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Images de Marie, Mère de Dieu

Léonard Dauphant

Ce bref article n'a pas pour but d'établir une recension exhaustive des différentes figurations de Marie dans la foule des arts et des Eglises, juste de considérer quelques images, tableaux, des écoles française et flamande, du XVème au XVIIème siècles.

Marie avant le Christ

On peut, pour s'y retrouver dans l'abondance des figurations qu'a suscité le destin de Marie, tenter de diviser le récit de sa vie en chapitres, chacun donnant lieu à une méditation sur son Divin Fils, et donc à une représentation picturale. Avant l'Évangile, et venant «compléter» la chronologie du cycle marial, les récits apocryphes ont inspiré des scènes telles que la Naissance de la Vierge, son Éducation, sa Présentation au Temple, son Mariage avec Joseph. Il s'agit dans ces figurations de se rapprocher de l'humanité de Dieu à travers la vie de Sa Mère, qui elle même parcourt les mêmes épisodes qu'il connaîtra. Accessoirement, Marie devient un modèle de vie pour tout(e) chrétien(ne), à tout moment de l'existence : le cycle proclamant ses vertus s'en allonge naturellement. On me permettra de préferer à ce folklore une autre scène, tirée elle d'Isaïe, l'Arbre de Jessé:

«Un rameau sortira de Jessé
et de ses racines un rejeton poussera.
Sur lui reposera l'esprit du Seigneur...» (11, 1---2.)

De la lignée ravagée de Jessé, père de David, va venir le Christ: Marie est celle par qui l'Ancien Testament s'accomplit, par qui aussi le Messie est attendu, en elle se réalise la promesse inspirée aux prophètes. Rameau de la première Alliance, elle porte le fruit de la nouvelle Alliance universelle. En elle se rejoignent le Fils descendant du Père par l'Esprit et les Patriarches montant vers Lui. A Soeb, en Allemagne, le Christ n'est plus visible: Marie est au sommet de l'arbre royal porteur des espoirs du peuple, ouverte à l'Esprit, seule devant Dieu.



Marie avec le Christ enfant : L'Incarnation

La peinture suit la vie de Marie à travers celle de son Fils, et réciproquement: elle est celle en qui se fait l'Incarnation, et le meilleur point de vue pour la contempler. La peinture suit Marie de l'Annonciation à la Présentation au Temple,via la Visitation, la Nativité et la Fuite en Egypte; mais surtout dans une scène qui résume les Évangiles de l'Enfance comme elle pourrait résumer la peinture occidentale: laVierge à l'Enfant.

LaVierge à l'oeillet de Van der Weyden (vers 1460?) nous montre cette maternité de Marie, tenant dans ses bras l'Enfant-Dieu. La fréquence de cette scène ne doit pas nous faire oublier son ambiguïté, le titre français lui-même n'évoquant plus assez le scandale de cette Vierge à l'Enfant, le plus grand étant d'ailleurs non la Vierge mais l'Enfant avec une majuscule. Hors d'un symbolisme discret, rien ne pourrait distinguer cette scène d'une scène profane et banale. Jésus est parfois étrangement sérieux, avec une tête qui n'est ni d'un enfant ni d'un adulte ; le coeur du mystère n'est pourtant pas à situer entre la vie secrète et la vie publique du christ, entre deux âges, mais entre deux mondes. Vrai Dieu, il est pourtant un petit enfant comme les autres, vrai enfant, comment reconnaître ne lui le Salut du Monde? Le regard du fidèle prend la mesure du risque de Dieu à l'aune de sa naissance dans un village ordinaire, d'une mère ordinaire. Ici Marie porte le manteau rouge traditionnellement donné à la Vierge : c'est la pourpre de la Majesté, car elle est le trône de Dieu siégeant parmi son peuple pour le bénir, c'est aussi le rouge sang de l'Alliance, scellée sur le Calvaire à venir, que préfigure cet oeillet rouge. Marie le dévisage avec un visage empreint de calme et de douceur : ou s'arrête la sérénité, ou commence la résignation au martyre pressenti? Jésus, vêtu de blanc comme l'innocent livré, avec la gravité des tout-petits, esquisse un geste. Le Verbe fait chair mêle inextricablement l'humanité et la divinité, sa main est à la fois tendue pour saisir la fleur, pour jouer, et pour bénir la terre.



On peut analyser un tableau en terme d'histoire de l'Art, ou en fonction de ce qu'il signifie : cette Annonciation de Poussin pourra donc être lue en fonction de son modèle ou repoussoir, à savoir la Sainte Thérèse du Bernin, ou bien appréciée et méditée comme une image religieuse, tout l'art du peintre étant de permettre que sa toile engendre une prière chez le spectateur en écho au Magnificat qui naît sous nos yeux.



Marie avec le Christ mort : la Passion.

