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Les Louanges à la Vierge Mère de Saint Bernard

Anne Robadey










Saint Bernard a été appelé «chantre de la Vierge Marie», et un Sénevé sur «Marie» est l'occasion de plonger un peu dans les textes de ce Père cistercien. C'était pour moi une découverte, et une heureuse découverte ! J'espère parvenir dans ces quelques pages à vous faire goûter la richesse du commentaire de Bernard, qui convoque toute l'Écriture pour méditer l'Évangile de l'Annonciation.

Méditation de la Parole de Dieu

L'ouvrage de Bernard sur lequel j'ai travaillé pour cet article est intitulé À la louange de la Vierge Mère1. C'est un texte divisé --- artificiellement2 --- en quatre homélies, où Bernard commente, phrase à phrase, voire mot à mot, l'Évangile de l'Annonciation. Même si ces homélies n'étaient pas destinées à être lues, le style est oral, et Saint Bernard s'adresse manifestement à un de ses frères --- ou à lui-même? --- dans la plus grande partie du texte, le prenant comme témoin de son questionnement de chaque mot. Bernard fait là oeuvre de méditation plus que de théologie ou d'exégèse, son souci n'est pas d'abord la scientificité du commentaire, ni une élaboration systématique d'une théologie mariale, mais il prend acte du fait que cette Parole est Parole de Dieu, inspirée, et que chaque mot en a été choisi avec soin par l'évangéliste pour faire passer son message, comme il l'explique dans ses premiers mots, en commençant son commentaire de Luc 1, 26--273:

Quelle fut l'intention de l'évangéliste en précisant si soigneusement en ce passage tant de noms propres? Je pense qu'il a voulu que nous n'écoutions pas avec négligence ce qu'il a tenu à raconter avec tant de diligence. Il donne en effet: le nom du messager qui est envoyé, du Seigneur par qui il est envoyé, de la vierge à qui il est envoyé, également du fiancé de la vierge; et il désigne par leurs noms propres la famille, la ville et la province de tous les deux. Pourquoi? Va-t-on croire que l'un ou l'autre détail fut indiqué sans raison? Sûrement pas. Si en effet pas une feuille d'arbre ne tombe à terre sans cause, pas un moineau sans le Père céleste4, vais-je croire qu'une parole superflue ait échappé de la bouche du saint évangéliste, surtout quand il s'agit de l'histoire sacrée de la Parole? Je ne le crois pas. Tout est rempli de divins mystères, chaque mot déborde d'une douceur céleste, à condition toutefois de trouver quelqu'un pour le scruter soigneusement, pour savoir «tirer le miel de la pierre, l'huile du rocher le plus dur5».
Ainsi ce texte de Saint Bernard s'inscrit, je crois, dans la grande tradition monastique de méditation de la Parole de Dieu, de rumination de cette Parole pour en faire sortir le «miel». Les rapprochements nombreux avec d'autres passages de l'Écriture, depuis la Genèse jusqu'à l'Apocalypse, témoignent de la profonde connaissance de Bernard de la Bible, alors même que ce texte est un écrit de jeunesse, à dater environ de 1125, quand Bernard a 35 ans: il est entré à Cîteaux une douzaine d'années plus tôt. Nul doute qu'il a passé du temps à lire et méditer l'Écriture, pendant ces douze années!

Quelques mots encore pour situer ce texte avant de revenir à la façon dont Bernard présente la Vierge Mère dans cette oeuvre. Comme je l'ai déjà dit, Bernard s'occupe ici surtout de scruter le texte, en mobilisant toute l'Écriture pour l'expliquer, ainsi que la tradition des Pères: si l'usage de l'Écriture est parfois très libre, et peut nous sembler abusif à nous qui sommes habitués à un commentaire exégétique scientifique, historico-critique et que sais-je encore, c'est la tradition et le respect des commentaires précédents qui préviennent tout risque d'interprétation abusive. Cette méditation du texte est une lecture attentive à chaque mot, à chaque annonce dans l'Ancien Testament, comme aux enseignements des Évangiles et des Épîtres, et enfin à ce qui est préfiguré du Royaume dans tous ces textes. Cette méditation conduit par moments Bernard à des exhortations morales, et dans d'autres pages à des textes de contemplation, de prière, de louange.

