Le Purgatoire
Paul-Victor Desarbres
Doctrine formulée
aux Conciles de Florence et de Trente, le purgatoire ou purification finale
fait parfois figure d'objet de curiosité dans l'arsenal théologique
contemporain. L'on se voit, de fait, rapidement contraint à poser des
questions en termes abrupts: l'idée d'une purification nécessaire
post-mortem appartient-elle à un âge d'obscurantisme révolu? N'est-elle
que l'expression d'une piété doloriste, marquée par la distance vis-à-vis
de celui qui annonce que le royaume de Dieu est « parmi vous »
1, qui ne « condamne pas » la femme adultère
2 et surtout qui
répond au larron lequel lui demande de se souvenir de lui quand il sera
entré dans son Royaume: « Amen, je te le dis, c'est aujourd'hui que tu
seras avec moi dans le Paradis »?

Une représentation traditionnelle du purgatoire.
Pour tenter de répondre à ces questions, il convient de redécouvrir la
profonde réalité spirituelle, et donc la vérité évangélique que recèle ce
terme. Sans doute faut-il y voir tout d'abord une réponse à la faiblesse
spirituelle dont nous pouvons faire preuve. L'on a beau se (faire) relever
des fautes que l'on commet, celles-ci ne restent pas toujours sans
conséquences sur notre vie. Si le pardon de nos fautes nous réconcilie avec
Dieu, nous ne sommes pas toujours tout à fait détachés d'elles. Autrement
dit, le pardon n'est pas une fin, il est un commencement; c'est lorsque
nous sommes pardonnés que nous pouvons chercher à réparer nos fautes, leurs
conséquences sur les autres et sur nous-mêmes; c'est lorsque nous sommes
pardonnés que tout devient possible (ce qui explique que le sacrement de
réconciliation n'est pas seulement un « simple » soulagement, mais aussi
une tâche à accomplir, dont Dieu rend capable). On le voit, il peut
toujours y avoir un hiatus entre la miséricorde parfaite de Dieu et notre
réceptivité bien imparfaite, entre la grâce par laquelle il veut nous
amener à lui et la pesanteur de nos vies.
Il ne s'agit pas de remettre en cause le pardon qui vient de Dieu, mais de
reconnaître que certaines de nos conversions ne s'opèrent pas en un clin
d'oeil. On voit bien qu'il faut parfois du temps. Pour simplifier: on
peut bien comprendre que la sainteté de Thérèse de Lisieux, son abandon au
Christ la rende déjà prête à voir Dieu; en dirait-on autant d'un criminel
de guerre? Il faut parfois apprendre à rapetisser, à entrer dans la joie
éternelle de la Béatitude, prendre le temps d'entrer dans l'éternité, sans
doute est-ce l'intuition, le paradoxe même que développe la doctrine du
purgatoire. Mettre à mort le vieillard en nous, laisser la place à l'homme
nouveau qui, lui, ne passe pas et participe de l'éternité divine: toutes
ces tâches de notre vie, la joie de l'Évangile nous invite à penser
qu'elles se prolongent au-delà de la vie, que le Christ ne s'adresse pas
aux parfaits mais aux hommes de bonne volonté, à tous les hommes de bonne
volonté.
Il y a donc une formidable espérance à se dire que l'union parfaite avec
Dieu, si personne d'entre nous ne peut la réaliser, Dieu la réalisera, à la
mesure des capacités de chacun, même si l'on « avai[t] commis tous les
crimes possibles » (sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face). Le
purgatoire n'est pas une invention de théologiens médiévaux aigris
souhaitant réglementer l'accès à la plate-forme « paradis », il est un état
d'espérance qui mène de façon certaine à la béatitude en Dieu
3. Ce
n'est pas une mesure divine de restriction des effectifs par sélection sur
dossier ou concours, c'est une façon de nommer l'extension de l'espérance
du royaume promise par le Christ, la sollicitude toujours plus grande de
Dieu pour les pécheurs. Le purgatoire est ainsi, plus qu'un état de sortie
du temps, un état d'entrée certaine dans l'éternité bienheureuse.
