Quelle fut l'intention de l'évangéliste en précisant si soigneusement en ce passage tant de noms propres? Je pense qu'il a voulu que nous n'écoutions pas avec négligence ce qu'il a tenu à raconter avec tant de diligence. Il donne en effet: le nom du messager qui est envoyé, du Seigneur par qui il est envoyé, de la vierge à qui il est envoyé, également du fiancé de la vierge; et il désigne par leurs noms propres la famille, la ville et la province de tous les deux. Pourquoi? Va-t-on croire que l'un ou l'autre détail fut indiqué sans raison? Sûrement pas. Si en effet pas une feuille d'arbre ne tombe à terre sans cause, pas un moineau sans le Père céleste4, vais-je croire qu'une parole superflue ait échappé de la bouche du saint évangéliste, surtout quand il s'agit de l'histoire sacrée de la Parole? Je ne le crois pas. Tout est rempli de divins mystères, chaque mot déborde d'une douceur céleste, à condition toutefois de trouver quelqu'un pour le scruter soigneusement, pour savoir «tirer le miel de la pierre, l'huile du rocher le plus dur5».Ainsi ce texte de Saint Bernard s'inscrit, je crois, dans la grande tradition monastique de méditation de la Parole de Dieu, de rumination de cette Parole pour en faire sortir le «miel». Les rapprochements nombreux avec d'autres passages de l'Écriture, depuis la Genèse jusqu'à l'Apocalypse, témoignent de la profonde connaissance de Bernard de la Bible, alors même que ce texte est un écrit de jeunesse, à dater environ de 1125, quand Bernard a 35 ans: il est entré à Cîteaux une douzaine d'années plus tôt. Nul doute qu'il a passé du temps à lire et méditer l'Écriture, pendant ces douze années!
Il y a poutant quelque chose d'encore plus grand à admirer en Marie: la fécondité jointe à la virginité. Jamais on a ouï dire qu'aucune femme fût à la fois mère et vierge. Mais si tu fais attention de qui elle est la mère, jusqu'où alors te mènera ton admiration pour son excellence extraordinaire? (...) À ton jugement, ou plutôt au jugement de la Vérité, celle qui eut Dieu pour fils ne sera-t-elle pas «exaltée plus haut même que tous les anges?9» (ldots) Et Dieu ne dédaigne pas d'être appelé ce qu'il a daigné d'être. Un peu plus loin en effet l'évangéliste ajoute: «Et il leur était soumis10.» Qui, et à qui? Dieu à des hommes. (...) Admire cela, et choisis ce qui est le plus admirable: ou bien le très doux abaissement du fils, ou bien la suréminente dignité de la mère.11Ainsi de l'humilité de Marie, et de la gloire de sa fécondité, Bernard est conduit à l'humilité du Christ qui s'est fait homme. Et il exhorte à nouveau son lecteur, ou bien s'exhorte lui-même, à l'humilité, d'une façon légèrement différente: s'il s'agissait d'imiter l'humilité de Marie, l'une de nous, admirable par son humilité parfaite, il s'agit ici, en suivant Dieu dans son humilité, de rendre au créateur l'honneur qui lui est dû, de ne pas se prétendre plus grand que Dieu. «Rougis, cendre orgueilleuse! Dieu s'humilie, et toi, tu t'élèves! Dieu se soumet à des hommes, et toi, en t'efforçant de dominer sur les hommes, tu te mets au-dessus de ton créateur! (...) Ô homme, si tu dédaignes imiter l'exemple d'un homme, il ne sera certainement pas indigne de toi de suivre ton Créateur.12»
Il a encore voulu qu'elle soit humble, elle dont allait naître celui qui est «doux et humble de coeur17», et qui allait donner à tous en lui-même l'exemple nécessaire et si salutaire de ces vertus. Il a donc donné à la Vierge d'enfanter, après lui avoir d'abord inspirer de vouer la virginité, et l'avoir enrichie du mérite de l'humilité. Sinon comment, dans les versets suivants, l'Ange la proclamerait-il pleine de grâce, si elle eut eu le moindre bien qui ne fût pas un don de la grâce?18
