Une telle idée peut sembler contraire à la foi profonde d'Israël : la mission du Peuple est de faire rayonner la Gloire de son Dieu sur cette terre ; plus de royaume, plus de Règne de Dieu. Eh bien non ! La grandeur de Dieu est au-delà des problèmes historiques rencontrés par Son Peuple. Il n'a pas besoin des rites ni du Temple. Mais alors, où est-Il ?
«La joie a disparu de notre coeur, notre danse s'est changée en deuil. La couronne est tombée de notre tête. La montagne de Sion est désolée, des chacals y rôdent ! Mais toi, Yahvé, tu demeures à jamais ; tu règnes éternellement.»2
« Le ciel est mon trône, et la terre, l'escabeau de mes pieds. Quelle est donc la maison que vous bâtiriez pour moi ? Quel serait l'emplacement de mon lieu de repos ? De plus, tous ces êtres, c'est ma main qui les a faits, et ils sont à moi, tous ces êtres --- oracle du Seigneur ---, c'est vers celui-ci que je regarde : vers celui qui a l'esprit abattu, et qui tremble à ma parole.»3La découverte de l'Exil est là : Dieu se tient auprès de l'esprit abattu, du «coeur brisé ». Il ne le tire pas de sa détresse matérielle mais Il se découvre à lui comme le Dieu qui a souci de l'homme, même le plus misérable, le Dieu vivant et qui donne la vie.
« La vie de Dieu, dans son acception biblique, est irréductible à quelque chose de rationnel. Elle ne se laisse ni rationaliser, ni moraliser. Yahvé est le Vivant par excellence. Il n'a rien d'un principe abstrait. En lui joue l'émotion profonde : l'émotion créatrice et aussi celle qui le met en mouvement vers l'homme perdu : la grande pitié de Dieu. Yahvé est esprit, certes. Mais c'est un esprit ``pathétique''.Alors, il devient possible de demander à Dieu un coeur nouveau, un coeur de chair pour remplacer notre coeur de pierre (sécheresse des sentiments, mais aussi sécheresse de la raison, dureté de qui se croit pur). Ce renouvellement est aussi celui du Peuple, qui n'est plus lié à des particularismes spatio-temporels, mais qui devient universel : Jérusalem brillera comme une étoile, et tous les peuples la célébreront. L'Alliance est liée à l'ensemble de la Création. Et Dieu se sert du païen Cyrus pour ramener Israël sur sa terre, car Il est le Seigneur de l'Univers. Le retour est cependant décevant, ce n'est pas le triomphe attendu. Isaïe fait apparaître à ce moment une nouvelle figure du libérateur : ce ne sera pas un grand guerrier, car le grand guerrier ne peut accomplir jusqu'au bout le projet de Dieu, mais le Serviteur, doux et humble de coeur, et serviteur souffrant.
Ce Dieu-là n'a rien d'olympien. Il ne plane pas au-dessus de l'homme et de son histoire, dans une indifférence sereine. Il est en souci de l'homme. Il est l'au-delà au coeur même de l'existence humaine la plus humble, la plus dégradée. Il l'est comme une force de libération, comme un appel au renouveau, comme une source de rêve et de création, comme une inquiétude aussi et une blessure. C'est ainsi qu'il est présent au ``coeur brisé''.
Le ``coeur brisé'' est cette brèche intime par où quelque chose de nouveau peut encore arriver. Il est une ouverture au Dieu vivant et imprévisible : au Dieu qui vient.»4
«Les foules étaient épouvantées en le voyant, tant son aspect était défiguré. Il n'avait plus apparence humaine.»6 ;
«Objet de mépris et rebut d'humanité, homme de douleurs et connu de la souffrance, comme ceux devant qui on se voile la face, il était méprisé et déconsidéré.»7 ;
«Affreusement traité, il s'humiliait, il n'ouvrait pas la bouche, comme un agneau conduit à la boucherie.»8Et c'est ainsi qu'Il va révéler le plus grand mystère jamais révélé.
«Dieu est lumière, force, vie, splendeur. Il manifeste sa présence et sa faveur à ses amis en les entourant de lumière, de force, de vie et de splendeur. Yahvé n'est ni dans mes ténèbres, ni dans l'impuissance, ni dans la maladie. Ni dans l'échec, ni dans la mort. Tout cela est le lieu où Yahvé n'est pas. Or c'est là que se tient le Serviteur. Il s'est identifié à la négation même de Dieu. «Moi, je suis Non-Dieu pour vous»9 : cette parole de Yahvé au prophète Osée peut être mise dans la bouche du Serviteur ; elle se réalise ici dans toute sa violence. [...]Le Christ sait qu'Il est le Serviteur, Il accomplit sa tâche jusqu'au bout, et par Lui, c'est Dieu lui-même qui nous rejoint au plus profond de nos abîmes : nul ne peut plus dire que Dieu n'est pas descendu jusqu'à lui. Quand le Fils s'écrit « Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? », Il prend sur Lui toutes nos détresses.
Ici, la nuit la plus longue [...] se transfigure en une mystérieuse théophanie. Yahvé est là même où tout crie son absence. Là surtout. Sa présence et sa révélation se ramassent dans le silence de cet homme voué au mépris et affreusement maltraité. Les signes de notre malédiction changent ici radicalement de sens. L'humiliation, la souffrance et la mort cessent d'être les signes de l'absence de Dieu ; elles deviennent ceux de sa mystérieuse présence. [...]
Cependant, le Serviteur ne peut être considéré comme la simple projection de l'expérience, si profonde soit-elle, de quelque prophète ou d'Israël lui-même. Bien qu'enraciné dans une telle expérience, il la transcende. Le Serviteur est seul en face de tous. Seul par sa sainteté sans ombre. Seul par la mission qui le charge des péchés de tous. Seul par le mépris universel qui s'abat sur lui. Seul enfin par sa décision intime et libre de s'offrir pour tous. Au coeur de la Passion du Serviteur, il y a cet acte de liberté où il est seul : « Il s'est livré lui-même»10. Le Serviteur n'appartient à personne. En vain chercherait-on à l'identifier à une race ou à une classe. Tous l'ont rejeté et maudit. Tous sans exception. Il y a lui et tous les autres contre lui.
Et c'est au moment où il est rejeté par tous et absolument seul, qu'il est mystérieusement avec tous, solidaire de tous. Mais cette solidarité-là n'est plus celle du clan ou de la race. En allant jusqu'au bout de la solitude et de la nuit humaines, le Serviteur s'est arraché à tout lien particulier, à toute condition particulière, pour ne plus connaître que la pauvreté essentielle de l'homme devant le mystère de Dieu. Il est l'homme aux prises avec le mystère de Dieu, totalement ouvert. Il ne s'appartient plus. Il appartient au mystère de Dieu. Et c'est pourquoi il est ce mystère se révélant au coeur de notre détresse et de notre nuit.»11