Heureuse Porte du Ciel
Louis Dutheillet de Lamothe
Felix coeli porta: le soir du 17 janvier 1871 les petits voyants de
Pontmain chantent à la Vierge le Maris Stella, et la «dame» entend monter
vers elle ce bel attribut. Oui, la Vierge est l'heureuse porte du ciel,
elle est la fenêtre du surnaturel, le vasistas des pécheurs, notre
Médiatrice et notre Instructrice. Depuis 2000 ans, depuis son Assomption,
la mère de Dieu apparaît pour nous rappeler au message du Christ, nous
engager à prier, et convertir nos coeurs. Bien sûr, il faut du
discernement, mais il faut aussi du courage pour reconnaître à notre époque
la véracité de tels événements. La piété des apparitions n'est pas celle
d'une foi grossière ou naïve, il n'y a pas là d'opium consolateur
ou de supercherie pastorale. Au contraire, l'Église est souvent réticente à
reconnaître ces phénomènes, dépassée par leur nombre et leur
diversité. Simplement, si ceux-ci peuvent nourrir la foi, ils la réclament
d'abord: «et il ne fit pas là beaucoup de miracles, à cause de leur manque de
foi» (Mt 13, 58). Pourquoi des miracles si ceux-ci touchent d'abord les croyants? Quel statut pour ces révélations privées?
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La doctrine catholique distingue la révélation publique des révélations
privées. La révélation publique s'est déployée dans l'Ancien et le Nouveau
Testaments; elle trouve son aboutissement dans l'enseignement
du Christ. Cette révélation s'adresse à tous les hommes, c'est pour ça
qu'elle est évangile et que l'on peut l'annoncer. Grâce à l'Église, elle se
transmet par l'Écriture et la Tradition et constitue le dépôt inaltérable
de la foi catholique. Cette révélation est donc achevée, mais sa
compréhension ne l'est pas, et, au fil du temps, les hommes en
approfondissent le sens et la beauté. C'est pour cette raison que des
siècles après la venue du Christ, on proclame encore des dogmes. «J'aurai encore beaucoup de choses à vous dire, mais pour l'instant
vous n'avez pas la force de les porter. Quand il viendra, lui, l'Esprit de
vérité, il vous guidera vers la vérité toute entière. En effet, ce qu'il
dira ne viendra pas de lui même [...]. Il me glorifiera, car il reprendra ce
qui vient de moi pour vous le faire connaître» (Jn 16, 12-24). Pourtant,
depuis 2000 ans cette révélation publique, unique et achevée est reprise
par de nombreuses révélations privées qui s'inscrivent dans une époque et
un contexte particuliers et qui doivent nous aider à vivre la Révélation. L'Église ne
les inclut pas dans le dépôt de la foi: on peut donc être chrétien sans y
adhérer. Elles ne complètent pas le message du Christ et ne seront
éventuellement reconnues par l'Église que si elles nous y renvoient. Bien
sûr, elles peuvent nourrir la piété populaire en développant de nouvelles
formes de dévotion, comme le Sacré Coeur, et ainsi faire avancer l'Église
dans sa connaissance du Sauveur et dans sa liturgie (il y a ainsi une fête du
Sacré Coeur).
Nous n'avons pas à désirer une vision de Dieu ou des saints ni un
complément d'information sur les tarifs du Paradis. Tout est dit. Reste à
vivre et à comprendre. Comme l'écrivait Saint Jean de la Croix: «Dès lors
qu'Il nous a donné son fils qui est sa Parole, Dieu n'a pas d'autres
paroles à nous donner.[...] Voilà pourquoi celui qui voudrait maintenent
l'interroger, ou désirerait une vision ou une apparition, non seulement
ferait une folie, mais ferait injure à Dieu, en ne jetant pas les yeux
uniquement sur le Christ, sans chercher autre chose en quelque
nouvauté» (CEC,65: S.Jean de la Croix, Montée au Carmel, 2, 22).
C'est peut-être pour cela que la figure privilégiée des apparitions n'est
pas le Christ mais Sa Mère. Le plus simple sera de prendre un exemple. J'ai
choisi l'apparition de Guadalupe, elle est reconnue par l'Église, très
importante et moins connue des chrétiens que Lourdes ou Fatima, car non
européenne.
