîtres de Paul (le salut final de l'épître aux Philippiens par exemple), où il désigne chaque membre de la communauté chrétienne. Le saint est simplement le croyant véritable. Dès lors, tel saint particulier n'est pas distingué par Dieu de la foule des croyants en raison de qualités intrinsèques, ou de mérites propres qui justifieraient qu'on lui rende un culte; le saint est plutôt envisagé sous l'angle du saint «gratifié» que du saint «méritant» : il a reçu la grâce de Dieu et sa miséricorde indépendamment de sa volonté personnelle. Et cette grâce qui lui a été faite est une promesse pour le reste des croyants : loin d'isoler le saint dans une place à part, elle en fait un exemple au milieu de la communauté. C'est en ce sens que, dans une perspective protestante, on a pu dire qu'on ne prie pas le saint, mais avec le saint; on ne rend pas un culte à Marie, mais son exemple nous guide et constitue une promesse de la grâce. Comprise de cette manière, l'absence de prière à Marie ne signifie donc pas un refus de principe d'ignorer une figure si riche d'enseignements.

Une deuxième raison peut expliquer que la mariologie tienne chez les protestants une place bien plus réduite que chez les catholiques. Elle tient à une façon différente de comprendre l'équilibre entre la Bible et la tradition historique de l'Eglise. Les catholiques en effet considèrent que le dogme chrétien comprend à part égale non seulement l'Ecriture, mais aussi toute l'élaboration doctrinale développée jusqu'aujourd'hui. Or, un des principes mis en avant par les réformateurs, qu'on peut résumer par l'expression sola scriptura (l'Écriture seule), a consisté à affirmer la priorité de l'Écriture : la tradition historique de l'Église est, certes, ce qui permet de maintenir vivant l'enseignement de l'Évangile, mais le critère ultime de la parole de Dieu reste la seule Écriture. C'est ainsi que les protestants n'acceptent pas les dogmes de l'Immaculée Conception ou de l'Assomption corporelle, considérant qu'ils n'ont pas d'assise solide dans l'Évangile. De fait, Marie y occupe une place modeste, puisqu'elle n'y est nommément citée que sept fois. Le développement d'une pensée théologique plus consistante sur la Vierge est relativement tardif : la pensée mariale a notamment connu un essor au XIIème siècle à travers l'oeuvre de théologiens comme Bernard de Clairvaux. On peut donc comprendre que l'équilibre différent que catholiques et protestants observent entre l'Écriture et la tradition de l'Église les conduise aussi à ne pas envisager la figure de la Vierge de la même manière.
La place de Marie chez les protestants doit donc se comprendre à partir de cet arrière-plan théologique plus général. Cependant, il est vrai qu'au cours des siècles, les protestants ont eu de plus en plus tendance à minimiser la figure de Marie pour le seul motif de mieux marquer leur différence avec les catholiques. On peut à bien des égards trouver cette attitude excessive, et peu conforme aux intentions premières des réformateurs. Ce que l'anti-mariologie a pu avoir (et a parfois encore) de virulent chez les protestants est donc un phénomène plus tardif que la Réforme, et qui ne traduit pas l'attention que le protestantisme sait aussi accorder à la figure de Marie. Pour voir comment Marie est envisagée d'un point de vue protestant, je propose donc de m'attacher plus spécifiquement à la compréhension luthérienne, d'une part parce que je suis moi-même luthérienne, d'autre part parce que Luther est celui des réformateurs protestants qui a le plus souligné l'importance de Marie pour les croyants.