Le passage sans doute le plus connu de cette oeuvre est l'invitation à regarder Marie, dont le nom signifie «Étoile de la mer»6:

Ô qui que tu sois, qui te vois,
dans les fluctuations de ce monde,
balloté au milieu des bourrasques et des tempêtes
plutôt que marcher sur la terre ferme,
ne détourne pas les yeux de l'éclat de cet astre
si tu ne veux pas être submergé par les flots.




Si se lèvent les vents des tentations,
si tu cours aux écueils des épreuves,
regarde l'étoile, appelle Marie.
[...]



Ta main dans la sienne, pas de chute;
sous sa protection, pas de crainte;
sous sa conduite, pas de fatigue;
avec son appui, tu touches au but.




Et ainsi, en toi-même, tu expérimenteras
comme est juste cette parole:
Et le nom de la Vierge était Marie.7

Difficile en quelques pages de rendre toute la richesse de ce commentaire de Saint Bernard. Il me semble qu'un aspect frappant de ce texte est que Marie n'est jamais honorée seule, et qu'elle est toujours celle qui nous donne le Christ, qui nous conduit à Lui. Je voudrais essayer de montrer comment Bernard invite à se tourner vers Marie, à contempler sa participation éminente au mystère de l'Incarnation, pour recevoir de l'expérience de Marie un éclairage unique sur le mystère du Christ. Je choisis donc de suivre deux des thèmes principaux de cette oeuvre, celui de l'humilité, et celui des figures de la Vierge Marie et du Christ dans l'Ancienne Alliance.

L'humilité de Marie et celle de Dieu

Dès que le commentaire de Bernard arrive à la mention de la vierge à qui est envoyé l'ange, le thème de l'humilité fait son apparition: «Quelle est donc cette vierge si respectable qu'un ange la salue, si humble qu'elle est fiancée à un charpentier?8» Si la virginité est une des parures de Marie, l'humilité est, aux yeux de Bernard, bien plus importante. Sitôt qu'il la contemple chez la vierge, il invite son lecteur à imiter cette humilité: «Si tu ne peux imiter la virginité qui fut humble, imite l'humilité qui fut vierge. Vertu louable que la virginité, mais l'humilité est plus nécessaire.» Et Bernard de montrer, textes scripturaires à l'appui, que l'humilité est nécessaire au salut, tandis que la virginité est seulement conseillée. Et que «si elle a plu à cause de sa virginité, c'est pourtant à cause de son humilité qu'elle a conçu. D'où il ressort que c'est l'humilité qui a rendu agréable même sa virginité.» Le paragraphe suivant est une exhortation aux moines à cultiver l'humilité plutôt qu'à se glorifier de leur virginité, puisque même chez la Vierge Mère, c'est l'humilité qui est première.

Bernard continue:

Il y a poutant quelque chose d'encore plus grand à admirer en Marie: la fécondité jointe à la virginité. Jamais on a ouï dire qu'aucune femme fût à la fois mère et vierge. Mais si tu fais attention de qui elle est la mère, jusqu'où alors te mènera ton admiration pour son excellence extraordinaire? (...) À ton jugement, ou plutôt au jugement de la Vérité, celle qui eut Dieu pour fils ne sera-t-elle pas «exaltée plus haut même que tous les anges?9» (ldots) Et Dieu ne dédaigne pas d'être appelé ce qu'il a daigné d'être. Un peu plus loin en effet l'évangéliste ajoute: «Et il leur était soumis10.» Qui, et à qui? Dieu à des hommes. (...) Admire cela, et choisis ce qui est le plus admirable: ou bien le très doux abaissement du fils, ou bien la suréminente dignité de la mère.11
Ainsi de l'humilité de Marie, et de la gloire de sa fécondité, Bernard est conduit à l'humilité du Christ qui s'est fait homme. Et il exhorte à nouveau son lecteur, ou bien s'exhorte lui-même, à l'humilité, d'une façon légèrement différente: s'il s'agissait d'imiter l'humilité de Marie, l'une de nous, admirable par son humilité parfaite, il s'agit ici, en suivant Dieu dans son humilité, de rendre au créateur l'honneur qui lui est dû, de ne pas se prétendre plus grand que Dieu. «Rougis, cendre orgueilleuse! Dieu s'humilie, et toi, tu t'élèves! Dieu se soumet à des hommes, et toi, en t'efforçant de dominer sur les hommes, tu te mets au-dessus de ton créateur! (...) Ô homme, si tu dédaignes imiter l'exemple d'un homme, il ne sera certainement pas indigne de toi de suivre ton Créateur.12»