De même qu'elle est celle par qui vient la joie de Dieu parmi son peuple, Marie est témoin privilégié de la souffrance du Christ, et de sa mort sur la Croix : à la maternité bienheureuse succède la mère martyre. Le Calvaire, la Déposition de Croix, la Déploration scandent les stations immobiles de la Vierge de Douleurs. Mais la scène qui résume tout le déchirement de Marie est la Pieta."O vos qui transitis per viam, atendite et videte si est dolor sicut dolor meus" : Vous qui passez par ce chemin, arrêtez-vous et regardez s'il existe une douleur comme la mienne, demande la Vierge d'Enguerrand Quarreton (peintre actif en Provence au XVème), citant et accomplissant ainsi Jérémie(Lam., 1, 12).



Cette Piéta représente la scène intermédiaire entre la descente de croix et l'ensevelissement : exceptionnellement, le Christ est représenté sur les genoux de sa mère, écho tragique aux Madones à l'Enfant. Marie est au centre du mystère comme du tableau, sa douleur dépasse en intensité celle de saint Jean et de Marie de Magdala. Au fond à gauche, Jérusalem est évoquée sous les traits de Constantinople, la capitale de la Chrétienté orientale, qui vient de tomber sous le joug des Barbares turcs; car la douleur de Marie est celle de l'Eglise, et comme elle pleure sur le corps de son fils mort, elle pleure sur le sort des chrétiens persécutés, qui sont le corps du Christ. Ainsi au coeur du mystère du salut, jusque dans la nuit du tombeau, elle est la mère universelle des croyants et le reste, dans le fond doré de l'éternité.

Marie avec le Christ ressuscité, dans la Gloire

Marie, seule des fidèles, ne connaît pas de révélation explicite de la Résurrection dans les Écritures: on peut penser que son intimité avec le Verbe lui permet de croire sans en avoir besoin. La peinture, à défaut d'apparition, explore le chemin qui mène Marie de la Terre à la gloire du ciel : Mort et Assomption, Couronnement et enfin, les scènes d'Intercession. La jeune fille de Nazareth devenue reine du Ciel est décrite en protectrice de l'Humanité, accueillant tous les pécheurs sous son manteau. La Maesta, ou Vierge en majesté, en est le résumé pictural. Cette Madone de Jean Fouquet (avec Quarreton c'est l'autre grand peintre du XVème en France, comme ça vous saurez tout) est une contamination du thème de la Vierge en gloire par celui de la Vierge à l'Enfant : la scène vue dans l'intimité de Nazareth est transposée au Ciel. C'est bien une fiction de la foi (le Christ n'est pas ressuscité enfant, je vous jure), ou plutôt une relecture de la scène réelle au regard de l'éternité bienheureuse, par le biais de la méditation picturale. Le Corps du Christ et celui de sa mère sont immaculés, marmoréens, non pas blafards : en effet ce n'est pas la pâleur de la mort ni celle de la maladie, c'est la chair transfigurée par la gloire, celle qui est victorieuse de la mort, affranchie de la maladie, dont le modelé délicat luit étrangement, comme les anges chérubins qui entoure le couple, et possède un aspect sculptural, pour inciter à la vénération. L'étrangeté du tableau vise aussi à provoquer l'étonnement du fidèle devant l'incompréhensible incorruptibilité de la chair promise par la Foi. La glorification céleste du Christ, siégeant sur les genoux de sa mère, est aussi celle de Marie, sur un trône d'or, de pierreries et de marbre. Marie est vêtue en reine, couronne et manteau d'hermine. La robe en découvrant le sein, à la mode à la Cour de Charles VII, se fait rappel de la maternité, de même que le sexe de l'Enfant témoigne de son être d'homme : il n'est pas un ange mais Dieu venant dans la chair : on vénère leur transfiguration corporelle, pas des anges évanescents et asexués. Le geste de bénédiction du Christ n'est qu'esquissé, toute confusion avec un enfant ordinaire étant exclue, il devient un geste d'étonnement devant la Splendeur du Paradis : que sa réaction soit aussi la nôtre.



Le triptyque de Notre-Dame d'Anvers par Rubens.

La Cathédrale d'Anvers possède un groupe de trois tableaux de Rubens, peints entre 1610 et 1626, deux triptyques représentant, dans le transept nord, à gauche l'Erection de la Croix, et dans le transept au sud, à droite la Déposition de Croix, encadrent l'Assomption de la vierge, au-dessus de l'autel, dans le choeur. Ce grand cycle de la Passion du Christ est donc centré sur la personne de Marie, non plus seulement comme sur un témoin privilégié du drame, mais comme son destinataire, en quelque sorte : l'argument théologique est en effet que par le Sacrifice du Christ, Dieu détruit la mort, et, première après le Christ lui-même, Marie, par son Assomption, reçoit la promesse de la résurrection. En elle s'accomplit le Salut, de même que sa gloire est encadrée par deux scènes du Calvaire. Par un raccourci saisissant, et par l'ellipse même de la Mort sur la Croix, Marie reçoit aussitôt de la Croix la vie corporelle à jamais. C'est donc à nous, par elle, que ce tableau est directement adressé : regardant la résurrection du Christ, le chrétien pourrait soupirer : 'lui, c'est Dieu, mais moi, qui suis-je?' En s'asseyant sur un banc de Notre-Dame d'Anvers, il ne peut plus se dire de telles choses : Marie, simple mortelle, reçoit devant lui la plénitude de la Vie.