Cette belle histoire (les apparitions sont d'abord de belles histoires, il
faut aussi les recevoir ainsi, elles sont souvent adressées aux enfants,
elles demandent un coeur simple et ouvert, loin des ratiocinations des
grandes personnes), cette belle histoire commence le samedi 9 décembre
1531, au sud du Mexique, sur la colline de Tepeyacac. Juan Diego, pauvre
paysan, âgé de 57 ans, récemment baptisé, se rend à Tlatilolco,
lorsqu'il s'entend appeler: «Juanito, Juan Dieguito». La Vierge lui
apparaît et lui demande de construire une église sur cette colline. Il lui faut aller trouver
l'évêque. Les deux premières tentatives sont bien sûr des échecs. Il faut
un signe. La Vierge envoie Juan Diego cueillir des roses sur la colline,
en plein hiver; et la colline en est couverte. Et Juan les porte à
l'évêque, dans son ayate, ce fragile manteau, ce vêtement des
pauvres. Et quand il les déverse aux pieds de l'évêque, on découvrit
émerveillé sur le manteau le portrait de la Vierge, une Vierge aux traits
indiens, la Toujours Vierge Sainte Marie de Guadalupe. Ce manteau, ce
portrait existent toujours. Son tissu qui se décompose normalement en dix ans
est là, intact, depuis quatre cents ans, avec ce portrait. Les analyses
infrarouges les plus poussées n'ont pu démontrer de quelle matière les couleurs étaient
faites. Plus encore, le portrait est si précis qu'en grossissant plusieurs
dizaines de fois l'oeil de la Vierge, on voit peint le reflet de l'image
vue par la Vierge, exactement comme pour un oeil humain, jusqu'à
l'emplacement du dessin sur la cornée. Et dans cet oeil on voit le buste
d'un homme : Juan Diego devant la Vierge!
L'image est là, mystérieuse, protectrice: en 1921 une bombe placée sous
l'ayate fait sauter la basilique. Mais l'image est retrouvée intacte dans
sa vitrine, sous les décombres. Voila pour les faits, et qui les
niera, mais comment les comprendre, théologiquement parlant ?
Dans l'apparition, est-ce le surnaturel qui vient à nous, ou nous qui
touchons un instant au surnaturel qui nous entoure ? Marie veille
toujours sur nous. Ce problème est insoluble mais c'est toujours le don de
Dieu qui s'exprime dans ces visions. Nous savons par la foi que le réel ne
se limite pas au visible (cf. le monde invisible du Credo), et en
particulier que le Christ ressuscité vit encore et d'un corps
glorieux. Marie aussi fut enlevée de corps et d'âme dans sa glorieuse
Assomption. C'est très important : Marie a une vocation toute particulière
à nous apparaître car elle est la première de nos semblables à avoir suivi
le chemin du Christ. Les saints aussi apparaissent, mais ne possèdent pas
ce corps glorieux et le corps, c'est justement ce qui a vocation à être vu,
ce qui informe la personne. Que voit-on ? Ou plutôt qu'ont-ils vu, qu'a vu
Juan Diego ? L'anthropologie de la théologie catholique distingue trois
genres de perception de la réalité extérieure, trois «visions» au sens
large. La visio sensibilis qui met en oeuvre les différents sens du corps :
voir, entendre, sentir. Bien que l'on voie quelque chose (ou que l'on sente aussi parfois), les apparitions n'appartiennent pas à ce type de perception. En effet, à
Fatima, à Lourdes, ou à Pontmain, seuls les enfants voyaient. En revanche les miracles comme la danse du soleil à Fatima
sont donc de l'ordre de la visio sensibilis: tout le monde les
voyait. À l'opposé se trouve la visio intellectualis, la vision intellectuelle, sans images, celle des hauts
degrés de la mystique. Mais dans notre cas, il y a forme, il y a
image. Entre les deux se situe la visio imaginativa: l'image se forme dans
l'imaginaire du voyant mais avec une telle force que pour lui cette
perception intérieure équivaut à une réalité extérieure. L'objet est bien
réel, mais il n'appartient pas à notre monde sensible; aussi ce sont des
sens internes qui sont exceptionnellement touchés par ces réalités
invisibles. C'est ainsi qu'il faut par exemple envisager la vision de
l'Enfer à Fatima, mais aussi toutes les révélations privées (au contraire
le Christ était vu de tous, c'est le propre de l'Incarnation dans
notre monde sensible, on a alors une révélation publique). Notons aussi que
dans ces perceptions intérieures l'élément subjectif est plus important
encore que dans la visio sensibilis (où il n'est pas absent). On n'a pas
de photographies du paradis, les possibilités cognitives humaines et
l'univers culturel du voyant vont interférer, dans la vision comme dans son
récit d'ailleurs. S'il faut s'émerveiller des apparitions, une prudence
tout ecclésiale n'est pas moins nécessaire dans l'interprétation. Sans
doute est-ce aussi pour cela que la Vierge apparaît parfois sous les traits
de sa propre statue de l'église voisine.