Elle n'a pas été découverte tout à coup ni par hasard, mais choisie de toute éternité, connue par avance du Très-Haut et préparée pour lui, gardée par les anges, désignée par avance par les Patriarches, promise par les Prophètes. «Scrute les Écritures20» et constate ce que je dis. Veux-tu que, moi aussi, j'apporte ici quelques-uns de leurs témoignages? Pour n'en prendre que quelques-uns dans un grand nombre, quand Dieu dit au serpent:«J'établirai une inimitié entre toi et la femme», qui d'autre te semble-t-il avoir prédit? Et si tu hésites encore, pensant que ce n'est pas de Marie qu'il a parlé, écoute la suite: «Elle t'écrasera la tête.21» À qui cette victoire fut-elle réservée, sinon à Marie?22Bernard développe encore la figure de la toison de Gédéon (Jg 6, 37--40), la prophétie de Jérémie 31, 22: «Dieu a créé du nouveau sur la terre; une femme enveloppera un homme» et enfin celle d'Isaïe 7, 14: «Voici que la Vierge va concevoir et enfanter un fils.» Il reprend enfin toutes ces annonces prophétiques, en appuyant sur le fait qu'il y a toujours deux figures, celle de Marie et celle de Jésus:
(...)
Et qui d'autre Salomon cherchait-il quand il disait: «la femme forte, qui la trouvera?23» (...) il avait lu que Dieu avait promis que celui qui avait vaincu par la femme serait à son tour vaincu par la femme, et il voyait que c'était chose bien convenable. Aussi, rempli d'une véhémente admiration, il s'écriait: «La femme forte qui la trouvera?» (...) Et pour bien montrer qu'il ne l'a pas cherchée sans espoir, il ajoute en prophète: «Son prix nous vient de loin, des extrémités de la terre», ce qui veut dire: le prix de cette femme n'est pas quelque chose de vil, d'insignifiant ou de médiocre, il ne vient pas de la terre, mais du ciel, pas même de ce ciel proche de la terre, mais «son point de départ est au plus haut des cieux24.» Puis, ce buisson de Moïse, embrasé sans se consumer25, que présageait-il sinon Marie qui enfante sans douleur? Et quoi encore, je te prie, ce bâton d'Aaron qui a fleuri sans avoir été arrosé26, sinon la Vierge qui a conçu sans avoir connu l'homme? De ce grand miracle, Isaïe a expliqué le mystère plus grand encore: «Une tige sortira de la racine de Jessé, une fleur s'épanouira sur sa racine27», comprenant que la tige, c'est la Vierge, et la fleur, l'Enfant de la Vierge.28
Ce qui fut montré à Moïse dans le buisson et le feu, à Aaron dans le bâton et la fleur, à Gédéon dans la toison et la rosée, c'est la même chose que Salomon a clairement vue d'avance dans la femme forte et son prix, que Jérémie a chantée plus clairement encore à propos de la femme et de l'homme, qu'Isaïe a proclamée avec une parfaite clarté de la Vierge et de Dieu, et que Gabriel a enfin désignée en saluant cette Vierge en personne.29
Ô Vierge, donne vite une réponse. Ô notre Dame, dis la parole que la terre, que les enfers, que les cieux même attendent. Autant le Roi et Seigneur de tous «a lui-même désiré ta beauté30», autant désire-t-il aussi le consentement de ta réponse au moyen de laquelle il a décidé de sauver le monde. Si ton silence lui a plu, maintenant c'est ta parole qui lui plaira bien davantage puisque lui-même te crie du ciel: «Ô toi, belle entre les femmes31», «fais-moi entendre ta voix32». Si donc, toi, tu lui fais entendre ta voix, lui te fera notre salut.