Dans la quatrième homélie, à propos de la réponse de Marie: «Je suis la servante du Seigneur», Bernard revient sur ce thème de l'humilité. À nouveau, il note l'humilité parfaite de Marie même après avoir été choisie pour être la mère de Dieu. «Quelle est cette humilité sublime qui sait affronter les honneurs et ne sait s'exalter de la gloire?13» demande-t-il, avant de fustiger le manque d'humilité dans l'Église qu'il connaît. Après s'être attaqué aux ecclésiastiques, il continue: «Mais il y a aussi pour moi un plus grand motif de peine: j'en vois certains qui ont méprisé les pompes du siècle, apprendre surtout l'orgueil à l'école de l'humilité, s'exalter d'autant plus gravement sous les ailes du Maître doux et humble.14» De la comparaison avec l'humilité admirable de Marie, Bernard a de nouveau glissé vers l'humilité à la suite du Christ, cette humilité que recommande instamment la règle de Saint Benoît que suit Bernard15. Si donc Marie est un modèle éminent d'humilité, c'est bien le Christ qui est notre maître sur le chemin de l'humilité, lui que nous devons suivre humblement.

D'ailleurs, dans un autre passage, Bernard explique que le Verbe s'était déjà fait le maître de Marie pour lui inspirer la virginité: «l'onction t'enseignait sur toutes choses, ainsi que la Parole de Dieu vivante et efficace qui s'est faite ton maître avant de devenir ton fils, qui a instruit ton esprit avant de se revêtir de ta chair.» Si Marie est la figure parfaite de l'humilité selon l'amour, l'humilité de Jésus est autre, elle est origine, source, et pas seulement accueil de ce qui advient. La créature humaine, fût-elle Marie, doit toujours reconnaître une prévenance qui la pose dans l'existence et l'y maintient16. Tout en Marie est don de la grâce:

Il a encore voulu qu'elle soit humble, elle dont allait naître celui qui est «doux et humble de coeur17», et qui allait donner à tous en lui-même l'exemple nécessaire et si salutaire de ces vertus. Il a donc donné à la Vierge d'enfanter, après lui avoir d'abord inspirer de vouer la virginité, et l'avoir enrichie du mérite de l'humilité. Sinon comment, dans les versets suivants, l'Ange la proclamerait-il pleine de grâce, si elle eut eu le moindre bien qui ne fût pas un don de la grâce?18

Les figures de la Vierge et de Jésus dans l'Ancien Testament

Je ne résiste pas à l'envie19 de vous faire partager le parcours par Bernard de toutes les figures qui annonçaient l'enfantement de la Vierge dans l'Ancienne Alliance, pour vous faire goûter combien Bernard laisse parler l'Écriture, et l'écoute tout au long de son oeuvre. C'est aussi l'occasion de montrer un peu mieux la place que donne Bernard à Marie dans le mystère de l'Incarnation.