Voilà pour la raison, voilà pour la «structure anthropologique» des
révélations privées, mais il faut avant tout se laisser toucher. Le miracle
fait la foi, mais la foi est nécessaire au miracle, et il n'est pas pour autant
une hallucination. Ont-ils tous rêvé ces voyants de vingt siècles
d'apparitions, ces témoins de toutes origines, chrétiens ou païens? Il y en
a des centaines. Ont-ils affabulé les voyants de Cerfroid et du Marillais? et le bûcheron de Cotignac ?
et les enfants de Fatima, et la petite Bernadette? et Catherine voyant la
médaille, tout cela s'imagine-t-il? Les huit enfants de Neuvizy ont-ils
tout inventé? Et cet enfant de trois ans de Seilhon qui vit Marie et porta
pour elle un message au Pape, il a menti sans doute lui aussi?
Leurs histoires convainquent plus que tout ce qu'on peut raconter sur les apparitions.
Pour ceux qui doutent encore, qu'ils examinent honnêtement la multitude des
miracles. Qu'ils regardent l'ayate de Juan, qu'ils analysent comme d'autres
les larmes de Notre Dame de Syracuse, cette statue qui pleurait de vraies
larmes humaines, qu'ils se souviennent de Bartolomeo, de Cusanio, que la
Vierge guérit de sa surdité et de son mutisme pour l'envoyer prêcher,
qu'ils écoutent l'histoire d'Estelle, de Pellevoisin, qui écrivit à la
Vierge pour être guérie et qui fut exaucée par une apparition, qu'ils lisent
les récits des médecins qui finirent par brûler au deuxième degré ou verser
de l'acide sur les mains des enfants de Beauraing, insensibles à tout
pendant que la Vierge leur parlait, ou les milliers de témoignages de ceux
qui ont assisté aux danses du soleil de Fatima ou de Vilar Chao. Heureux
ceux qui croient sans avoir vu? Et ceux qui ont vu et qui ne croient pas? Ceux qui veulent peuvent aller voir la
statue de Notre-Dame de tous les peuples à Akita, au Japon, qui encore
aujourd'hui pleure des larmes de sang, malgré tous les contrôles.
Alors pourquoi douter de son intercession et de sa protection, pour nous, aujourd'hui, puisque d'autres en ont profité hier?
Elle nous guérira, comme elle a rendu sa main à Jean Damascène, comme elle
a guéri Jeanne Courtel, cette petite sourde muette de onze ans de la
Prenessaye.
Elle nous protègera, comme elle a protégé autrefois Valenciennes de la
peste, comme elle a évité le viol à la petite Egidia, de Bra, en 1336: à
cet endroit une aubépine avait fleuri, en un instant, en plein hiver, pour
faire fuir les agresseurs. Elle refleurit chaque année.
Elle nous convertira à l'amour, comme elle a converti le protestant Pierre
Port-Combet, le jour de l'Annonciation de 1657, ou ce juif cultivé Alphonse
de Ratisbonne, dans une église de Rome en 1842, ou Bruno Cornacchiola
qui, en 1947, voulait tuer le pape Pie XII et lui offrira finalement le
revolver, et tant d'autres, de toutes religions, jusqu'à trois bouddhistes
chinois en novembre 1980. En 1968, à Zeitum, au Caire, la Vierge est
apparue à mille musulmans. Ont-ils menti eux aussi, tous les mille, tous
musulmans?
Tant de gens témoignent que nous ne devrions plus en avoir besoin; et si
aujourd'hui nous ne voulons pas y croire, nous ne croirons pas mille
apparitions plus tard. D'ailleurs, depuis le temps, la Vierge se répète un
peu...Certes, chacun la voit différemment (et le surnaturel est en partie
indescriptible), mais le message est toujours le même:
«Mais priez mes enfants, Dieu vous exaucera en peu de temps. Mon fils se
laisse toucher» (Pontmain, 1871).
De fait, la Vierge n'a rien à nous dire, tout est dans la foi de
l'Église. Aussi, ne l'écoutez pas si vous n'en avez pas besoin. Sinon, vous
pouvez aussi vous tourner vers la sublime pédagogie mariale: celle de la
«belle histoire».
L.D de L.