Détaillons les tableaux : dans le tumulte dramatique de l'Erection de la Croix, Marie est dans l'ombre, douleur muette aux côtés de saint Jean. Dans l'Assomption, tous regardent le tombeau vide, seul Jean assiste à sa montée au Ciel. Mais la relation privilégiée entre Marie et Jean est destinée à s'étendre à tous les fidèles: le second triptyque est celui des «Porte-Christ» : au centre, la scène de la descente de croix, Marie est dans le groupe de Joseph d'Arimathie qui s'affaire et retient le Christ dépendu, sa douleur toute entière contenue dans son geste ; sur les ailes du retable, à gauche la Visitation, à droite la Présentation de Jésus au Temple, au revers, ailes rabattues, saint Christophe : tous ces personnages portent le Christ : Joseph et Nicodème le décrochent de la Croix, Siméon le présente au Père, saint Christophe est le modèle mythique du Porte-Christ (Christo-phore en grec). Enfin Marie le porte de la manière la plus intime possible, dans sa grossesse. Ce retable est tout entier construit selon cette thématique : à gauche 'la Mère de mon Sauveur' vient visiter le fidèle ordinaire, Elisabeth. Marie, pont du Salut, traverse la scène sur une arche, passage de l'Ancienne à la Nouvelle Alliance, comme du Dieu Caché à l'Emmanuel, qui visite et rachète son peuple. Et cette Alliance est à jamais scellée, comme l'indique le paon, oiseau d'éternité. A l'opposé à droite, Marie consacre son Enfant au Seigneur, elle vient de le remettre entre les mains du Prêtre Siméon ; enfin au centre, elle le récupère, mort, des mains de Joseph d'Arimathie : elle a su renoncer à ses droits de mère pour que tout soit accompli.







Considérons les trois tableaux ensemble : de leur confrontation se dégage le plan du Salut. On peut diriger son regard de gauche à droite et revenir au centre, vers l'autel : on suit alors la chronologie de l'histoire sainte. Au Calvaire de Dieu succède la glorification de l'homme dans sa Mère, élevée par les anges. Le regard est ascendant vers l'humanité triomphante. Marie, matrice de l'Incarnation, par qui Dieu est descendu du Ciel vers nous, s'élève maintenant vers Dieu, et nous la suivrons. On peut ensuite balayer l'ensemble de l'église du regard, de gauche à droite : on passe de la Passion au Salut à l'oeuvre en Marie puis aux disciples portant le Christ chacun à sa manière. La lecture est toujours chronologique et nous concerne toujours autant : voyant l'oeuvre de Dieu sous nos yeux, prenons conscience de notre mission. Tout chrétien est un porte-Christ, il le reçoit dans l'Eucharistie, il le devient dans l'aide au prochain : la somme de toutes les grâces que nous recevons doit déboucher sur la mission. Enfin, considérant la position des retables dans le choeur, on peut faire une lecture eucharistique de l'oeuvre : le mouvement des retables, s'élevant et s'abaissant ensuite, de gauche à droite, n'est pas là pour le plaisir des yeux séduits par ce brillant jeu scénique de diagonales opposées: il faut le mettre en rapport avec l'Élévation faite par le Prêtre sous le tableau de l'Assomption. Comme le rappellent les prières de consécration, l'Eucharistie est un mémorial du Sacrifice parfait du Calvaire, et le pain de l'hostie commémore le parcours de la Croix figurée près d'elle. Mais c'est Marie qui se trouve au-dessus du maître-autel : nous offrons le sacrifice pour nous-même, et nous pouvons en voir, derrière le prêtre, les fruits en Marie : la grâce se fait visible, et c'est notre rédemption qui s'opère durant la messe. La scénographie des trois retables est tout entière orientée vers cela : montrer à chaque fidèle le salut : c'est là l'oeuvre du Seigneur, une merveille sous nos yeux.
Ainsi le mouvement du regard se fait méditation en parcourant les épisodes de notre vie d'enfants de Dieu. Ainsi pouvons-nous rendre grâce à Dieu en Marie pour notre vie. La mission du tableau est de nous permettre de tourner nos yeux vers Dieu en les fixant sur la peinture. Celle-ci a moins été produite comme un objet d'art que conçue comme une prière en deux dimensions. Le meilleur moyen de la bien recevoir est de s'ouvrir à la prière qu'elle inspire. De même que Marie a livré son corps à l'Esprit, a abandonné son fils au Père, livrant notre regard à l'image de Dieu, nous pourrons laisser Son Esprit prier en nous.

L.D.

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