L'exemple du bon larron donne à réfléchir en ce sens; cet épisode qui est
rapporté dans saint Luc pose sans doute de façon plus claire la
problématique purgatoire. Jésus est en effet en croix avec
deux autres hommes, des malfaiteurs, semble-t-il. Il est à un moment où ses
paroles sont comptées, car le crucifié meurt par asphyxie. Les mots qu'il
prononce sont ceux qu'il juge d'une importance capitale.
« L'un des malfaiteurs crucifiés l'insultait: “ N'es-tu pas le Messie?
Sauve-toi toi-même et nous aussi! ” Mais
l'autre le reprit en disant: “ Tu n'as même pas la crainte de Dieu, toi
qui subis la même peine! Pour nous, c'est juste: nous recevons ce que
nos actes ont mérité; mais lui n'a rien fait de mal. ” Et il disait:
“ Jésus, souviens-toi de moi quand tu seras dans ton royaume.” Jésus lui
répondit: “ En vérité, je te le dis, c'est aujourd'hui que tu seras avec
moi dans le Paradis.”»
4

Le bon larron.
Celui que la tradition nomme le bon larron n'est certes pas le pire des
hommes, mais sans doute faut-il rappeler que le récit évangélique nous le
présente presque aussi obséquieux que son acolyte est révolté. Aussi
belles que ses paroles puissent être, aussi lucides soient-elles, elles ne
sont pas tout à fait exemptes d'égoïsme: il fait la leçon au second larron
devant Jésus, comme pour faire plonger son petit camarade, il se préoccupe
avant tout de lui-même (« souviens-toi de moi »). Mais il dit une parole
capitale à Jésus, à savoir que celui-ci va être dans son royaume, donc que
tout ne finit pas sur la croix, que la croix ne signifie pas sa
disparition, qu'il y a autre chose, bref, il fait acte de foi. La réponse
de Jésus ne tarde pas et mérite d'être regardée à la loupe. L'évangile de
saint Luc est d'une langue très étudiée, et la proximité entre un futur
(qui peut aussi rendre un futur proche) et l'adverbe «aujourd'hui»
(qui peut aussi signifier maintenant, désormais) doit faire l'objet
d'attention: Jésus, par cette formule qui semble désigner un temps proche
et présent,
fait sortir le larron de l'instant du supplice, il lui donne une promesse,
il le choisit personnellement, non pas pour ses mérites, mais parce qu'il
s'est tourné vers lui. Il le fait entrer dans le toujours-déjà de sa
résurrection qu'il anticipe (car elle doit advenir le troisième jour). Il
le prend avec lui, mais on comprend bien que ce n'est pas une fin, que
précisément, il n'en a pas fait un homme parfait, mais qu'il le prend en
charge car il s'en est remis à lui. On peut penser que face à la mort, cet
évangile présente un renversement de la fin, qu'il envisage un avenir au
moment du terme, que la rencontre avec le Christ peut s'approfondir, même
quand la mort vient surprendre; c'est ce que l'on peut nommer l'ouverture à
l'espérance de la purification — le purgatoire. Voilà l'idée qu'exprime
cet évangile, comme un contrepoint à ce que pourraient avoir de dur les
paroles du Christ sur l'attente du Maître
5. Comme si le bon larron s'était « réveillé »
au tout dernier moment, dans une étincelle de lucidité qui va racheter
toute sa vie.
Le purgatoire a de quoi en effrayer plus d'un, et pourtant, il
n'est pas — loin s'en faut — réductible à un décret figé, à un
oukase
arbitraire d'une Église d'une autre époque, mais un dogme par
excellence, c'est-à-dire, pour reprendre les mots du Cardinal
Ratzinger, « une fenêtre ouverte sur le ciel » auquel Dieu cherche
à mener l'homme, et, par là, un outil sur lequel s'appuyer pour la
compréhension du mystère de la bonté divine qui seule compte.
P.-V. D.