Commençons par rappeler que Luther avait été moine augustin, c'est-à-dire qu'il avait appartenu à un ordre où la théologie mariale tenait une place particulièrement importante. S'il s'est assurément attaché à prévenir les excès dans le culte marial en soulignant l'idée que seul le Christ est un médiateur pour le croyant, il a souvent montré, dans ses sermons ou dans son commentaire du «Magnificat», que Marie était un exemple particulièrement riche pour la foi. Quels sont donc les aspects que nous en retenons, et sont-ils différents de ceux que soulignent les catholiques? Nous avons dit que la compréhension de Marie s'appuie exclusivement sur ce qui en est dit dans la Bible. À cet égard, l'idée d'Immaculée Conception ou d'Assomption corporelle ne peuvent pas être acceptées par les protestants. Dans son commentaire du «Magnificat», Luther insiste en particulier sur deux points qui reflètent assez bien la compréhension protestante de Marie. Il souligne en premier lieu le contraste entre la petitesse de la Vierge et l'immensité de l'honneur qui lui est fait. Luther développe longuement l'idée de l'humilitas de Marie : fille inconnue d'une humble famille, sans éclat ni prestige, elle est par excellence la figure des pauvres, des hommes ordinaires et obscurs. C'est justement parce qu'elle tombe sur une jeune fille que ni ses mérites ni ses richesses ne distinguaient particulièrement que la grâce de Dieu éclate dans sa totale gratuité. Marie est ainsi un signe d'espoir pour chaque croyant, l'exemple de la miséricorde divine qui s'adresse aux moins méritants. «Dieu a fait en Marie de grandes choses, peut-on lire dans le commentaire de Luther. Mais la plus grande, nous dit la Vierge elle-même, c'est qu'il ait jeté les yeux sur elle, car tout dépend et tout découle de cette grâce initiale. En effet quand Dieu se penche sur une âme et jette les yeux sur elle, c'est pour la sauver par pure bonté.» L'action de grâces de Marie est donc l'occasion pour souligner, dans une perspective protestante, l'asbolue gratuité de l'amour de Dieu. Dès lors, magnifier la figure de la Vierge, l'honorer comme une personne que ses vertus rendraient d'emblée exceptionnelle, ne serait-ce pas risquer de perdre ce qui nous rend proches de Marie, ce qui fait précisément qu'elle a quelque chose à nous dire? N'est-ce pas au contraire justement parce que Dieu lui a fait grâce malgré sa petitesse et sa bassesse qu'elle peut être un exemple pour le croyant?

Cependant, il est vrai que Marie n'est pas seulement l'humble jeune fille qui reçoit une grâce démesurée, elle est aussi celle qui l'accepte d'un coeur confiant. Et c'est le second point qui ressort du texte de Luther : Marie est l'exemple par excellence de l'accueil de la grâce. Elle est celle qui accepte de se laisser entraîner par ce qui la dépasse infiniment. Son Magnificat, son chant d'action de grâces est une invitation à ce même accueil confiant par le croyant. Exemple de la grâce qui donne confiance au croyant, image de l'accueil de cette grâce, Marie est aussi au coeur du mystère de l'Incarnation. Dans la confession de foi (que les protestants partagent, rappelons-le, avec les catholiques), la place importante qui lui est dévolue est à la mesure de ce mystère. Marie a été choisie pour être la mère du Christ. Dans cette simple phrase se joue l'annonce de la proximité que Dieu a accepté de partager avec l'homme : naissant d'une simple femme, il s'est mis au niveau de la faiblesse de la créature. Marie est alors une invitation pour le croyant à devenir à son tour «mère de Dieu», à accepter de recevoir la parole divine intimement, de la laisser grandir en lui, de la faire sienne. Cet aspect de la figure de Marie, nous semble-t-il, est un élément de consensus avec les catholiques.

«Croire en Marie»? la question est sans doute mal posée et la formule maladroite. Mais prendre exemple sur cet accueil joyeux de la grâce de Dieu pour mieux recevoir sa parole, c'est certainement ce que nous pouvons apprendre de Marie. «Voilà qui nous indique la meilleure façon d'honorer Marie et de se montrer ses fidèles serviteurs, indique Luther. Nous inspirant des paroles du «Magnificat», disons-lui notre admiration ; «O Marie, bienheureuse vierge et mère de Dieu, dans quel degré d'abaissement et de mépris n'as-tu pas vécu; et cependant le Seigneur a jeté sur toi un regard si plein de bienveillance! Il a fait pour toi de si grandes choses! Tu n'en étais nullement digne et la grâce de Dieu en toi et si riche et surabondante, surpassant, ô combien, tes propres mérites! Bienheureuse es-tu dès cet instant et pour l'éternité car tu as rencontré Dieu!» [...] Ce qu'elle veut, ce n'est pas que nous allions à elle, mais que, par elle, nous allions à Dieu.»

S.C.

Previous Contents Next