Elle n'a pas été découverte tout à coup ni par hasard, mais choisie de toute éternité, connue par avance du Très-Haut et préparée pour lui, gardée par les anges, désignée par avance par les Patriarches, promise par les Prophètes. «Scrute les Écritures20» et constate ce que je dis. Veux-tu que, moi aussi, j'apporte ici quelques-uns de leurs témoignages? Pour n'en prendre que quelques-uns dans un grand nombre, quand Dieu dit au serpent:«J'établirai une inimitié entre toi et la femme», qui d'autre te semble-t-il avoir prédit? Et si tu hésites encore, pensant que ce n'est pas de Marie qu'il a parlé, écoute la suite: «Elle t'écrasera la tête.21» À qui cette victoire fut-elle réservée, sinon à Marie?22

(...)

Et qui d'autre Salomon cherchait-il quand il disait: «la femme forte, qui la trouvera?23» (...) il avait lu que Dieu avait promis que celui qui avait vaincu par la femme serait à son tour vaincu par la femme, et il voyait que c'était chose bien convenable. Aussi, rempli d'une véhémente admiration, il s'écriait: «La femme forte qui la trouvera?» (...) Et pour bien montrer qu'il ne l'a pas cherchée sans espoir, il ajoute en prophète: «Son prix nous vient de loin, des extrémités de la terre», ce qui veut dire: le prix de cette femme n'est pas quelque chose de vil, d'insignifiant ou de médiocre, il ne vient pas de la terre, mais du ciel, pas même de ce ciel proche de la terre, mais «son point de départ est au plus haut des cieux24.» Puis, ce buisson de Moïse, embrasé sans se consumer25, que présageait-il sinon Marie qui enfante sans douleur? Et quoi encore, je te prie, ce bâton d'Aaron qui a fleuri sans avoir été arrosé26, sinon la Vierge qui a conçu sans avoir connu l'homme? De ce grand miracle, Isaïe a expliqué le mystère plus grand encore: «Une tige sortira de la racine de Jessé, une fleur s'épanouira sur sa racine27», comprenant que la tige, c'est la Vierge, et la fleur, l'Enfant de la Vierge.28
Bernard développe encore la figure de la toison de Gédéon (Jg 6, 37--40), la prophétie de Jérémie 31, 22: «Dieu a créé du nouveau sur la terre; une femme enveloppera un homme» et enfin celle d'Isaïe 7, 14: «Voici que la Vierge va concevoir et enfanter un fils.» Il reprend enfin toutes ces annonces prophétiques, en appuyant sur le fait qu'il y a toujours deux figures, celle de Marie et celle de Jésus:



Ce qui fut montré à Moïse dans le buisson et le feu, à Aaron dans le bâton et la fleur, à Gédéon dans la toison et la rosée, c'est la même chose que Salomon a clairement vue d'avance dans la femme forte et son prix, que Jérémie a chantée plus clairement encore à propos de la femme et de l'homme, qu'Isaïe a proclamée avec une parfaite clarté de la Vierge et de Dieu, et que Gabriel a enfin désignée en saluant cette Vierge en personne.29




Épilogue

J'espère avoir su dans ces quelques pages rendre un peu de la beauté de ce commentaire de Bernard, ainsi que de son approche de la figure de Marie. Je lui laisse la conclusion de cet article, ce qui me permet d'illustrer un autre aspect de son style, les passages où il développe le dialogue de l'ange et de Marie, où s'exprime sa prière à la Vierge, tout à la fois louange et imploration. C'est enfin l'occasion de montrer Bernard citant le Cantique des Cantiques, dont le commentaire est sa plus grande oeuvre!

Ô Vierge, donne vite une réponse. Ô notre Dame, dis la parole que la terre, que les enfers, que les cieux même attendent. Autant le Roi et Seigneur de tous «a lui-même désiré ta beauté30», autant désire-t-il aussi le consentement de ta réponse au moyen de laquelle il a décidé de sauver le monde. Si ton silence lui a plu, maintenant c'est ta parole qui lui plaira bien davantage puisque lui-même te crie du ciel: «Ô toi, belle entre les femmes31», «fais-moi entendre ta voix32». Si donc, toi, tu lui fais entendre ta voix, lui te fera notre salut.
A.R.


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